L'Ami.
Le jour où l’Opéra-Comique brûla, mon frère aîné, accompagné d’un autre
étudiant, son ami préféré, voulut louer deux places. Mais d’autres mélomanes
pauvres, habitués des places à trois francs, n’avaient rien laissé. Les deux
étudiants déçus dînèrent à la terrasse d’un petit restaurant du quartier: une
heure plus tard, à deux cents mètres d’eux, l’Opéra-Comique brûlait. Avant de
courir l’un au télégraphe pour rassurer ma mère, l’autre à sa famille
parisienne, ils se serrèrent la main et se regardèrent, avec cet embarras, cette
mauvaise grâce sous laquelle les très jeunes hommes déguisent leurs émotions
pures. Aucun d’eux ne parla de hasard providentiel, ni de la protection
mystérieuse étendue sur leurs deux têtes. Mais quand vinrent les grandes
vacances, pour la première fois Maurice -admettez qu’il s’appelait Maurice -
accompagna mon frère et vint passer deux mois chez nous.
J’étais alors une petite fille assez grande, treize ans environ.
Il vint donc ce Maurice que j’admirais en aveugle, sur la foi de l’amitié que
lui portait mon frère. En deux ans, j’avais appris que Maurice faisait son droit
-pour moi, c’était un peu comme si on m’eût dit qu’il « faisait le beau » debout
sur ses pattes de derrière -qu’il adorait, autant que mon frère, la musique,
qu’il ressemblait au baryton Taskin avec des moustaches et une très petite barbe
en pointe, que ses riches parents vendaient en gros des produits chimiques et ne
gagnaient pas moins de cinquante mille francs par an -on voit que je parle d’un
temps lointain.
Il vint, et ma mère s’écria tout de suite qu’il était « de cent mille pics »
supérieur à ses photographies, et même à tout ce que mon frère vantait de lui
depuis deux ans: fin, l’oeil velouté, la main belle, la moustache comme roussie
au feu, et l’aisance caressante d’un fils qui a peu quitté sa mère. Moi, je ne
dis rien, justement parce que je partageais l’enthousiasme maternel.
Il arrivait vêtu de bleu, coiffé d’un panama à ruban rayé, m’apportant des
bonbons, des singes en chenille de soie grenat, vieil-or, vert-paon, qu’une mode
agaçante accrochait partout -les rintintins de l’époque -un petit porte-monnaie
en peluche turquoise. Mais que valaient les cadeaux aux prix des larcins? Je
leur dérobai, à lui et à mon frère, tout ce qui tomba sous ma petite serre de
pie sentimentale: des journaux illustrés libertins, des cigarettes d’Orient, des
pastilles contre la toux, un crayon dont l’extrémité portait des traces de dents
-et surtout les boîtes d’allumettes vides, les nouvelles boîtes blasonnées de
photographies d’actrices que je ne fus pas longue à connaître toutes, et à
nommer sans faute: Théo, Sybil Sanderson, Van Zandt. . . Elles appartenaient à
une race inconnue, admirable, que la nature avait dotée invariablement d’yeux
très grands, de cils très noirs, de cheveux frisés en éponge sur le front, et
d’un lé de tulle sur une seule épaule, l’autre demeurant nue. . . À les entendre
nommer négligemment par Maurice, je les réunis en un harem sur lequel il
étendait une royauté indolente, et j’essayais, le soir, en me couchant, l’effet
d’une voilette de maman sur mon épaule. Je fus, huit jours durant, revêche,
jalouse, pâle, rougissante -en un mot amoureuse.
Et puis, comme j’étais en somme une fort raisonnable petite fille, cette période
d’exaltation passa et je goûtai pleinement l’amitié, l’humeur gaie de Maurice,
les causeries libres des deux amis. Une coquetterie plus intelligente régit tous
mes gestes, et je fus, avec une apparence parfaite de simplicité, telle que je
devais être pour plaire: une longue enfant aux longues tresses, la taille bien
serrée dans un ruban à boucle, blottie sous son grand chapeau de paille comme un
chat guetteur. On me revit à la cuisine et les mains dans la pâte à galettes, au
jardin le pied sur la bêche, et je courus en promenade, autour des deux amis
bras sur bras, ainsi qu’une gardienne gracieuse et fidèle. Quelles chaudes
vacances, si émues et si pures. . .
C’est en écoutant causer les deux jeunes gens que j’appris le mariage, encore
assez lointain, de Maurice. Un jour que nous étions seuls au jardin, je
m’enhardis jusqu’à lui demander le portrait de sa fiancée. Il me le tendit: un
jeune fille souriante, jolie, extrêmement coiffée, enguirlandée de mille ruches
de dentelle.
-Oh! dis-je maladroitement, la belle robe!
Il rit si franchement que je ne m’excusai pas.
-Et qu’allez-vous faire, quand vous serez marié?
Il cessa de rire et me regarda.
-Comment, ce que je vais faire? Mais je suis déjà presque avocat, tu sais!
-Je sais. Et elle, votre fiancée, que fera-t-elle pendant que vous serez avocat?
-Que tu es drôle! Elle sera ma femme, voyons.
-Elle mettra d’autres robes avec beaucoup de petites ruches?
-Elle s’occupera de notre maison, elle recevra. . . Tu te moques de moi? Tu sais
très bien comment on vit quand on est marié.
-Non, pas très bien. Mais je sais comment nous vivons depuis un mois et demi.
-Qui donc, « nous »?
-Vous, mon frère et moi. Vous êtes bien, ici? Étiez-vous heureux? Vous nous
aimez?
Il leva ses yeux noirs vers le toit d’ardoises brodé de jaune, vers la glycine
en sa seconde floraison, les arrêta un moment sur moi et répondit comme à lui-
même:
-Mais oui. . .
-Après, quand vous serez marié, vous ne pourrez plus, sans doute, revenir ici,
passer les vacances? Vous ne pourrez plus jamais vous promener à côté de mon
frère, en tenant mes deux nattes par le bout, comme des rênes?
Je tremblais de tout mon corps, mais je ne le quittais pas des yeux. Quelque
chose changea dans son visage. Il regarda tout autour de lui, puis il parut
mesurer, de la tête aux pieds, la fillette qui s’appuyait à un arbre et qui
levait la tête en lui parlant, parce qu’elle n’avait pas encore assez grandi. Je
me souviens qu’il ébaucha une sorte de sourire contraint, puis il haussa les
épaules, répondit assez sottement:
-Dame, non, ça va de soi. . .
Il s’éloigna vers la maison sans ajouter un mot et je mêlai pour la première
fois, au regret enfantin que j’avais de perdre bientôt Maurice, un petit chagrin
victorieux de femme.