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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Maternité.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Maternité. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Maternité.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Maternité. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:16

Maternité.

Sitôt mariée, ma soeur aux longs cheveux céda aux suggestions de son mari, de sa
belle-famille, et cessa de nous voir, tandis que s’ébranlait l’appareil
redoutable des notaires et des avoués. J’avais onze, douze ans, et ne comprenais
rien à des mots comme « tutelle imprévoyante, prodigalité inexcusable », qui
visaient mon père. Une rupture suivit entre le jeune ménage et mes parents. Pour
mes frères et moi, elle ne fit pas grand changement. Que ma demi-soeur -cette
fille gracieuse et bien faite, kalmoucke de visage, accablée de cheveux, chargée
de ses tresses comme d’autant de chaînes -s’enfermât dans sa chambre tout le
jour ou s’exilât avec un mari dans une maison voisine, nous n’y voyions ni
différence ni inconvénient. D’ailleurs, mes frères, éloignés, ressentirent
seulement les secousses affaiblies d’un drame qui tenait attentif tout notre
village. Une tragédie familiale, dans une grande ville, évolue discrètement, et
ses héros peuvent sans bruit se meurtrir. Mais le village qui vit toute l’année
dans l’inanition et la paix, qui trompe sa faim avec de maigres ragots de
braconnage et de galanterie, le village n’a pas de pitié et personne n’y
détourne la tête, par délicatesse charitable, sur le passage d’une femme que des
plaies d’argent ont, en moins d’un jour, appauvrie d’une enfant.

On ne parla que de nous. On fit queue le matin à la boucherie de Léonore pour y
rencontrer ma mère et la contraindre à livrer un peu d’elle-même. Des créatures
qui, la veille, n’étaient pourtant pas sanguinaires, se partageaient quelques-
uns de ses précieux pleurs, quelques plaintes arrachées à son indignation
maternelle. Elle revenait épuisée, avec le souffle précipité d’une bête
poursuivie. Elle reprenait courage dans sa maison, entre mon père et moi,
taillait le pain pour les poules, arrosait le rôti embroché, clouait, de toute
la force de ses petites mains emmanchées de beaux bras, une caisse pour la
chatte près de mettre bas, lavait mes cheveux au jaune d’oeuf et au rhum. Elle
mettait, à dompter son chagrin, une sorte d’art cruel, et parfois je l’entendis
chanter. Mais, le soir, elle montait fermer elle-même les persiennes du premier
étage, pour regarder -séparés de notre jardin d’En-Face par un mur mitoyen -le
jardin, la maison qu’habitait ma soeur. Elle voyait des planches de fraisiers,
des pommiers en cordons et des touffes de phlox, trois marches qui menaient à un
perron-terrasse meublé d’orangers en caisses et de sièges d’osier. Un soir -
j’étais derrière elle -nous reconnûmes sur l’un des sièges un châle violet et
or, qui datait de la dernière convalescence de ma soeur aux longs cheveux. Je
m’écriai: « Ah! tu vois, le châle de Juliette? » et ne reçus pas de réponse. Un
bruit saccadé et bizarre, comme un rire qu’on étouffe, décrut avec les pas de ma
mère dans le corridor, quand elle eut fermé toutes les persiennes.

Des mois passèrent, et rien ne changea. La fille ingrate demeurait sous son
toit, passait raide devant notre seuil, mais il lui arriva, apercevant ma mère à
l’improviste, de fuir comme une fillette qui craint la gifle. Je la rencontrais
sans émoi, étonnée devant cette étrangère qui portait des chapeaux inconnus et
des robes nouvelles.

Le bruit courut, un jour, qu’elle allait mettre un enfant au monde. Mais je ne
pensais plus guère à elle, et je ne fis pas attention que, dans ce moment-là,
justement, ma mère souffrit de demi-syncopes nerveuses, de vertiges d’estomac,
de palpitations. Je me souviens seulement que l’aspect de ma soeur déformée,
alourdie, me remplit de confusion et de scandale. . .

Des semaines encore passèrent. . . Ma mère, toujours vive, active, employa son
activité d’une manière un peu incohérente. Elle sucra un jour la tarte aux
fraises avec du sel, et au lieu de s’en désoler, elle accueillit les reproches
de mon père avec un visage fermé et ironique qui me bouleversa.

Un soir d’été, comme nous finissions de dîner tous les trois, une voisine entra
tête nue, nous souhaita le bonsoir d’un air apprêté, glissa dans l’oreille de ma
mère deux mots mystérieux, et repartit aussitôt. Ma mère soupira: « Ah! mon
Dieu. . . » et resta debout, les mains appuyées sur la table.

-Qu’est-ce qu’il y a? demanda mon père.

Elle cessa avec effort de contempler fixement la flamme de la lampe et répondit:

-C’est commencé. . . là-bas. . .

Je compris vaguement et je gagnai, plus tôt que d’habitude, ma chambre, l’une
des trois chambres qui donnaient sur le jardin d’En-Face. Ayant éteint ma lampe,
j’ouvris ma fenêtre pour guetter, au bout d’un jardin violacé de lune, la maison
mystérieuse qui tenait clos tous ses volets. J’écoutai, comprimant mon coeur
battant contre l’appui de la fenêtre. La nuit villageoise imposait son silence
et je n’entendis que l’aboiement d’un chien, les griffes d’un chat qui
lacéraient l’écorce d’un arbre. Puis une ombre en peignoir blanc -ma mère -
traversa la rue, entra dans le jardin d’En-Face. Je la vis lever la tête,
mesurer du regard le mur mitoyen comme si elle espérait le franchir. Puis elle
alla et vint dans la courte allée du milieu, cassa machinalement un petit rameau
de laurier odorant qu’elle froissa. Sous la lumière froide de la pleine lune,
aucun de ses gestes ne m’échappait. Immobile, la face vers le ciel, elle
écoutait, elle attendait. Un cri long, aérien, affaibli par la distance et les
clôtures, lui parvint en même temps qu’à moi, et elle jeta avec violence ses
mains croisées sur sa poitrine. Un second cri, soutenu sur la même note comme le
début d’une mélodie, flotta dans l’air, et un troisième. . . Alors je vis ma
mère serrer à pleines mains ses propres flancs, et tourner sur elle-même, et
battre la terre de ses pieds, et elle commença d’aider, de doubler, par un
gémissement bas, par l’oscillation de son corps tourmenté et l’étreinte de ses
bras inutiles, par toute sa douleur et sa force maternelles, la douleur et la
force de la fille ingrate qui, si loin d’elle, enfantait.




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