PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Épitaphes.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Épitaphes. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Épitaphes.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Épitaphes. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:13

Épitaphes.

-Qu’est-ce qu’il était, quand il était vivant, Astoniphronque Bonscop?

Mon frère renversa la tête, noua ses mains autour de son genou, et cligna des
yeux pour détailler, dans un lointain inaccessible à la grossière vue humaine,
les traits oubliés d’Astoniphronque Bonscop.

-Il était tambour de ville. Mais, dans sa maison, il rempaillait les chaises.
C’était un gros type. . . peuh. . . pas bien intéressant. Il buvait et il
battait sa femme.

-Alors, pourquoi lui as-tu mis « bon père, bon époux » sur ton épitaphe?

-Parce que ça se met quand les gens sont mariés.

-Qui est-ce qui est encore mort depuis hier?

-Mme Egrémimy Pulitien.

-Qui c’était, Mme Egrélimu?. . .

-Egrémimy, avec un y à la fin. Une dame, comme ça, toujours en noir. Elle
portait des gants de fil. . .

Et mon frère se tut, en sifflant entres ses dents agacées par l’idée des gants
de fil frottant sur le bout des ongles.

Il avait treize ans, et moi sept. Il ressemblait, les cheveux noirs taillés à la
malcontent et les yeux d’un bleu pâle, à un jeune modèle italien. Il était d’une
douceur extrême, et totalement irréductible.

-À propos, reprit-il, tiens-toi prête demain, à dix heures. Il y a un service.

-Quel service?

-Un service pour le repos de l’âme de Lugustu Trutrumèque.

-Le père ou le fils?

-Le père.

-À dix heures, je ne peux pas, je suis à l’école.

-Tant pis pour toi, tu ne verras pas le service. Laisse-moi seul, il faut que je
pense à l’épitaphe de Mme Egrémimy Pulitien.

Malgré cet avertissement qui sonnait comme un ordre, je suivis mon frère au
grenier. Sur un tréteau, il coupait et collait des feuilles de carton blanc en
forme de dalles plates, de stèles arrondies par le haut, de mausolées
rectangulaires sommés d’une croix. Puis, en capitales ornées, il y peignait à
l’encre de Chine des épitaphes, brèves ou longues, qui perpétuaient, en pur
style « marbrier », les regrets des vivants et les vertus d’un gisant supposé.

»Ici repose Astoniphronque Bonscop, décédé le 22 juin 1874, à l’âge de
cinquante-sept ans. Bon père, bon époux, le ciel l’attendait, la terre le
regrette. Passant, priez pour lui! »

Ces quelques lignes barraient de noir une jolie petite pierre tombale en forme
de porte romane, avec saillies simulées à l’aquarelle. Un étai, pareil à celui
qui assure l’équilibre des cadres-chevalet, l’inclinait gracieusement en
arrière.

-C’est un peu sec, dit mon frère. Mais, un tambour de ville. . . Je me
rattraperai sur Mme Egrémimy.

Il consentit à me lire une esquisse:

-« Ô! toi le modèle des épouses chrétiennes! Tu meurs à dix-huit ans, quatre
fois mère! Ils ne t’ont pas retenue, les gémissements de tes enfants en pleurs!
Ton commerce périclite, ton mari cherche en vain l’oubli. . . » J’en suis là.

-Ça commence bien. Elle avait quatre enfants, à dix-huit ans?

-Puisque je te le dis.

-Et son commerce périclique? Qu’est-ce que c’est, un commerce périclique?

Mon frère haussa les épaules.

-Tu ne peux pas comprendre, tu n’as que sept ans. Mets la colle forte au bain-
marie. Et prépare-moi deux petites couronnes de perles bleues, pour la tombe des
jumeaux Aziourne, qui sont nés et morts le même jour.

-Oh!. . . Ils étaient gentils?

-Très gentils, dit mon frère. Deux garçons, blonds, tout pareils. Je leur fais
un truc nouveau, deux colonnes tronquées en rouleaux de carton, j’imite le
marbre dessus, et j’y enfile les couronnes de perles. Ah! ma vieille. . .

Il siffla d’admiration et travailla sans parler. Autour de lui, le grenier se
fleurissait de petites tombes blanches, un cimetière pour grandes poupées. Sa
manie ne comportait aucune parodie irrévérencieuse, aucun faste macabre. Il
n’avait jamais noué sous son menton les cordons d’un tablier de cuisine, pour
simuler la chasuble, en chantant Dies irae. Mais il aimait les champs de repos
comme d’autres chérissent les jardins à la française, les pièces d’eau ou les
potagers. Il partait de son pas léger, et visitait, à quinze kilomètres à la
ronde, tous les cimetières villageois, qu’il me racontait en explorateur.

-À Escamps, ma vieille, c’est chic, il y a un notaire, enterré dans une chapelle
grande comme la cabane du jardinier, avec une porte vitrée, par où on voit un
autel, des fleurs, un coussin par terre et une chaise en tapisserie.

-Une chaise! Pour qui?

-Pour le mort, je pense, quand il revient la nuit.

Il avait conservé, de la très petite enfance, cette aberration douce, cette
paisible sauvagerie qui garde l’enfant tout jeune contre la peur de la mort et
du sang. À treize ans, il ne faisait pas beaucoup de différence entre un vivant
et un mort. Pendant que mes jeux suscitaient devant moi, transparents et
visibles, des personnages imaginés que je saluais, à qui je demandais des
nouvelles de leurs proches, mon frère, inventant des morts, les traitait en
toute cordialité et les parait de son mieux, l’un coiffé d’une croix à branches
de rayons, l’autre couché sous une ogive gothique, et celui-là couvert de la
seule épitaphe qui louait sa vie terrestre.

Un jour vint où le plancher râpeux du grenier ne suffit plus. Mon frère voulut,
pour honorer ses blanches tombes, la terre molle et odorante, le gazon
véridique, le lierre, le cyprès. . . Dans le fond du jardin, derrière le bosquet
de thuyas, il emménagea ses défunts aux noms sonores, dont la foule débordait la
pelouse, semée de têtes de soucis et de petites couronnes de perles. Le diligent
fossoyeur clignait son oeil d’artiste.

-Comme ça fait bien!

Au bout d’une semaine, ma mère passa par là, s’arrêta, saisie, regarda de tous
ses yeux -un binocle, un face-à-main, des lunettes pour le lointain -et cria
d’horreur, en violant du pied toutes les sépultures. . .

-Cet enfant finira dans un cabanon! C’est du délire, c’est du sadisme, c’est du
vampirisme, c’est du sacrilège, c’est. . . je ne sais même pas ce que c’est!. .
.

Elle contemplait le coupable, par-dessus l’abîme qui sépare une grande personne
d’un enfant. Elle cueillit, d’un râteau irrité, dalles, couronnes et colonnes
tronquées. Mon frère souffrit sans protester qu’on traînât son oeuvre aux
gémonies, et, devant la pelouse nue, devant la haie de thuyas qui versait son
ombre à la terre fraîchement remuée, il me prit à témoin, avec une mélancolie de
poète:

-Crois-tu que c’est triste, un jardin sans tombeaux?






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