PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) La « Merveille ».

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Inaya
Plume d'Eau
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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)  La « Merveille ». Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) La « Merveille ».   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)  La « Merveille ». Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:25

La « Merveille ».

-C’est une merveille! U-ne mer-veille!

-Je le sais bien. Elle s’arrange pour ça. Elle le fait exprès!

Cette réplique me vaut de la dame-que-je-connais-un-peu un regard indigné. Elle
caresse encore une fois, avant de s’éloigner, la tête ronde de Pati-Pati, et
soupire: « Amour, va! » sur l’air de « pauvre martyr incompris. . . ». Ma
brabançonne lui dédie, en adieu, un coup d’oeil sentimental et oblique -beaucoup
de blanc, très peu de marron -et s’occupe immédiatement, pour faire rire un
inconnu qui l’admire, d’imiter l’aboiement du chien. Pour imiter l’aboiement du
chien, Pati-Pati gonfle ses joues de poisson-lune, pousse ses yeux hors des
orbites, élargit son poitrail en bouclier, et profère à demi-voix quelque chose
comme:

-Gou-gou-gou. . .

Puis elle rengorge son cou de lutteur, sourit, attend les applaudissements, et
ajoute, modeste:

-Oa.

Si l’auditoire pâme, Pati-Pati, dédaignant le bis, le comble en modulant une
série de sons où chacun peut reconnaître le coryza du phoque, la grenouille
roucoulant sous l’averse d’été, parfois le claxon, mais jamais l’aboiement du
chien.

À présent, elle échange, avec un dîneur inconnu, une mimique de Célimène:

-Viens, dit l’inconnu, sans paroles.

-Pour qui me prenez-vous? réplique Pati-Pati. Causons, si vous voulez. Je n’irai
pas plus loin.

-J’ai du sucre dans ma soucoupe.

-Croyez-vous que je ne l’aie pas vu? Le sucre est une chose, la fidélité en est
une autre. Contentez-vous que je fasse miroiter, pour vous, cet oeil droit, tout
doré, prêt à tomber, et cet oeil gauche, pareil à une bille d’aventurine. . .
Voyez mon oeil droit. . . Et mon oeil gauche. . . Et encore mon oeil droit. . .

J’interromps sévèrement le dialogue muet:

-Pati-Pati, c’est fini, ce dévergondage?

Elle s’élance, corps et âme, vers moi:

-Certes, c’est fini! Dès que tu le désires, c’est fini! Cet inconnu a de bonnes
façons. . . Mais tu as parlé: c’est fini! Que veux-tu?

-Nous partons. Descends, Pati-Pati.

Adroite et véhémente, elle saute sur le tapis. Debout, elle est pareille -large
du rein, bien pourvue en fesse, le poitrail en portique -à un minuscule cob bai.
Le masque noir rit, le tronçon de queue propage jusqu’à la nuque son
frétillement, et les oreilles conjurent, tendues en cornes vers le ciel, une
éventuelle jettatura. Telle s’offre, à l’enthousiasme populaire, ma brabançonne
à poil ras, que les éleveurs estiment « un sujet bien typé », les dames
sensibles « merveille », qui s’appelle officiellement Pati-Pati, plus connue
dans mon entourage sous le nom de « démon familier ».

Elle a deux ans, la gaieté d’un négrillon, l’endurance d’un champion pédestre.
Au bois, Pati-Pati devance la bicyclette; elle se range, à la campagne, dans
l’ombre de la charrette, tout le long d’un bon nombre de kilomètres.

Au retour, elle traque encore le lézard sur la dalle chaude. . .

-Mais tu n’es donc jamais fatiguée, Pati-Pati?

Elle rit comme une tabatière:

-Jamais! Mais quand je dors, c’est pour une nuit entière, couchée sur le même
flanc. Je n’ai jamais été malade, je n’ai jamais sali un tapis, je n’ai jamais
vomi, je suis légère, libre de tout péché, nette comme un lys. . .

C’est vrai. Elle meurt de faim ponctuellement à l’heure des repas. Elle délire
d’enthousiasme à l’heure de la promenade. Elle ne se trompe pas de chaise à
table, chérit le poisson, prise la viande, se contente d’une croûte de pain,
gobe en connaisseuse la fraise et la mandarine. Si je la laisse à la maison, le
mot « non » lui suffit; elle s’assoit sur le palier d’un air sage et cache un
pleur. En métro, elle fond sous ma cape, en chemin de fer elle fait son lit
elle-même, brassant une couverture et la moulant en gros plis. Dès la tombée du
jour, elle surveille la grille du jardin et aboie contre tout suspect.

-Tais-toi, Pati-Pati.

-Je me tais, répond diligemment Pati-Pati. Mais je fais le fauve, à la lisière
des six mètres de jardin. Je passe ma tête entre les barreaux, je terrorise le
mauvais passant, et le chat qui attend la nuit pour herser les bégonias, le
chien qui lève la patte contre le géranium-lierre. . .

-Assez de vigilance, rentrons, Pati-Pati.

-Rentrons! s’écrie-t-elle de tout son corps. Non sans que j’aie, ici, médité une
minute, dans l’attitude de la grenouille du jeu de tonneau, et là, un peu plus
longtemps, contractée, le dos bombé en colimaçon. . . Voilà qui est fait.
Rentrons! Tu as bien fermé la porte? Attention! Tu oublies une des chattes qui
se cache sous le rideau et prétend passer la nuit dans la salle à manger. . . Je
te l’houspille et je te la déloge et je te l’envoie dans son panier. Hop! ça y
est. À notre tour. Qu’est-ce que j’entends du côté de la cave? Non, rien. Ma
corbeille. . . mon pan de molleton sur la tête. . . et, plus urgente, ta
caresse. . . Merci. Je t’aime. À demain.

Demain, si elle s’éveille avant huit heures, elle attendra en silence, les
pattes au bord du panier, les yeux fixés sur le lit. La promenade d’onze heures
la trouvera prête, et toujours impeccable. Si c’est jour de bicyclette, Pati-
Pati arque son dos pour que je la saisisse par la peau et que je l’installe en
avant du guidon, toute ronde dans un panier à fraises. Dans les allées désertes
du Bois, elle saute à terre: « À droite, Pati-Pati, à droite! » En deux jours,
elle a distingué sa droite -pardon, ma droite -de sa gauche. Elle comprend cents
mots de notre langue, sait l’heure sans montre, nous connaît pas nos noms,
attend l’ascenseur au lieu de monter l’escalier, offre d’elle-même, après le
bain, son ventre et son dos au séchoir électrique.

Si j’étale, au moment du travail, les cahiers de papier teinté sur le bureau,
elle se couche, soigne ses ongles sans bruit et rêve, déférente, immobile. Le
jour qu’un éclat de verre la blessa, elle tendit d’elle-même sa patte, détourna
la tête pendant le pansement, de sorte que je ne savais plus si je soignais une
bête, ou bien un enfant courageux. . . Quand la prendrai-je en faute? Quel
accident mit, sous un crâne rond de chien minuscule, tant de complicité humaine?
On la nomme « merveille ». Je cherche ce que je pourrais bien lui reprocher. . .

Ainsi crut, en vertu comme en beauté, Pati-Pati, fleur du Brabant. Dans le XVIe
arrondissement, son renom se répandit tellement que je consentis, pour elle, à
un mariage. Son fiancé, quand il l’approcha, ressemblait à un hanneton furieux,
dont il avait la couleur, le dos robuste, et ses petites pattes de conquérant
piaffaient et griffaient le dallage. Pati-Pati l’aperçut à peine, et la brève
entrevue où elle se montra si distraite n’eut point de lendemain.

Cependant, tout le long de soixante-cinq jours, Pati-Pati enfla, prit la forme
d’un lézard des sables, ventru latéralement, puis celle d’un melon un peu
écrasé, puis. . .

Deux Pati-Pati d’un âge tendre et d’un modèle extrêmement réduit vaguent
maintenant dans une corbeille. Préservés de toute mutilation traditionnelle, ils
portent la queue en trompe de chasse et les oreilles en feuilles de salade.

Ils tètent un lait abondant, mais qu’il leur faut acheter par des acrobaties au-
dessus de leur âge. Pati-Pati n’a rien de ces lices vautrées, tout en ventre et
en tétines, qui s’absorbent, béates, en leur tâche auguste. Elle allaite assise,
contraignant ses chiots à l’attitude du mécanicien aplati sous le tacot en
panne. Elle allaite couchée en sphinx et le nez sur les pattes -« Tant pis!
qu’ils s’arrangent! » -et s’en va, si le téléphone sonne, du côté de l’appareil,
remorquant deux nourrissons ventousés à ses mamelles. Ils testent, oubliés,
vivaces, ils testent au petit bonheur, et prospèrent malgré leur mère et son
humain souci -trop humain -de toutes choses humaines.

-Qui a téléphoné? J’entends la voiture. . . Où est mon collier? Ton sac et tes
gants sont sur la table, nous allons sortir, n’est-ce pas? On a sonné! Tu
m’emmènes au Matin? Je sens qu’il est l’heure. . . Qu’est-ce qui traîne sous
moi? encore ce petit chien! je le rencontre partout. . . Et cet autre, donc. . .
On ne voit que lui dans la maison. Ils sont gentils? Peuh!. . . oui, gentils.
Partons, partons, dépêche-toi. . . Je ne te perds pas de l’oeil, si tu allais
sortir sans moi. . .

Pati-Pati, mes amis vous nommeront toujours, sans que je proteste, « merveille
des merveilles » et « perfection ». Mais je sais maintenant ce qui vous manque:
vous n’aimez pas les animaux.




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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) La « Merveille ».
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