PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Bellaude.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Bellaude. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Bellaude.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Bellaude. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:27

Bellaude.

-Madame, Bellaude s’est sauvée.

-Depuis quand?

-De ce matin, dès que j’ai ouvert? Il y avait un blanc et noir qui l’attendait à
la porte.

-Ah! mon Dieu! Espérons qu’elle va rentrer ce soir. . .

La voilà donc partie. Sauf que ce mois est marqué pour les amours canines, rien
ne faisait prévoir sa fuite; elle nous suivait sans faute et sans distraction,
belle dans sa robe noire et feu de bas-rouge, son amble nonchalant agitant à ses
pattes de derrière, comme des pendeloques, ses doubles ergots. Elle flairait
l’herbe, broutait, évitait avec mépris la frénésie circulaire des brabançonnes.
Et puis, un jour, elle tomba en arrêt, pointa joyeusement les oreilles, visa un
point lointain, sourit, et tout son corps s’écria, en clair langage de chienne:

-Ah! le voilà!

Le temps de lui demander: « Quoi donc? » elle était à deux cents mètres, car
elle l’avait vu, lui, Lui -quelque très petit roquet jaune. . .

Elle recherche -elle, longue et légère comme une biche, elle, haute et
d’encolure orgueilleuse -les nains, les bâtards de fox et de basset, les faux
terriers, les loulous trépidants et minuscules. Elle aime entre tous un caniche
blanc, enfoui depuis des hivers sous une neige terreuse que ne fond nul été. Il
entoure ma bas-rouge d’une assiduité résignée de vieux lettré. Il la contemple
d’en bas, comme par-dessus des lunettes, à travers sa chevelure blanche mal
soignée. Il l’escorte, sans plus, et va derrière elle d’un petit trot
traquenardeur qui secoue tous ses écheveaux de poils blanc sale.

La voilà partie. Où? Pour combien de temps? Je ne crains pas qu’on l’écrase ni
qu’on la vole; elle a, quand une main étrangère se tend vers elle, une manière
serpentine de détourner le col, de montrer la dent qui déconcerte les plus
résolus. Mais il y a le lasso, la fourrière. . .

Un jour passe.

-Madame, Bellaude n’est pas rentrée.

Il a plu cette nuit, une pluie douce déjà printanière. Où erre la dévergondée?
Elle jeûne; mais elle peut boire: les ruisseaux coulent, le bois miroite de
flaques.

Un petit chien mouillé monte la garde devant ma porte, à la grille du jardinet.
Lui aussi, il attend Bellaude. . . Au Bois, je demande à mon ami le garde s’il
n’a pas vu la grande chienne noire qui a du feu aux pattes, aux sourcils et aux
joues. . . Il secoue la tête:

-Je n’ai rien vu de pareil. Qu’est-ce que j’ai donc vu, aujourd’hui? Pas
grand’chose. Moins que rien. Une dame qui n’était pas d’accord avec son mari, et
un monsieur en souliers vernis qui m’a demandé si je ne connaîtrais pas deux
pièces à louer dans une des maisons de gardes, vu qu’il était sans domicile. . .
Vous voyez, rien d’extraordinaire.

Un jour passe encore.

-Bellaude n’est toujours pas rentrée, madame. . .

Je pars pour la promenade d’onze heures et demie, résolue à battre les futaies
d’Auteuil. Un printemps caché y frémit jusque dans le vent, aigre s’il accélère,
mol et doux quand il s’attarde. Point de chienne noire et feu, mais voici les
cornes des futures jacinthes et la feuille déjà large de l’arum pied-de-veau.
Voici l’abeille égarée, affamée, qui titube sur la mousse humide et qu’on peut
réchauffer dans la main sans risque de piqûre. Sur les sureaux fuse, à chaque
aisselle de branche, une houppe neuve de verdure tendre. Et six années m’ont
appris à reconnaître, dans le trille rauque, dans la courte gamme chromatique
descendante que jette, dès février, un gosier d’oiseau, la voix du grand
chanteur, un rossignol d’Auteuil fidèle à son bosquet, un rossignol dont la
voix, au printemps, illumine les nuits. Au-dessus de ma tête, il étudie ce matin
le chant qu’il oublie tous les ans. Il recommence et recommence sa gamme
chromatique imparfaite, l’interrompt par une sorte de rire enroué, mais déjà
dans quelques notes tinte le cristal d’une nuit de mai, et, si je ferme les
yeux, j’appelle malgré moi, sous ce chant, le parfum qui descend lourdement des
acacias en fleur. . .

Mais où est ma chienne? Je longe une palissade en lattes de châtaignier, je
franchis des fils de fer tendus à ras de terre, puis je bute contre une clôture
de châtaignier, au bout de laquelle m’attend un fil de fer tendu à ras de terre.
Quelle sollicitude perverse multiplie, pour décourager l’amateur de paysage et
rompre les os du promeneur, palissades et fils, les uns et les autres nuisibles?
Je rebrousse chemin, lasse de longer, après des fortifications, une palissade de
châtaignier qui défend, je le jure, une seconde palissade, servant elle-même de
rempart, un peu plus loin, à un grillage de bois peint en vert. . . Et l’on ose
accuser la Ville de négliger le Bois!

Quelque chose remue derrière une de ces vaines clôtures. . . Quelque chose de
noir. . . de feu. . . de blanc. . . de jaune. . . Ma chienne! c’est ma chienne!

Édilité bénie! Tutélaires barricades! Enclos providentiels! C’est non seulement
ma chienne, à l’abri des voitures, c’est, en outre -un, deux, trois, quatre,
cinq -cinq chiens autour d’elle, boueux, quelques-uns saignants de batailles,
tous haletants, fourbus, le plus grand n’atteint pas trente centimètres au
garrot. . .

-Bellaude!

Elle ne m’avait pas entendue venir, elle jouait Célimène. Vertueuse malgré elle,
inaccessible par hasard, elle perd contenance à mon cri et d’un coup se
prosterne, rappelée à la servilité. . .

-Oh! Bellaude!. . .

Elle rampe, elle m’implore. Mais je ne veux pas pardonner encore et je lui
désigne seulement, d’un geste théâtral, par-dessus les fortifications abolies,
le chemin du devoir, le gîte. . . Elle n’hésite pas, elle saute la palissade et
distance aisément, en quelques foulées, la meute des pygmées qui suit, langues
flottantes. . .

Qu’ai-je fait là? Si Bellaude allait rencontrer, sur la route, un séducteur de
belle stature. . .

-Madame, Bellaude est rentrée.

-Avec cinq petits chiens?

-Non, madame, avec un grand.

-Ah! mon Dieu! Où est-il?

-Là, madame, sur le talus.

Oui, il est là, et je me souviens, avec un soupir de soulagement, que la chanson
dit: « Il faut des époux assortis. . . » Celui qui attend Bellaude est un dogue
d’Ulm, au regard obtus, passif sous son collier et sa muselière de cuir vert, et
aussi lourd, aussi large, aussi haut -le hasard soit loué! -qu’un veau.





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