PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)L'Enlèvement.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)L'Enlèvement. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)L'Enlèvement.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)L'Enlèvement. Icon_minitimeSam 23 Juin 2012 - 15:08

L'Enlèvement.

-Je ne peux plus vivre comme ça, me dit ma mère. J’ai encore rêvé qu’on
t’enlevait cette nuit. Trois fois je suis montée jusqu’à ta porte. Et je n’ai
pas dormi.

Je la regardai avec commisération, car elle avait l’air fatigué et inquiet. Et
je me tus, car je ne connaissais pas de remède à son souci.

-C’est tout ce que ça te fait, petite monstresse?

-Dame, maman. . . Qu’est-ce que tu veux que je dise? Tu as l’air de m’en vouloir
que ce ne soit qu’un rêve.

Elle leva les bras au ciel, courut vers la porte, accrocha en passant le cordon
de son pince-nez à une clef de tiroir, puis le jaseron de son face-à-main au
loquet de la porte, entraîna dans les mailles de son fichu le dossier pointu et
gothique d’une chaise second Empire, retint la moitié d’une imprécation et
disparut après un regard indigné, en murmurant:

-Neuf ans!. . . Et me répondre de cette façon quand je parle de choses graves!

Le mariage de ma demi-soeur venait de me livrer sa chambre, la chambre du
premier étage, étoilée de bleuets sur un fond blanc gris.

Quittant ma tanière enfantine -une ancienne logette de portier à grosses
poutres, carrelée, suspendue au-dessus de l’entrée cochère et commandée par la
chambre à coucher de ma mère -je dormais, depuis un mois, dans ce lit que je
n’avais osé convoiter, ce lit dont les rosaces de fonte argentée retenaient dans
leur chute des rideaux de guipure blanche, doublés d’un bleu impitoyable. Ce
placard-cabinet de toilette m’appartenait, et j’accoudais à l’une ou l’autre
fenêtre une mélancolie, un dédain tous deux feints, à l’heure où les petites
Blancvillain et les Trinitet passaient, mordant leur tartine de quatre heures,
épaissie de haricots rouges figés dans une sauce au vin. Je disais, à tout
propos:

-Je monte à ma chambre. . . Céline a laissé les persiennes de ma chambre
ouvertes. . .

Bonheur menacé: ma mère, inquiète, rôdait. Depuis le mariage de ma soeur, elle
n’avait plus son compte d’enfants. Et puis, je ne sais quelle histoire de jeune
fille enlevée, séquestrée, illustrait la première page des journaux. Un
chemineau, éconduit à la nuit tombante par notre cuisinière, refusait de
s’éloigner, glissait son gourdin entre les battants de la porte d’entrée,
jusqu’à l’arrivée de mon père. . . Enfin des romanichels, rencontrés sur la
route, m’avaient offert, avec d’étincelants sourires et des regards de haine, de
m’acheter mes cheveux, et M. Demange, ce vieux monsieur qui ne parlait à
personne, s’étais permis de m’offrir des bonbons dans sa tabatière.

-Tout ça n’est pas bien grave, assurait mon père.

-Oh! toi. . . Pourvu qu’on ne trouble pas ta cigarette d’après-déjeuner et ta
partie de dominos. . . Tu ne songes même pas qu’à présent la petite couche en
haut, et qu’un étage, la salle à manger, le corridor, le salon, la séparent de
ma chambre. J’en ai assez de trembler tout le temps pour mes filles. Déjà
l’aînée qui est partie avec ce monsieur. . .

-Comment, partie?

-Oui, enfin, mariée. Mariée ou pas mariée, elle est tout de même partie avec un
monsieur qu’elle connaît à peine.

Elle regardait mon père avec une suspicion tendre.

-Car, enfin, toi, qu’est-ce que tu es pour moi? Tu n’es même pas mon parent. . .

Je me délectais, aux repas, de récits à mots couverts, de ce langage, employé
par les parents, où le vocable hermétique remplace le terme vulgaire, où la moue
significative et le « hum » théâtral appellent et soutiennent l’attention des
enfants.

-À Gand, dans ma jeunesse, racontait ma mère, une de nos amies, qui n’avait que
seize ans, a été enlevée. . . Mais parfaitement! Et dans une voiture à deux
chevaux encore. Le lendemain. . . hum!. . . Naturellement, il ne pouvait plus
être question de la rendre à sa famille. Il y a des. . . comment dirai-je? des
effractions que. . . Enfin ils se sont mariés. Il fallait bien en venir là.

« Il fallait bien en venir là! »

Imprudente parole. . . Une petite gravure ancienne, dans l’ombre du corridor,
m’intéressa soudain. Elle représentait une chaise de poste, attelée de deux
chevaux étranges à cous de chimères. Devant la portière béante, un jeune homme
habillé de taffetas portait d’un seul bras, avec la plus grande facilité, une
jeune fille renversée dont la petite bouche ouverte en O, les jupes en corolle
chiffonnée autour de deux jambes aimables, s’efforçaient d’exprimer l’épouvante.
« L’Enlèvement! » Ma songerie, innocente, caressa le mot et l’image. . .

Une nuit de vent, pendant que battaient les portillons mal attachés de la basse-
cour, que ronflait au-dessus de moi le grenier, balayé d’ouest en est par les
rafales qui, courant sous les bords des ardoises mal jointes, jouaient des airs
cristallins d’harmonica, je dormais, bien rompue par un jeudi passé aux champs à
gauler les châtaignes et fêter le cidre nouveau. Rêvai-je que ma porte grinçait?
Tant de gonds, tant de girouettes gémissaient alentour. . . Deux bras,
singulièrement experts à soulever un corps endormi, ceignirent ici mes reins,
ici ma nuque, pressant en même temps autour de moi la couverture et le drap. Ma
joue perçut l’air plus froid de l’escalier; un pas assourdi, lourd, descendit
lentement, et chaque pas me berçait d’une secousse molle. M’éveillai-je tout à
fait? J’en doute. Le songe seul peut, emportant d’un coup d’aile une petite
fille par delà son enfance, la déposer, ni surprise, ni révoltée, en pleine
adolescence hypocrite et aventureuse. Le songe seul épanouit dans une enfant
tendre l’ingrate qu’elle sera demain, la fourbe complice du passant, l’oublieuse
qui quittera la maison maternelle sans tourner la tête. . . Telle je partais,
pour le pays où la chaise de poste, sonnante de grelots de bronze, arrête devant
l’église un jeune homme de taffetas et une jeune fille pareille, dans le
désordre de ses jupes, à une rose au pillage. . . Je ne criai pas. Les deux bras
m’étaient si doux, soucieux de m’étreindre assez, de garer, au passage des
portes, mes pieds ballants. . . Un rythme familier, vraiment, m’endormait entre
ces bras ravisseurs. . .

Au jour levé, je ne reconnus pas ma soupente ancienne, encombrée maintenant
d’échelles et de meubles boiteux, où ma mère en peine m’avait portée,
nuitamment, comme une mère chatte qui déplace en secret le gîte de son petit.
Fatiguée, elle dormait, et ne s’éveilla que quand je jetai, aux murs de ma
logette oubliée, mon cri perçant:

-Mamaan! viens vite! Je suis enlevée!

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