À son frère Joseph.
Bordeaux, 29 novembre 1875.
Bordeaux est une fort belle ville, mais assez ennuyeuse
quand on n'y connaît personne. Comme toutes les grandes
villes de province, elle a les inconvénients de la capitale sans
en avoir les ressources. Je paie ici aussi cher que lorsque
j'étais dans la rue de l'Entrepôt et je mange moins bien. De
plus, je n'ai pas le café du matin qui, à Paris, était compris
dans le prix de la pension. Ici, on ne peut loger que dans les
grands hôtels, trop chers pour le commun des mortels comme
moi, ou dans les maisons de troisième ordre, comme celle
que j'habite, ou dans les petits restaurants du port, où les
matelots prennent leur nourriture.
Ce qui manque ici, ce sont les bouillons Duval, où l'on
mange bon et à bon marché. Si l'on a faim, on dépense
trente-cinq sous; si l'appétit manque, on peut en être quitte
pour vingt sous.
Pour se faire des connaissances, il n'y faut pas songer.
Les négociants vivent chez eux ou au cercle, ce que nous
appelons chez nous un club. Je ne pourrais, dans ma position,
que frayer avec les employés. Mais ces derniers passent
presque tout leur temps au café, qui n'est nullement dans mes
goûts.
La seule chose qui me plaise ici, c'est le port. De mon
bureau, je vois le mouvement des steamers et des voiliers, qui
est très grand. J'ai sous les yeux des navires de tous les coins
du monde: les magnifiques steamers des Messageries
maritimes, qui font le service du Brésil et de la Plata, les
clippers peints en blanc, qui portent les marchandises
françaises dans les ports du Pacifique Sud; les steamers de
Liverpool, de Southampton, de Londres et du Havre. Les
quais sont très beaux et forment une véritable promenade. Ils
s'étendent sur une longueur de plus d'une demi-lieue.
La Gironde est très large devant la ville et la rive opposée,
où se trouve la Bastide, a un faux air de la Pointe-Lévis. Ce
spectacle me plaît beaucoup. Songe qu'il y avait plus de
treize ans que je n'avais vu un port de mer!
Nous avons eu, avant-hier, de la neige et un froid d'un
degré au-dessous de zéro. Aujourd'hui, le temps s'est
radouci.
Mes amitiés à ta femme.