PLUME DE POÉSIES
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 Octave Crémazie (1827-1879) Mon cher frère,

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MessageSujet: Octave Crémazie (1827-1879) Mon cher frère,   Octave Crémazie (1827-1879) Mon cher frère, Icon_minitimeLun 30 Juil - 14:58

Mon cher frère,
Pour les Parisiens, la réception de M. Dufaure à
l'Académie française a été l'événement de la semaine. Le
nouvel académicien succédait à M. le duc Pasquier, qui
mourut, l'année dernière, age de quatre-vingt-dix-sept ans, et
qui, dans sa vie si longue et si accidentée, avait vu se passer
tant de grands événements, avait servi tant de pouvoirs.
Membre du parlement en 1787, il fut mêlé à toutes les
révolutions qui ont agité la France depuis soixante-dix ans,
et, comme M. Dupin aîné, il fut toujours assez habile non
seulement pour rester debout, mais encore pour occuper sous
tous les régimes des postes importants. Il n'y a rien de bien
littéraire dans une pareille existence. Mais à quoi servirait-il
d'être grand seigneur si on ne pouvait entrer à l'Académie
sans être homme de lettres?
M. Dufaure, avocat et homme politique, qui n'est pas
beaucoup plus littérateur que M. Pasquier, a fait un éloge
assez lourd de son prédécesseur.
En répondant au récipiendaire, M. Patin n'a pas été plus
heureux, et tous les journaux de Paris ont recommencé leur
guerre contre l'Académie.
Sous le régime actuel, les séances publiques de l'Institut
ont un grand attrait. Presque tous les académiciens sont
opposés à l'Empereur, et une réception académique est
toujours une fête attendue avec impatience par les

légitimistes et les orléanistes. Le nouvel élu et celui qui le
reçoit savent toujours parsemer leurs discours d'allusions
plus ou moins voilées au gouvernement de Napoléon,
allusions que les belles comtesses et les vieux marquis du
faubourg Saint-Germain s'empressent de couvrir
d'applaudissements. Comme les partisans des Bourbons
n'ont ni la liberté, ni probablement la force de faire une
opposition ouverte, ils s'amusent à faire cette petite guerre
d'allusions spirituelles et d'épigrammes mordantes. Chez
nous, en Amérique, où nous avons la liberté de réunion et
celle de la presse, cette lutte serait ridicule. Ici, ce n'est pas
seulement un besoin, c'est, si je puis m'exprimer ainsi, une
volupté de l'esprit...
A MM. Jacques et Joseph Crémazie.
Paris, 13 décembre 1864.
Mes chers frères,
J'ai reçu, vendredi, vos lettres du 25 novembre. Que ne
donnerais-je pas pour pouvoir être près de vous pendant une
heure! Ce bonheur me sera-t-il jamais accordé? Je le désire
de toutes les forces de mon âme, mais je n'ose l'espérer.
Tous les soirs, je vais marcher pendant à peu près une
heure. En rentrant, j'achète le Petit Journal. Monté dans ma
chambre, au quatrième étage, j'allume mon feu (e suis
devenu un allumeur de feu de première force) et je me mets
dans mon fauteuil, au coin de la cheminée. Puis, quand j'ai lu
mon journal, j'éteins ma bougie et je reste à rêver en
tisonnant mon feu.

Pour l'homme isolé, il n'est pas de plus agréable
compagnon que le feu de cheminée. Il y a tout un monde de
formes étranges et capricieuses dans les mouvements de la
flamme, et ces formes réveillent en moi une foule de
souvenirs qui me transportent vers des temps heureux. Mon
feu est le seul ami que je possède en France, et les heures
passées près de lui sont les plus heureuses de la journée...
À sa mère.
Paris, 7 février 1865.
Ma bonne mère,
J'ai reçu, vendredi et samedi de la semaine dernière, vos
lettres du 13 et du 20 janvier. Ce qui m'a surtout causé un
bonheur inexprimable, c'est la réception de votre portrait,
que j'ai trouvé dans les journaux que Joseph m'a envoyés.
Maintenant que j'ai votre photographie, je pourrai vous
embrasser tous les soirs et tous les matins, comme je le
faisais quand j'étais près de vous. Ce qui me console en
regardant votre portrait, c'est que vous ne paraissez pas avoir
vieilli depuis que j'ai eu la douleur de vous quitter. J'ai donc
l'espérance de pouvoir vous revoir avant de mourir.
La semaine prochaine, j'espère que je pourrai vous
envoyer mon portrait. Je suis assez bien et vis maintenant à
Belleville. J'ai une bonne chambre. J'ai dans mon professeur
un compagnon avec lequel je passe une ou deux heures de la
7 Probablement M. Cavenagh, professeur de langues. [Note dans l'édition de
2]

soirée, soit à jouer aux dominos, soit à causer; ce qui me
distrait un peu.
Pour ce qui est de M. S., je serais bien heureux de le
revoir, mais il vaut mieux ne pas lui donner mon adresse. Sa
vue rouvrirait chez moi bien des blessures qui sont à peine
fermées.
Après bien des souffrances et des combats, je suis
parvenu à accepter avec résignation l'isolement où mes
fautes m'ont placé. Le Canada, les amis d'autrefois, tout cela
je le chasse de ma pensée pour concentrer toutes mes
affections sur ma mère et mes deux frères. Le reste n'existe
plus pour moi. Demain vous me diriez que F. E. est à Paris
que je ne voudrais pas le voir. Pourtant il a été le meilleur de
mes amis, mais sa vue briserait toute ma force de résignation
et renouvellerait toutes les douleurs des premiers jours de
mon exil.
Donc ne dites rien à M. S. de l'endroit où je vis. Si vous
en avez l'occasion, remerciez-le de son affection pour moi.
Encore une fois, il vaut mieux que je ne le rencontre point. Si
jamais je dois retourner au pays, j'aurai tout le temps de
revoir mes amis; si je dois rester toujours en exil, mieux vaut
qu'ils soient morts pour moi comme je suis mort pour eux...

Votre pauvre enfant.

A M. Jacques Crémazie.
Paris, 25 février 1868.
Mon cher frère,
Mercredi, quand j'ai dîné chez M. Bossange, il a
bien voulu me promettre une carte d'admission pour le corps
législatif. Samedi matin, je recevais cette carte. A une heure,
j'étais au palais Bourbon, et, à deux heures et demie,
messieurs les députés faisaient leur entrée dans la salle des
séances. J'ai eu la bonne fortune d'entendre parler Rouher et
Thiers, qui ont occupé presque toute la séance. Rouher a
d'abord parlé pendant près de deux heures, puis Guéroult
pendant une demi-heure. Alors Thiers est venu attaquer le
gouvernement, à propos de la loi sur la presse, au sujet de
l'amendement présenté par l'opposition sur le compte rendu
des débats de la chambre. M. Rouher, qui avait déjà parlé
pendant deux heures sur ce sujet, a répliqué. Thiers est
revenu à la charge, ce qui a nécessité un nouveau discours de
Rouher. Ce sont deux terribles jouteurs que ces orateurs.
Thiers, tout petit, portant avec grâce ses soixante-quinze ans
qui ne semblent pas lui peser, attaque avec beaucoup de
vivacité dans la voix et dans le geste, quoique la pensée soit
toujours revêtue d'une forme modérée. Rouher, tout au
contraire, est un gros homme dont la puissante membrure
annonce la force physique et dont le large front atteste la
force intellectuelle et l'indomptable énergie. Thiers est plutôt
un causeur, mais un causeur qui s'élève aux plus hauts
sommets de l'éloquence quand il a en face de lui un
adversaire qui lui rend la monnaie de sa pièce. Rouher m'a

semblé, par son ton plus solennel, par son geste plus étudié,
répondre mieux que Thiers à l'idée que nous nous faisons du
grand orateur. Mais ce qui est admirable dans tous les deux,
c'est l'éloquence. Quelle clarté, quelle méthode dans
l'improvisation! Comme les phrases succèdent aux phrases,
les périodes aux périodes, sans effort, sans hésitation! Tout
cela coule comme un fleuve dont la source est intarissable.
Nos pauvres orateurs canadiens, même les meilleurs, quand
ils improvisent, ont des tâtonnements, des eh et des heu qui
les aident à trouver leurs phrases. Ici, rien de cela.
L'expression propre arrive sans se faire attendre une seconde,
et la phrase faite dans le feu de l'inspiration est claire, nette,
élégante comme si elle avait été enfantée dans le silence du
cabinet. J'ai vu là toutes les sommités politiques. Je garderai
longtemps le souvenir de cette journée...
À MM. Jacques et Joseph Crémazie.
Paris, 23 août 1870.
Mes chers frères,
Vous avez dû être aussi surpris qu'affligés en
apprenant la défaite de l'armée française, le 6 août. Les
Anglo-Canadiens doivent être contents de voir que la vieille
France a été obligée de reculer devant leurs cousins
allemands. Qu'ils ne se hâtent pas trop cependant d'entonner
le chant triomphal. La France a encore plus d'un atout dans
son jeu, et le dernier mot de cette lutte gigantesque n'est pas
encore dit.

Le comte de Palikao, le nouveau ministre de la guerre, fait
des prodiges depuis dix jours. La nation se lève, les armées
sortent de terre comme par enchantement, et je crois plus que
jamais que la victoire définitive appartiendra à la France.
MacMahon a maintenant à Châlons une armée de deux cent
vingt-cinq mille hommes, composée, non pas de mobiles ou
de gardes nationaux, mais bien de vieilles troupes qui ont vu
le feu. C'est dans les plaines de la Champagne que se livrera
la grande bataille, et je crois que, cette fois, les chances de
succès sont du côté du drapeau tricolore.
Une autre armée se forme à Lyon. Elle pourra dans
quelques jours mettre en ligne cent vingt-cinq mille hommes
de troupes aguerries.
Ici, à Paris, on prépare la défense de la capitale. Tout est à
peu près terminé. Si la fortune, dans la prochaine rencontre,
se déclarait encore pour la Prusse, Paris, avec ses forts
détachés et son enceinte continue, aussi imprenable que
Gibraltar, pourrait tenir assez longtemps pour permettre aux
armées du Midi et de l'Ouest de venir écraser les Prussiens
sous les murs de la vieille Lutèce. J'ai toujours une confiance
entière dans l'issue de la lutte. Les Anglais se frottent les
mains et crient déjà sur les toits que la France est perdue.
Bien que leurs intérêts commerciaux soient avec la nation
franÇaise, le fanatisme religieux les entraîne du côté de la
Prusse protestante.
La France catholique vaincue, humiliée, c'est le
commencement de la fin pour la race latine.
L'Angleterre, qui a toujours vu d'un oeil jaloux le grand
rôle que la France joue dans le monde, ne se sent pas de joie
en voyant ses kinsmen des forêts de la Germanie vaincre et
rançonner cette nation gauloise qui tient depuis si longtemps

le flambeau de la civilisation. Ce qu'elle a toujours été
incapable de faire, la Prusse semble, pour le moment, en voie
de l'accomplir. Mais qu'elle attende la fin, j'espère qu'elle
rira j aune.
Vous savez déjà que les Prussiens ont été rossés par
Bazaine dans les journées des 14, 15, 16 et 18. Bien que ces
combats ne puissent avoir une influence décisive immédiate,
ils ont cependant une importance considérable, parce qu'ils
empêchent le prince Frédéric-Charles d'opérer sa jonction
avec l'aile gauche, commandée par le prince royal. Pendant
que Bazaine tient en haleine les Prussiens devant les murs de
Metz, MacMahon concentre une armée formidable à Châlons
pour livrer bataille au fils du roi de Prusse.
Si les Prussiens perdent une grande bataille dans les
plaines de la Champagne, la retraite leur sera coupée par
l'armée de Metz. Les hordes de la Germanie laisseront cinq
cent mille cadavres sur le sol français, car leur déroute sera
effrayante. Poursuivis par l'armée de MacMahon, harcelés
par les quarante mille francs-tireurs qui parcourent la
Lorraine et l'Alsace, foudroyés par les canons de Strasbourg
et de Metz, leur désastre n'aura de comparable que la retraite
de Moscou.
D'ici à quelques jours, la partie suprême sera jouée. Peut-
être au moment où je vous écris, les armées ennemies sont-
elles aux prises entre Verdun et Châlons.
L'anxiété des premiers jours est disparue; la confiance est
revenue. Les boulevards sont aussi fréquentés que si l'utopie
de l'abbé de Saint-Pierre était réalisée. On se presse à toutes
les mairies de Paris, où le gouvernement fait afficher les
nouvelles qu'il reçoit du quartier général. Depuis deux jours,
cependant, nous sommes sans nouvelles, parce que les fils

télégraphiques ont été coupés par les reconnaissances
prussiennes. On n'ose pas dire, point de nouvelles, bonnes
nouvelles, car on craint toujours un revers possible.
En attendant, les partis politiques tâchent de faire leurs
petites affaires. Les républicains offrent la convention de 92
comme une panacée universelle. Les d'Orléans versent des
larmes sur le sort de la France et nous disent, en montrant le
comte de Paris : « Prenez mon ours. » Il serait un fin
politique celui qui pourrait dire quel sera le gouvernement de
la France dans un mois. Si la France sort victorieuse de la
crise terrible qu'elle traverse en ce moment, il est probable
que Napoléon III reviendra aux Tuileries. Je dis: il est
probable, car, parmi les généraux que la défaite du 6 août lui
a imposés, il y en a plusieurs, tels que Changarnier, Trochu,
le nouveau gouverneur de Paris, etc., qui sont des orléanistes
de premier choix. On parle déjà de Trochu comme du Monk
qui doit replacer sur le trône la famille de Louis-Philippe. Je
ne sais pas ce que la Providence réserve à la France, mais si
le comte de Paris doit remplacer Napoléon III, je crois que
l'on écrira bientôt de la France ce que Kosciusko disait de la
Pologne: Finis Poloniae!
Les d'Orléans représentent les boutiquiers et les avocats,
deux classes qui ne sont guère héroïques. En présence de la
Prusse, qui veut rétablir l'empire d'Allemagne, ce n'est pas
avec des métaphores ou des prosopopées que l'on conservera
à la France le rang qui lui appartient en Europe.
Avant-garde, par sa position géographique, des peuples de
race latine, la France, comme le dit Chateaubriand, est un
camp. Elle doit avoir toujours la main sur son épée. M'est
avis que les héros de l'agiotage ou du mur mitoyen qui
veulent diriger les destinées de la nation, trouveront trop

lourde pour leurs mains débiles la flamboyante épée de
Charlemagne, de Louis XIV et de Napoléon.
On se dit à l'oreille les cancans les plus fantaisistes à
propos de Napoléon III. Il est devenu fou, disent les uns. - Il
s'est suicidé, racontent les autres. - Il s'est sauvé à Londres.
- Il s'est enfui en Belgique. - Tous ces bruits absurdes sont
mis en circulation par les ennemis de l'empire, qui
voudraient bien se partager sa succession.
Il pourrait se faire que Paris fût assiégé par les Prussiens.
On dit que cette éventualité entre dans le plan de Bazaine,
afin de pouvoir mieux écraser les envahisseurs. Si vous étiez
une semaine ou deux sans recevoir de mes nouvelles, il ne
faudrait pas vous inquiéter...
Aux mêmes.
Paris, 30 août 1870.
Mes chers frères,
Vous avez été bien étonnés d'apprendre la douloureuse
nouvelle de la défaite de l'armée française, et, vous vous
demandez comment il se fait que cette armée, invincible
depuis Waterloo, ait été brisée à son premier choc avec la
Prusse. D'abord le plan de bataille était mauvais. On avait
échelonné les troupes sur toute la frontière; l'ennemi, que
l'on ne croyait pas si nombreux, a écrasé les deux extrémités,
Forbach et Reichshoffen, sans qu'il fût possible au centre de
porter secours.
D'ailleurs, les deux cent cinquante mille hommes, que la
France avait sur les bords du Rhin ne pouvaient résister, avec

les armes nouvelles, aux masses profondes de l'armée
allemande. Songez que la Prusse et ses alliés se lancent sur la
France avec plus d'un million de soldats!
On ne voulait pas croire en France que l'Allemagne
mettrait un pareil nombre de soldats en ligne, car on
supposait que la Prusse allait faire la guerre selon les usages
du dix-neuvième siècle, c'est-à-dire qu'elle ne lèverait que le
nombre de soldats que l'intendance peut nourrir. Or, il n'y a
pas de commissariat qui puisse alimenter un million
d'hommes en campagne. On se trompait. Les Allemands
comptent, poux se nourrir, non pas sur l'intendance militaire,
mais sur les pays amis ou ennemis qu'ils traversent. Ils
prennent tout ce qu'ils trouvent chez le bourgeois comme
chez le marchand, dans le château comme dans la chaumière.
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'ils oublient toujours de
payer.
Ce n'est pas une guerre, c'est une invasion de hordes
barbares, comme celles qui ont détruit l'empire romain, une
invasion plus terrible même, puisque les Prussiens sont
animés d'une haine féroce contre tout ce qui est catholique et
de race latine, tandis que les Huns et les Vandales, sans haine
contre les Romains, qu'ils ne connaissaient pas, ne
cherchaient, en marchant vers le midi, qu'un sol plus fertile
et un ciel plus attiédi.
La religion joue un rôle immense dans la lutte
gigantesque à laquelle nous assistons. Tous les journaux
d'outre-Rhin ne cessent de dire, sur tous les tons, que le but
de la race germanique est de dominer la race latine, afin de la
moraliser et de l'arracher à l'influence idiote et perverse (ces
deux épithètes sont textuelles) de la papauté. La cause de la
France est donc aujourd'hui une cause sacrée, puisqu'elle

représente l'existence (to be or not to be) de la race latine et
du catholicisme.
C'est tellement vrai que le fanatisme protestant, plus
encore que la différence de race, domine la guerre actuelle,
que les protestants français font des voeux secrets pour le
triomphe de Bismarck. Dans le midi, à Nîmes, les pasteurs
protestants se sont prononcés dans leurs temples pour la
cause du protestantisme allemand.
Nous avons à la maison une famille danoise. Il est bien
évident qu'elle devrait être pour la France contre la Prusse,
qui a volé au Danemark le duché de Holstein. Les Danois
sont protestants, et la famille dont je vous parle désire le
triomphe de l'Allemagne.
Chez les Suisses, les cantons catholiques sont pour la
France, les cantons protestants pour la Prusse.
Ces réformateurs sont bien les dignes descendants des
contemporains de Luther. Vous verrez dans les journaux
qu'en Lorraine ils sont entrés dans un couvent, et ont violé et
massacré les religieuses. Du reste, comme du temps de
Cromwell, ces infamies sont toujours accompagnées de
prières et de textes de la Bible. Quelle abominable race de
scélérats hypocrites!
Je ne vous parle pas des événements de la semaine: les
journaux vous renseignent mieux que je ne saurais le faire. Je
préfère vous dire quelques mots de notre situation à Paris.
Vendredi, une communication ministérielle nous a appris
que le prince royal de Prusse marchait sur Paris. Dans la
capitale, cette nouvelle n'a produit aucune espèce de panique,
mais à dix lieues à la ronde, une terreur bien excusable après
ce qui se passe en Alsace et dans la Lorraine, s'est emparée
de tous les paysans. Samedi et dimanche, on ne rencontrait

que de grandes charrettes à foin remplies de meubles de
ménage, de lits, etc., avec la femme et les enfants couronnant
le tout, tandis que le mari conduisait le cheval par la bride.
Sur le boulevard du prince Eugène, je ne saurais compter le
nombre de ces pauvres familles qui ont passé devant moi
depuis cinq heures jusqu'à six heures du soir, avant-hier.
Depuis hier, le mouvement s'est ralenti. D'ailleurs les
dépêches d'hier soir nous apprennent que le prince royal se
dirige maintenant vers le nord, afin de porter secours au
prince Frédéric-Charles, menacé par la jonction de Bazaine et
de MacMahon. D'ici à deux ou trois jours, nous aurons
certainement une bataille formidable, dans laquelle sept cent
mille hommes au moins seront engagés.
En attendant, Paris est vivant comme dans ses plus beaux
jours. Il a plus que la vie ordinaire, il a la fièvre, non de la
peur, mais du combat. Les préparatifs de défense se font sur
un pied gigantesque. Je suis allé vendredi sur les
fortifications, qui ont seize lieues de tour. Il y a sur cette
enceinte immense deux mille sept cents canons énormes.
Ceux des remparts à Québec sembleraient des coulevrines à
côté de ces engins. Les forts sont armés de mitrailleuses et de
canons-revolvers. Toute la garde nationale est sur pied; on
distribue des fusils dans les mairies.
Au coin de la rue de l'Entrepôt les gardes nationaux se
sont réunis, hier, pour se rendre au Vauxhall, où ils ont
procédé à l'élection de leurs officiers. Les communautés se
transforment en ambulances. Prêtres, moines, religieuses,
tout le monde travaille au salut de la patrie. Des chariots
traînés par six forts percherons, avec des montagnes de sacs
de farine, passent à chaque instant sur le boulevard. Les
estafettes du ministère de la guerre sillonnent à fond de train

la capitale. L'approvisionnement de Paris est complet pour
trois mois. On met à la porte tous les Allemands; et tout ce
qui compose le noyau ordinaire des révolutions, repris de
justice, voleurs, etc., a été pris dans un immense coup de filet
et dirigé sur les mairies centrales de la province. Paris est prêt
à recevoir les Prussiens. Sans compter la garde nationale,
nous avons en ce moment cent vingt mille soldats à Paris. Je
crois que si le roi de Prusse et notre Fritz ne viennent pas
montrer le nez sous les murs de Paris, les Parisiens diront
qu'ils sont volés. C'est toujours ennuyeux de préparer un
beau dîner et de voir les convives faire défaut. Quand bien
même les Prussiens voudraient faire le siège de Paris, leurs
boulets ne pourraient atteindre la ville proprement dite. Tout
au plus pourraient-ils toucher les dernières maisons des
faubourgs, celles qui avoisinent les fortifications. Les
Prussiens ne peuvent s'approcher des murs avant de s'être
emparés de tous les forts qui protègent la capitale, ce qui est
presque impossible. Si le télégraphe vous apprenait que Paris
est bombardé, soyez sans inquiétude pour moi; je ne cours
pas plus de danger de mourir en héros dans la rue de
l'Entrepôt, que si j'étais dans la rue de la Fabrique, à Québec.
Du reste, je suis convaincu que les Prussiens ne viendront pas
chez nous. MacMahon et Bazaine vont leur donner assez de
besogne dans le nord-est de la France pour les empêcher de
pousser leur pointe jusque sur les bords de la Seine.
Je finis en vous répétant: Le triomphe définitif restera à la
France!

Aux mêmes.
Paris, 6 septembre 1870.
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Octave Crémazie (1827-1879) Mon cher frère,
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