CHAPITRE XXXIV.
MANGOGUL AVAIT-IL RAISON?
Depuis que Mangogul avait reçu le présent fatal de Cucufa, les ridicules
et les vices du sexe étaient devenus la matière éternelle de ses
plaisanteries: il ne finissait pas; et la favorite en fut souvent
ennuyée. Mais deux effets cruels de l'ennui sur Mirzoza, ainsi que sur
bien d'autres qu'elle, c'était de la mettre en mauvaise humeur, et de
jeter de l'aigreur dans ses propos. Alors malheur à ceux qui
l'approchaient! elle ne distinguait personne; et le sultan même n'était
pas épargné.
«Prince, lui disait-elle un jour dans un de ces moments fâcheux, vous
qui savez tant de choses, vous ignorez peut-être la nouvelle du jour...
-Et quelle est-elle? demanda Mangogul...
-C'est que vous apprenez par coeur, tous les matins, trois pages de
Brantôme ou d'Ouville(56): on n'assure pas de ces deux profonds
écrivains quel est le préféré...
(56: Allusion aux rapports de Berrier, lieutenant de police.)
-On se trompe, madame, répondit Mangogul, c'est le Crébillon qui...
-Oh! ne vous défendez pas de cette lecture, interrompit la favorite.
Les nouvelles médisances qu'on fait de nous sont si maussades, qu'il
vaut encore mieux réchauffer les vieilles. Il y a vraiment de fort
bonnes choses dans ce Brantôme; si vous joigniez à ses historiettes
trois ou quatre chapitres de Bayle, vous auriez incessamment à vous seul
autant d'esprit que le marquis D'...(57) et le chevalier de Mouhi. Cela
répandrait dans vos entretiens une variété surprenante. Lorsque vous
auriez équipé les femmes de toutes pièces, vous tomberiez sur les
Pagodes; des Pagodes, vous reviendriez sur les femmes. En vérité, il ne
vous manque qu'un petit recueil d'impiétés pour être tout à fait
amusant.
(57: D'Argens?)
-Vous avez raison, madame, lui répondit Mangogul, et je m'en ferai
pourvoir. Celui qui craint d'être dupe dans ce monde et dans l'autre ne
peut trop se méfier de la puissance des Pagodes, de la probité des
hommes, et de la sagesse des femmes.
-C'est donc, à votre avis, quelque chose de bien équivoque que cette
sagesse?... reprit Mirzoza.
-Au delà de tout ce que vous imaginez, répondit Mangogul.
-Prince, repartit Mirzoza, vous m'avez donné cent fois vos ministres
pour les plus honnêtes gens du Congo. J'ai tant essuyé les éloges de
votre sénéchal, des gouverneurs de vos provinces, de vos secrétaires, de
votre trésorier, en un mot de tous vos officiers, que je suis en état de
vous les répéter mot pour mot. Il est étrange que l'objet de votre
tendresse soit seul excepté de la bonne opinion que vous avez conçue de
ceux qui ont l'honneur de vous approcher.
-Et qui vous a dit que cela soit? lui répliqua le sultan. Songez donc,
madame, que vous n'entrez pour rien dans les discours, vrais ou faux,
que je tiens des femmes, à moins qu'il ne vous plaise de représenter le
sexe en général...
-Je ne le conseillerais pas à madame, ajouta Sélim, qui était présent à
cette conversation. Elle n'y pourrait gagner que des défauts.
-Je ne reçois point, répondit Mirzoza, les compliments que l'on
m'adresse aux dépens de mes semblables. Quand on s'avise de me louer, je
voudrais qu'il n'en coûtât rien à personne. La plupart des galanteries
qu'on nous débite ressemblent aux fêtes somptueuses que Votre Hautesse
reçoit de ses pachas: ce n'est jamais qu'à la charge du public.
-Laissons cela, dit Mangogul. Mais en bonne foi, n'êtes-vous pas
convaincue que la vertu des femmes du Congo n'est qu'une chimère? Voyez
donc, délices de mon âme, quelle est aujourd'hui l'éducation à la mode,
quels exemples les jeunes personnes reçoivent de leurs mères, et comment
on vous coiffe une jolie femme du préjugé que de se renfermer dans son
domestique, régler sa maison et s'en tenir à son époux, c'est mener une
vie lugubre, périr d'ennui et s'enterrer toute vive. Et puis, nous
sommes si entreprenants, nous autres hommes, et une jeune enfant sans
expérience est si comblée de se voir entreprise. J'ai prétendu que les
femmes sages étaient rares, excessivement rares; et loin de m'en dédire,
j'ajouterais volontiers qu'il est surprenant qu'elles ne le soient pas
davantage. Demandez à Sélim ce qu'il en pense.
-Prince, répondit Mirzoza, Sélim doit trop à notre sexe pour le
déchirer impitoyablement.
-Madame, dit Sélim, Sa Hautesse, à qui il n'a pas été possible de
rencontrer des cruelles, doit naturellement penser des femmes comme elle
fait; et vous, qui avez la bonté de juger des autres par vous-même, n'en
pouvez guère avoir d'autres idées que celles que vous défendez.
J'avouerai cependant que je ne suis pas éloigné de croire qu'il y a des
femmes de jugement à qui les avantages de la vertu sont connus par
expérience, et que la réflexion a éclairées sur les suites fâcheuses du
désordre; des femmes heureusement nées, bien élevées, qui ont appris à
sentir leur devoir, qui l'aiment, et qui ne s'en écarteront jamais.
-Et sans se perdre en raisonnements, ajouta la favorite, Églé, vive,
aimable, charmante, n'est-elle pas en même temps un modèle de sagesse?
Prince, vous n'en pouvez douter, et tout Banza le sait de votre bouche:
or, s'il y a une femme sage, il peut y en avoir mille.
-Oh! pour la possibilité, dit Mangogul, je ne la dispute point.
-Mais si vous convenez qu'elles sont possibles, reprit Mirzoza, qui
vous a révélé qu'elles n'existaient pas?
-Rien que leurs bijoux, répondit le sultan. Je conviens toutefois que
ce témoignage n'est pas de la force de votre argument. Que je devienne
taupe si vous ne l'avez pris à quelque bramine. Faites appeler le
chapelain de la Manimonbanda, et il vous dira que vous m'avez prouvé
l'existence des femmes sages, à peu près comme on démontre celle de
Brama en Braminologie. Par hasard, n'auriez-vous point fait un cours
dans cette sublime école avant que d'entrer au sérail?
-Point de mauvaises plaisanteries, reprit Mirzoza. Je ne conclus pas
seulement de la possibilité; je pars d'un fait, d'une expérience.
-Oui, continua Mangogul, d'un fait mutilé, d'une expérience isolée,
tandis que j'ai pour moi une foule d'essais que vous connaissez bien;
mais je ne veux point ajouter à votre humeur par une plus longue
contradiction.
-Il est heureux, dit Mirzoza d'un ton chagrin, qu'au bout de deux
heures vous vous lassiez de me persécuter.
-Si j'ai commis cette faute, répondit Mangogul, je vais tâcher de la
réparer. Madame, je vous abandonne tous mes avantages passés; et si je
rencontre dans la suite des épreuves qui me restent à tenter, une seule
femme vraiment et constamment sage...
-Que ferez-vous? interrompit vivement Mirzoza...
-Je publierai, si vous voulez, que je suis enchanté de votre
raisonnement sur la possibilité des femmes sages; j'accréditerai votre
logique de tout mon pouvoir, et je vous donnerai mon château d'Amara,
avec toutes les porcelaines de Saxe dont il est orné, sans en excepter
le petit sapajou en émail et les autres colifichets précieux qui me
viennent du cabinet de Mme de Vérue(58).
(58: Le cabinet et la bibliothèque de Mme de Verrue furent
célèbres. La bibliothèque était surtout très-nombreuse et les livres aux
armes de la comtesse sont encore assez recherchés.)
-Prince, dit Mirzoza, je me contenterai des porcelaines, du château et
du petit sapajou.
-Soit, répondit Mangogul; Sélim nous jugera. Je ne demande que quelque
délai avant que d'interroger le bijou d'Églé. Il faut bien laisser à
l'air de la cour et à la jalousie de son époux le temps d'opérer.»
Mirzoza accorda le mois à Mangogul; c'était la moitié plus qu'il ne
demandait; et ils se séparèrent également remplis d'espérance. Tout
Banza l'eût été de paris pour et contre, si la promesse du sultan se fût
divulguée. Mais Sélim se tut, et Mangogul se mit clandestinement en
devoir de gagner ou de perdre. Il sortait de l'appartement de la
favorite, lorsqu'il l'entendit qui lui criait du fond de son cabinet:
«Prince, et le petit sapajou?
-Et le petit sapajou,» lui répondit Mangogul en s'éloignant.
Il allait de ce pas dans la petite maison d'un sénateur, où nous le
suivrons.