PLUME DE POÉSIES
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 Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU, GRAND-PÈRE DE MANGOGUL.

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Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE L.  ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU, GRAND-PÈRE DE MANGOGUL. Empty
MessageSujet: Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU, GRAND-PÈRE DE MANGOGUL.   Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE L.  ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU, GRAND-PÈRE DE MANGOGUL. Icon_minitimeLun 3 Sep - 11:40

CHAPITRE L.

ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU, GRAND-PÈRE DE MANGOGUL.


La favorite était fort jeune. Née sur la fin du règne d'Erguebzed elle
n'avait presque aucune idée de la cour de Kanoglou. Un mot échappé par
hasard lui avait donné de la curiosité pour les prodiges que le génie
Cucufa avait opérés en faveur de ce bon prince; et personne ne pouvait
l'en instruire plus fidèlement que Sélim: il en avait été témoin, y
avait eu part, et possédait à fond l'histoire de ces temps. Un jour
qu'il était seul avec elle, Mirzoza le mit sur ce chapitre, et lui
demanda si le règne de Kanoglou, dont on faisait tant de bruit, avait vu
des merveilles plus étonnantes que celles qui fixaient aujourd'hui
l'attention du Congo.

«Je ne suis point intéressé, madame, lui répondit Sélim, à préférer le
vieux temps à celui du prince régnant. Il se passe de grandes choses;
mais ce n'est peut-être que l'essai de celles qui continueront
d'illustrer Mangogul; et ma carrière est trop avancée pour que je puisse
me flatter de les voir.

-Vous vous trompez, lui répondit Mirzoza; vous avez acquis et vous
conserverez l'épithète d'éternel. Mais dites-moi ce que vous avez vu.

-Madame, continua Sélim, le règne de Kanoglou a été long, et nos poëtes
l'ont surnommé l'âge d'or. Ce titre lui convient à plusieurs égards. Il
a été signalé par des succès et des victoires; mais les avantages ont
été mêlés de revers, qui montrent que cet or était quelquefois de
mauvais aloi. La cour, qui donne le ton au reste de l'empire, était fort
galante. Le sultan avait des maîtresses; les seigneurs se piquèrent de
l'imiter; et le peuple prit insensiblement le même air. La magnificence
dans les habits, les meubles, les équipages, fut excessive. On fit un
art de la délicatesse dans les repas. On jouait gros jeu; on
s'endettait, on ne payait point, et l'on dépensait tant qu'on avait de
l'argent et du crédit. On publia contre le luxe de très-belles
ordonnances qui ne furent point exécutées. On prit des villes, on
conquit des provinces, on commença des palais et l'on épuisa l'empire
d'hommes et d'argent. Les peuples chantaient victoire et se mouraient de
faim. Les grands avaient des châteaux superbes et des jardins délicieux,
et leurs terres étaient en friche. Cent vaisseaux de haut bord nous
avaient rendus les maîtres de la mer et la terreur de nos voisins; mais
une bonne tête calcula juste ce qu'il en coûtait à l'État pour
l'entretien de ces carcasses; et malgré les représentations des autres
ministres, il fut ordonné qu'on en ferait un feu de joie. Le trésor
royal était un grand coffre vide, que cette misérable économie ne
remplit point; et l'or et l'argent devinrent si rares, que les fabriques
de monnaies furent un beau matin converties en moulins à papier. Pour
comble de bonheur, Kanoglou se laissa persuader par des fanatiques,
qu'il était de la dernière importance que tous ses sujets lui
ressemblassent, et qu'ils eussent les yeux bleus, le nez camard, et la
moustache rouge comme lui, et il en chassa du Congo plus de deux
millions qui n'avaient point cet uniforme, ou qui refusèrent de le
contrefaire(95).

(95: Révocation de l'édit de Nantes.)

«Voilà, madame, cet âge d'or; voilà ce bon vieux temps que vous entendez
regretter tous les jours; mais laissez dire les radoteurs; et croyez que
nous avons nos Turenne et nos Colbert; que le présent, à tout prendre,
vaut mieux que le passé; et que, si les peuples sont plus heureux sous
Mangogul qu'ils ne l'étaient sous Kanoglou, le règne de Sa Hautesse est
plus illustre que celui de son aïeul, la félicité des sujets étant
l'exacte mesure de la grandeur des princes. Mais revenons aux
singularités de celui de Kanoglou.

«Je commencerai par l'origine des pantins.

-Sélim, je vous en dispense: je sais cet événement par coeur, lui dit
la favorite; passez à d'autres choses.

-Madame, lui demanda le courtisan, pourrait-on vous demander d'où vous
le tenez?

-Mais, répondit Mirzoza, cela est écrit.

-Oui, madame, répliqua Sélim, et par des gens qui n'y ont rien entendu.
J'entre en mauvaise humeur quand je vois de petits particuliers obscurs,
qui n'ont jamais approché des princes qu'à la faveur d'une entrée dans
la capitale, ou de quelque autre cérémonie publique, se mêler d'en faire
l'histoire.

«Madame, continua Sélim, nous avions passé la nuit à un bal masqué dans
les grands salons du sérail, lorsque le génie Cucufa, protecteur déclaré
de la famille régnante, nous apparut, et nous ordonna d'aller coucher et
de dormir vingt-quatre heures de suite: on obéit; et, ce terme expiré,
le sérail se trouva transformé en une vaste et magnifique galerie de
pantins; on voyait, à l'un des bouts, Kanoglou sur son trône; une longue
ficelle usée lui descendait entre les jambes; une vieille fée
décrépite(96) l'agitait sans cesse, et d'un coup de poignet mettait en
mouvement une multitude innombrable de pantins subalternes, auxquels
répondaient des fils imperceptibles et déliés qui partaient des doigts
et des orteils de Kanoglou: elle tirait, et à l'instant le sénéchal
dressait et scellait des édits ruineux, ou prononçait à la louange de la
fée un éloge que son secrétaire lui soufflait; le ministre de la guerre
envoyait à l'armée des allumettes; le surintendant des finances
bâtissait des maisons et laissait mourir de faim les soldats; ainsi des
autres pantins.

(96: Mme de Maintenon.)

«Si quelques pantins exécutaient leurs mouvements de mauvaise grâce, ne
levaient pas assez les bras, ne fléchissaient pas assez les jambes, la
fée rompait leurs attaches d'un coup d'arrière-main, et ils devenaient
paralytiques. Je me souviendrai toujours de deux émirs très-vaillants
qu'elle prit en guignon, et qui demeurèrent perclus des bras pendant
toute leur vie(97).

(97: Ces deux émirs sont Vendôme, que Mme de Maintenon
haïssait, et Catinat qu'elle soupçonnait de jansénisme.)

«Les fils qui se distribuaient de toutes les parties du corps de
Kanoglou, allaient se rendre à des distances immenses, et faisaient
remuer ou se reposer, du fond du Congo jusque sur les confins du
Monoémugi, des armées de pantins: d'un coup de ficelle une ville
s'assiégeait, on ouvrait la tranchée, l'on battait en brèche, l'ennemi
se préparait à capituler; mais il survenait un second coup de ficelle,
et le feu de l'artillerie se ralentissait, les attaques ne se
conduisaient plus avec la même vigueur, on arrivait au secours de la
place, la division s'allumait entre nos généraux; nous étions attaqués,
surpris et battus à plate couture.

«Ces mauvaises nouvelles n'attristaient jamais Kanoglou; il ne les
apprenait que quand ses sujets les avaient oubliées; et la fée ne les
lui laissait annoncer que par des pantins qui portaient tous un fil à
l'extrémité de la langue, et qui ne disaient que ce qu'il lui plaisait,
sous peine de devenir muets.

«Une autre fois nous fûmes tous charmés, nous autres jeunes fous, d'une
aventure qui scandalisa amèrement les dévots: les femmes se mirent à
faire des culbutes, et à marcher la tête en bas, les pieds en l'air et
les mains dans leurs mules(98).

(98: Les convulsions à Saint-Médard.)

«Cela dérouta d'abord toutes les connaissances, et il fallut étudier les
nouvelles physionomies; on en négligea beaucoup, qu'on cessa de trouver
aimables lorsqu'elles se montrèrent; et d'autres, dont on n'avait jamais
rien dit, gagnèrent infiniment à se faire connaître. Les jupons et les
robes tombant sur les yeux, on risquait à s'égarer ou à faire de faux
pas; c'est pourquoi on raccourcit les uns, et l'on ouvrit les autres:
telle est l'origine des jupons courts et des robes ouvertes. Quand les
femmes se retournèrent sur leurs pieds, elles conservèrent cette partie
de leur habillement comme elle était; et si l'on considère bien les
jupons de nos dames, on s'apercevra facilement qu'ils n'ont point été
faits pour être portés comme on les porte aujourd'hui.

«Toute mode qui n'aura qu'un but passera promptement; pour durer, il
faut qu'elle soit au moins à deux fins. On trouva dans le même temps le
secret de soutenir la gorge en dessus, et l'on s'en sert aujourd'hui
pour la soutenir en dessous.

«Les dévotes, surprises de se trouver la tête en bas et les jambes en
l'air, se couvrirent d'abord avec leurs mains; mais cette attention leur
faisait perdre l'équilibre et trébucher lourdement. De l'avis des
bramines, elles nouèrent dans la suite leurs jupons sur leurs jambes
avec de petits rubans noirs; les femmes du monde trouvèrent cet
expédient ridicule, et publièrent que cela gênait la respiration et
donnait des vapeurs; ce prodige eut des suites heureuses; il occasionna
beaucoup de mariages, ou de ce qui y ressemble, et une foule de
conversions; toutes celles qui avaient les fesses laides se jetèrent à
corps perdu dans la dévotion et prirent des petits rubans noirs: quatre
missions de bramines n'en auraient pas tant fait.

«Nous sortions à peine de cette épreuve que nous en subîmes une autre
moins générale, mais non moins instructive. Les jeunes filles, depuis
l'âge de treize ans jusqu'à dix-huit, dix-neuf, vingt et par delà, se
levèrent un beau matin le doigt du milieu pris, devinez où, madame? dit
Sélim à la favorite. Ce n'était ni dans la bouche, ni dans l'oreille, ni
à la turque: on soupçonna leur maladie, et l'on courut au remède. C'est
depuis ce temps que nous sommes dans l'usage de marier des enfants à qui
l'on devrait donner des poupées.

«Autre bénédiction: la cour de Kanoglou abondait en petits-maîtres; et
j'avais l'honneur d'en être. Un jour que je les entretenais des jeunes
seigneurs français, je m'aperçus que nos épaules s'élevaient et
devenaient plus hautes que nos têtes; mais ce ne fut pas tout:
sur-le-champ nous nous mîmes à pirouetter sur un talon.

-Et qu'y avait-il de rare en cela? demanda la favorite.

-Rien, madame, lui répondit Sélim, sinon que la première métamorphose
est l'origine des gros dos, si fort à la mode dans votre enfance; et la
seconde, celle des persifleurs, dont le règne n'est pas encore passé. On
commençait alors, comme aujourd'hui, à quelqu'un un discours, qu'on
allait en pirouettant continuer à un autre et finir à un troisième, pour
qui il devenait moitié obscur, moitié impertinent.

«Une autre fois, nous nous trouvâmes tous la vue basse; il fallut
recourir à Bion(99): le coquin nous fit des lorgnettes, qu'il nous
vendait dix sequins, et dont nous continuâmes de nous servir, même après
que nous eûmes recouvré la vue. De là viennent, madame, les lorgnettes
d'opéra.

(99: Ingénieur et opticien mort en 1733. Il écrivait des livres
et vendait des globes et des instruments de mathématiques. Voir Plan
d'une Université, t. III, p. 460.)

«Je ne sais ce que les femmes galantes firent, à peu près dans ce temps,
à Cucufa; mais il se vengea d'elles cruellement. A la fin d'une année,
dont elles avaient passé les nuits au bal, à table et au jeu, et les
jours dans leurs équipages ou entre les bras de leurs amants, elles
furent tout étonnées de se trouver laides: l'une était noire comme une
taupe, l'autre couperosée, celle-ci pâle et maigre, celle-là jaunâtre et
ridée: il fallut pallier ce funeste enchantement; et nos chimistes
découvrirent le blanc, le rouge, les pommades, les eaux, les mouchoirs
de Vénus, le lait virginal, les mouches et mille autres secrets dont
elles usèrent pour cesser d'être laides et devenir hideuses. Cucufa les
tenait sous cette malédiction, lorsque Erguebzed, qui aimait les belles
personnes, intercéda pour elles: le génie fit ce qu'il put; mais le
charme avait été si puissant, qu'il ne put le lever qu'imparfaitement;
et les femmes de cour restèrent telles que vous les voyez encore.

-En fut-il de même des hommes? demanda Mirzoza.

-Non, madame, répondit Sélim; ils durèrent les uns plus, les autres
moins: les épaules hautes s'affaissèrent peu à peu; on se redressa; et
de crainte de passer pour gros dos, on porta la tête au vent, et l'on
minauda; on continua de pirouetter, et l'on pirouette encore
aujourd'hui; entamez une conversation sérieuse ou sensée en présence
d'un jeune seigneur du bel air, et, zest, vous le verrez s'écarter de
vous en faisant le moulinet, pour aller marmotter une parodie à
quelqu'un qui lui demande des nouvelles de la guerre ou de sa santé, ou
lui chuchoter à l'oreille qu'il a soupé la veille avec la Rabon; que
c'est une fille adorable; qu'il paraît un roman nouveau; qu'il en a lu
quelques pages, que c'est du beau, mais du grand beau: et puis, zest,
des pirouettes vers une femme à qui il demande si elle a vu le nouvel
opéra, et à qui il répond que la Dangeville a fait à ravir.»

Mirzoza trouva ces ridicules assez plaisants, et demanda à Sélim s'il
les avait eus.

«Comment! madame, reprit le vieux courtisan, était-il permis de ne les
pas avoir, sans passer pour un homme de l'autre monde? Je fis le gros
dos, je me redressai, je minaudai, je lorgnai, je pirouettai, je
persiflai comme un autre; et tous les efforts de mon jugement se
réduisirent à prendre ces travers des premiers, et à n'être pas des
derniers à m'en défaire.»

Sélim en était là, lorsque Mangogul parut.

L'auteur africain ne nous apprend ni ce qu'il était devenu, ni ce qui
l'avait occupé pendant le chapitre précédent: apparemment qu'il est
permis aux princes du Congo de faire des actions indifférentes, de dire
quelquefois des misères et de ressembler aux autres hommes, dont une
grande partie de la vie se consume à des riens, ou à des choses qui ne
méritent pas d'être sues.


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Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU, GRAND-PÈRE DE MANGOGUL.
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