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 Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE XXXV. QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. ALPHANE.

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Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE XXXV.  QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.  ALPHANE.  Empty
MessageSujet: Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE XXXV. QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. ALPHANE.    Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE XXXV.  QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.  ALPHANE.  Icon_minitimeLun 3 Sep - 11:18

CHAPITRE XXXV.

QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

ALPHANE.


Le sultan n'ignorait pas que les jeunes seigneurs de la cour avaient
tous des petites maisons; mais il apprit que ces réduits étaient aussi à
l'usage de quelques sénateurs. Il en fut étonné. «Que fait-on là? se
dit-il à lui-même (car il conservera dans ce volume(59) l'habitude de
parler seul, qu'il a contractée dans le premier). Il semble qu'un homme,
à qui je confie la tranquillité, la fortune, la liberté et la vie de mon
peuple, ne doit point avoir de petite maison. Mais la petite maison d'un
sénateur est peut-être autre chose que celle d'un petit-maître... Un
magistrat devant qui l'on discute les intérêts les plus grands de mes
sujets, et qui tient en ses mains l'urne fatale d'où il tirera le sort
de la veuve, oublierait la dignité de son état, l'importance de son
ministère; et tandis que Cochin fatigue vainement ses poumons à porter
jusqu'à ses oreilles les cris de l'orphelin, il méditerait dans sa tête
les sujets galants qui doivent orner les dessus de porte d'un lieu de
débauches secrètes!... Cela ne peut être... Voyons pourtant.»

(59: Ce chapitre commençait le second volume de l'édition
originale.)

Il dit et part pour Alcanto. C'est là qu'est située la petite maison du
sénateur Hippomanès. Il entre; il parcourt les appartements, il en
examine l'ameublement. Tout lui paraît galant. La petite maison
d'Agésile, le plus délicat et le plus voluptueux de ses courtisans,
n'est pas mieux. Il se déterminait à sortir, ne sachant que penser; car
après tous les lits de repos, les alcôves à glaces, les sofas mollets,
le cabinet de liqueurs ambrées, le reste n'était que des témoins muets
de ce qu'il avait envie d'apprendre, lorsqu'il aperçut une grosse figure
étendue sur une duchesse, et plongée dans un sommeil profond. Il tourna
son anneau sur elle, et tira de son bijou les anecdotes suivantes:

«Alphane est fille d'un robin. Si sa mère eût moins vécu, je ne serais
pas ici. Les biens immenses de la famille se sont éclipsés entre les
mains de la vieille folle; et elle n'a presque rien laissé à quatre
enfants qu'elle avait, trois garçons et une fille dont je suis le bijou.
Hélas! c'est bien pour mes péchés! Que d'affronts j'ai soufferts! qu'il
m'en reste encore à souffrir! On disait dans le monde que le cloître
convenait assez à la fortune et à la figure de ma maîtresse; mais je
sentais qu'il ne me convenait point à moi: je préférai l'art militaire à
l'état monastique, et je fis mes premières campagnes sous l'émir
Azalaph. Je me perfectionnai sous le grand Nangazaki; mais l'ingratitude
du service m'en a détaché, et j'ai quitté l'épée pour la robe. Je vais
donc appartenir à un petit faquin de sénateur tout bouffi de ses
talents, de son esprit, de sa figure, de son équipage et de ses aïeux.
Depuis deux heures je l'attends. Il viendra apparemment; car son
intendant m'a prévenu que, quand il vient, c'est sa manie que de se
faire attendre longtemps.»

Le bijou d'Alphane en était là, lorsque Hippomanès arriva. Au fracas de
son équipage, et aux caresses de sa familière levrette, Alphane
s'éveilla. «Enfin vous voilà donc, ma reine, lui dit le petit président.
On a bien de la peine à vous avoir. Parlez; comment trouvez-vous ma
petite maison? elle en vaut bien une autre, n'est-ce pas?»

Alphane jouant la niaise, la timide, la désolée, comme si nous
n'eussions jamais vu de petites maisons, disait son bijou, et que je ne
fusse jamais entré pour rien dans ses aventures, s'écria
douloureusement: «Monsieur le président, je fais pour vous une démarche
étrange. Il faut que je sois entraînée par une terrible passion, pour en
être aveuglée sur les dangers que je cours; car enfin, que ne dirait-on
pas, si l'on me soupçonnait ici?

-Vous avez raison, lui dit Hippomanès; votre démarche est équivoque;
mais vous pouvez compter sur ma discrétion.

-Mais, reprit Alphane, je compte aussi sur votre sagesse.

-Oh! pour cela, lui dit Hippomanès en ricanant, je serai fort sage; et
le moyen de n'être pas dévot comme un ange dans une petite maison? Sans
mentir, vous avez là une gorge charmante...

-Finissez donc, lui répondit Alphane; déjà vous manquez à votre parole.

-Point du tout, lui répliqua le président; mais vous ne m'avez pas
répondu. Que vous semble de cet ameublement? Puis s'adressant à sa
levrette: Viens ici, Favorite, donne la patte, ma fille. C'est une bonne
fille que Favorite... Mademoiselle voudrait-elle faire un tour de
jardin? Allons sur ma terrasse; elle est charmante. Je suis dominé par
quelques voisins; mais peut-être qu'ils ne vous connaîtront pas...

-Monsieur le président, je ne suis pas curieuse, lui répondit Alphane
d'un ton piqué. Il me semble qu'on est mieux ici.

-Comme il vous plaira, reprit Hippomanès. Si vous êtes fatiguée, voilà
un lit. Pour peu que le coeur vous en dise, je vous conseille de
l'essayer. La jeune Astérie, la petite Phénice, qui s'y connaissent,
m'ont assuré qu'il était bon.»

Tout en tenant ces impertinents propos à Alphane, Hippomanès tirait sa
robe par les manches, délaçait son corset, détachait ses jupes, et
dégageait ses deux gros pieds de deux petites mules.

Lorsque Alphane fut presque nue, elle s'aperçut qu'Hippomanès la
déshabillait...

«Que faites-vous là? s'écria-t-elle toute surprise. Président, vous n'y
pensez pas. Je me fâcherai tout de bon.

-Ah, ma reine! lui répondit Hippomanès, vous fâcher contre un homme qui
vous aime comme moi, cela serait d'une bizarrerie dont vous n'êtes pas
capable. Oserais-je vous prier de passer dans ce lit?

-Dans ce lit? reprit Alphane. Ah! monsieur le président, vous abusez de
ma tendresse. Que j'aille dans un lit, moi, dans un lit!

-Eh! non, ma reine, lui répondit Hippomanès. Ce n'est pas cela: qui
vous dit d'y aller? Mais il faut, s'il vous plaît, que vous vous y
laissiez conduire; car vous comprenez bien que de la taille dont vous
êtes, je ne puis être d'humeur à vous y porter...» Cependant il la prit
à bras-le-corps, et faisant quelque effort... «Oh, qu'elle pèse!
disait-il. Mais, mon enfant, si tu ne t'aides pas, nous n'arriverons
jamais.»

Alphane sentit qu'il disait vrai, s'aida, parvint à se faire lever, et
s'avança vers ce lit qui l'avait tant effrayée, moitié à pied, moitié
sur les bras d'Hippomanès, à qui elle balbutiait en minaudant: «En
vérité, il faut que je sois folle pour être venue. Je comptais sur votre
sagesse, et vous êtes d'une extravagance inouïe...

-Point du tout, lui répondait le président, point du tout. Vous voyez
bien que je ne fais rien qui ne soit décent, très-décent.»

Je pense qu'ils se dirent encore beaucoup d'autres gentillesses; mais le
sultan n'ayant pas jugé à propos de suivre leur conversation plus
longtemps, elles seront perdues pour la postérité: c'est dommage!






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