LE PIED DE BICHE.
Ce soir-là, toute la meute sonnante se précipita sur le pied de biche
d'un rentier. La première attaque fut inutile, car le maître était
absent, et ses deux domestiques, se chauffant au feu de leur maître,
faisaient la sourde oreille pour ne pas se déranger.
Antony, très irrité de cette lenteur, s'écria: «Se moque-t-on de moi?»
et se pendit s'en façon de tout le poids de son corps au pied de biche,
qui lui resta dans les mains. Un cri de victoire, très-flatteur pour
Antony, fut poussé jusqu'aux toits par sa troupe légère, ce qui
l'empêcha d'entendre le bruit de la porte. Elle s'ouvrit d'ailleurs si
vivement qu'il fut pris et entraîné dans l'allée sombre, avant qu'il pût
même laisser tomber le pied de biche, témoin irrécusable de son crime.
Ses compagnons s'enfuirent épouvantés et dirent entre eux:
-Aussi pourquoi nous entraîne-t-il à cela? je n'y songerai pas sans
lui.-Ni moi!-Ni moi!-Ni moi! cinq fois répété, fut tout ce qu'ils
trouvèrent pour sauver leur chef du piége qu'ils avaient évité.
Seulement ils soupèrent assez mal ce soir-là, et quelques-uns rêvèrent
de gendarmes.
Antony ne rêvait pas. Toute son intelligence était éveillée par l'air
froid et vindicatif des deux domestiques, ses vrais maîtres alors,
résolus à le lui prouver rudement. Ils avaient commencé par lui lier les
bras et les jambes, et se disposaient à le descendre à la cave; avec
des menaces effrayantes. Le fier Antony ne proférait pas une parole. Il
regardait ses liens qui lui faisaient mal; il songeait à l'inquiétude
de sa mère.... C'était affreux! mais il ne pleurait pas; son coeur seul
disait au fond de lui-même:-Ma mère!
-Finissons, dit l'un des hommes, en faisant signe à l'autre d'emporter
avec lui l'enfant, qui devint très-pâle, mais qui ne baissa point ses
yeux pleins de courage.
A l'instant même on frappa trois coups à la porte de la rue.
-C'est monsieur, dirent-ils, car il sonne ordinairement trois fois. Va,
petit brigand, ton affaire est faite, recommande ton âme à Dieu.
Antony crut qu'il allait voir apparaître un ogre. Le frisson passa dans
ses cheveux et les fit lever; mais son regard curieux ne se mouilla pas
d'une larme.
Le bon rentier, qui était le moins ogre des hommes, ne trouva pas dans
la perle de son pied de biche une raison suffisante pour mettre en cave
et faire mourir peut-être l'imprudent qu'on avait garrotté: mais après
avoir un peu rêvé sur le trouble que de telles actions répandent souvent
dans des maisons paisibles, il ordonna qu'on fît avancer une voiture à
l'heure.
Pendant qu'on la cherchait, Antony dans l'immobilité où le retenaient
ses liens, eut les yeux bandés sans qu'il lui fût fait le moindre mal.
Alors la voiture arriva. Le rentier, touché du jeune âge et du maintien
sans bassesse du prisonnier, l'interrogea en grossissant sa voix.
-Votre nom? celui de votre famille? votre demeure?»
Antony répondit à tout d'un accent ému, mais précis.
-Avez-vous du courage?»
-Pour entreprendre, oui. Pour souffrir, je l'ignore; c'est la première
fois que je me suis laissé prendre.»
-Jurez-vous de ne pas vous révolter si l'on vous ôte ces cordes?
-Je le jure.»
-Ôtez les cordes au prisonnier.» Les cordes tombèrent.
-Vous allez subir de grandes épreuves, continua le Juge. Les
soutiendrez-vous sans lâcheté?»
-Je tâcherai, répliqua simplement le petit sonneur aux portes.
Son juge le plaça derrière lui et détachant de la tapisserie couverte de
dessins une tête de mort au crayon noir qui n'y tenait que par quatre
épingles, il l'a mis devant l'enfant en lui disant: ne bougez pas!»
Vous, dit-il aux domestiques, soulevez son bandeau.
Antony trouva sans tressaillir cette tête sous ses regards délivrés.
-Qu'en dites-vous?»
-Que c'est mal dessiné, répondit l'écolier qui l'avait parcourue avec
attention. Le bandeau retomba sur ses yeux.
-Aviez-vous des complices?»
-J'avais des amis, monsieur. Ils se sont sauvés.... ils ont bien fait.»
-Avez-vous une mère?»
Antony ne répondit pas; mais il baissa la tête, et le rentier qui
l'examinait attentivement, vit ruisseler deux larmes sous son bandeau.
-Partons! dit le juge, d'un ton grave et irrévocable.