PARTIE I LETTRE LXI
du chevalier, à Madame De Senanges.
hier, je ne vous ai vu qu' un instant ; aujourd' hui,
je ne vous verrai pas, ou du moins,
ce ne sera qu' avec tout le monde : demain le
spectacle, après-demain une autre distraction.
Ah dieu ! Comment ne haïssez-vous pas ce tourbillon
qui vous enleve à moi, vous étourdit sans
vous plaire, vous emporte sans vous fixer,
n' occupe que votre tête, et laisse au fond de votre
coeur un vuide que vous sentez, sans vouloir le
remplir ? Se donner, se donner à ce qu' on aime !
Que trouvez-vous donc là de si effrayant ? ...
ah, cruelle, si le mot vous fait peur, que le
sentiment
vous rassure ! Il donne des forces contre
le préjugé, il écarte les défiances, il détruit,
par un charme secret, toutes les subtilités de la
raison, de cette froide raison qui ne vaut pas
l' instinct aveugle d' un coeur tendre.
Cependant vos craintes me sont cheres ; j' aime
jusqu' à vos alarmes. Elles me confirment ce
que j' avois toujours pensé ; elles constatent l' aveu
le plus charmant que vous ayez pu me faire.
Non, si vous aviez aimé, vous ne redouteriez
pas tant d' aimer encore. Le premier pas enhardit
au second ; les scrupules, qui se sont épuisés
dans les efforts d' une premiere résistance, ne se
renouvellent que foiblement à une autre attaque :
vous auriez moins de courage, si vous connoissiez
mieux le plaisir de succomber... c' est
pour moi, pour moi seul, que vous cessez d' être
indifférente ! C' est moi qui fis éclorre votre
sensibilité ! Cette idée m' enivre. Que l' inexpérience
du coeur est précieuse, dans la femme qu' on
aime !
Avez-vous songé à ce que vous me promîtes
hier ? Pourrai-je enfin vous voir, sans craindre
les témoins, toujours importuns, souvent indiscrets,
et qui m' arrachent les plus doux instans
de ma vie ?
Une seule chose peut adoucir mes peines, je
me soumets à tout, mais j' ose... oui, j' ose exiger
votre portrait, pour prix de mes sacrifices.
Il me consolera du moins en votre absence ; mes
yeux qui n' arrêtent sur vous que des regards
timides, pourront à loisir se reposer sur votre
image ; elle ne sera point, comme vous, armée
d' une raison cruelle ; je pourrai lui peindre mes
desirs, la couvrir de baisers, la tremper de
larmes, sans craindre de voir repousser ou mes
caresses, ou mes soupirs. Si vous me refusez, je
doute de votre amour, et tout finit pour moi.