PARTIE II LETTRE XLI
de Madame De Senanges, au chevalier.
cher amant, que je suis heureuse ! Je viens de
vous faire un sacrifice nouveau ; je viens de vous
donner une preuve nouvelle de mon amour !
J' ai reçu une lettre du commandeur ; il me
propose ma liberté, si je veux retourner avec
M De Senanges : il est sûr, dit-il, de le fléchir :
mais moi, j' ai frémi de cette proposition ; je
l' ai rejetée. J' aime mieux gémir quelque tems
ici, que d' être condamnée à ne vous voir jamais.
Si je me réconciliois avec M De Senanges, nous
serions séparés pour toujours ; ma captivité seroit
cent fois plus dure que celle où je languis.
Vous m' aimez, je vous adore. On agit pour
moi, plusieurs personnes emploient en ma faveur
tout ce qu' elles ont de crédit ; peut-être
réussiront-elles ; peut-être vous reverrai-je encore.
Enfin, j' ai le plaisir de m' immoler pour vous :
c' en est un que vous devez sentir, puisque vous
connoissez l' amour ; le mien s' augmente à tous
les instans. Votre idée me suit, elle m' enchante ;
je la porte aux pieds du sanctuaire ; vous êtes le
dieu que j' y implore. Mon culte est de l' idolatrie,
vous la méritez : que ne puis-je vous dresser des
autels ! Que ne puis-je voir le monde à vos pieds,
et lui donner l' exemple !
Combien un sentiment tendre s' approfondit
dans la solitude ! Rien n' y distrait l' esprit, tout
y parle au coeur ; tout y entretient cette rêverie
qui reporte l' ame sur les plaisirs passés, et
lui fait un plaisir encore de sa réflexion sur les
maux présens. Oui, cher amant, oui, quand
je songe à vous, votre seule image répand
autour de moi un charme inexprimable ; je suis
heureuse de l' excès de mon amour, et de
l' assurance du vôtre : je suis heureuse en dépit de
M De Senanges, de ma prison, de ce cloître
formidable et du délaissement de l' univers. Vous
m' aimez, vous me le dites, vous m' en donnez
les preuves les plus tendres : ah ! Si je pleure,
mes larmes n' ont point d' amertume.
Que je chéris le bon René ! Avec quel intérêt
je suis tous ses travaux ! Sa femme ne le quitte
pas ; elle est aussi laborieuse, aussi active que
lui ; le desir d' aider son mari lui donne des forces ;
ils s' aiment, ils ne s' apperçoivent point de
la peine, et je suis jalouse de leurs plaisirs.
Que ne suis-je condamnée à cultiver moi-même
un petit enclos que j' habiterois avec vous !
Combien aisément alors mes mains s' accoutumeroient
aux occupations rustiques ! Jouets
d' une pompeuse tyrannie, que de femmes, ainsi
que moi, préféreroient aux palais où elles
gémissent,
un simple champ où elles pourroient se
rendre à la nature, sentir l' amour, et fuir ces
goûts dépravés qui ne leur offrent pas même une
fausse image du bonheur !
Voilà plusieurs jours que vous ne m' avez
écrit ; ce souvenir m' afflige et m' effraie malgré
moi. Ce cruel commandeur ! Ne dit-il pas que
vous pouvez changer ? Vous, changer ! Vous,
je vous soupçonnerois d' un crime ! Tout me rassure
et vous justifie. C' est moi qui suis coupable ;
il est impossible que vous le deveniez.
Adieu : je compte ces jours-ci écrire à Madame De ;
je m' y détermine, et je lui dois cette
preuve d' amitié. Je lui donnerai l' adresse de
René, qui me remettra sa lettre. Quand il est
absent, sa femme qui est instruite, est aussi
exacte que lui. à propos, elle vous remercie
de votre libéralité. René en a été furieux, et
Julie a eu bien de la peine à le consoler.