LETTRE II.
de la marquise, au comte.
malheureuse! Où suis-je! Comment
pourrai-je échapper aux reproches de mon
coeur? Ils sont affreux. De quel droit avez-vous
forcé l'asyle où je m'étois sauvée? Je vous fuyois;
c'étoit assez m'expliquer, c'étoit assez vous dire
combien je tenois encore à des devoirs respectables,
et que j'ai violés tous! Avec quelle force
ils se retracent à mon esprit! Je ne puis songer
sans effroi à l'époux que je trahis; j'oublie ses
torts, je ne vois que les miens. J'ai brisé tous
les noeuds qui me lioient à la société; j'y deviens
étrangere, et c'est vous, hélas! C'est vous qui
m'avez conduite dans ce piege épouvantable!
Quels sont vos titres? Vous avois-je dit que je
vous aimois? Et quand je vous l'aurois dit,
moins coupable que vous n'êtes, vous le seriez
encore... avant d'obtenir l'aveu de l'amour,
vous en arrachez la preuve. Quel dieu m'a
livrée à vous? Hélas! Il sembloit que la nature
entiere eût médité mon malheur. Je vous abhorre,
je me déteste, je tremble en prononçant
votre nom; fuyez-moi, fuyez-moi pour jamais...
que dis-je, ô ciel! J'en frémis,
je ne me connois plus, mes soupits me trahissent,
mes larmes coulent, un crime en attire
un autre. Oui, je vous aimois... c'est du sein
des remords, de la plus horrible agitation, que
part le cri d'un coeur qui n'a plus rien à taire
ni à cacher; je vous aimois, et quand je dois
vous haïr... qu'entends-je? On entre chez
moi, on m'apporte une lettre... elle est de
vous; je frissonne!... qu'ai-je lu? Cesserois-je
de me repentir? Quel trouble! Qu'est devenue
ma colere! Un nuage que je crains d'écarter m'a
presque dérobé votre crime; je n'ai plus le courage
de vous le reprocher... ah! Connoissez
tout l'excès de ma foiblesse; ce n'est plus
que par cet excès même que je puis me relever
à mes yeux, aux vôtres, à ceux de l'univers.
M'aimerez-vous toujours? M'estimerez-vous
encore? Rien ne peut rassurer mon coeur; rien
n'égale le désordre, le déchirement, l'état où je
suis. Je n'oserai plus vous regarder, je crains
de vous revoir, et je ne peux plus vivre sans
vous voir... vous que j'adore, et qui n'en
êtes plus digne, est-ce vous qui avez abusé de
ma tendresse, trahi vos sermens, résisté à mes
prieres? Est-ce bien vous? Pardon, mille fois
pardon! Je n'accuse que moi; j'ai tort, je l'ai
seule. J'avois compté sur mes forces... elles
m'ont abandonnée. Quels malheurs j'envisage!
De quels abymes suis-je entourée!... vous êtes
parti, je suis seule, votre absence me livre à mes
réflexions; le silence de la nuit les rend plus
sombres encore; la paix que mon coeur a perdue,
et que j'envie à tout ce qui m'environne,
le repos dont ils jouissent, tandis que l'amour
et le repentir veillent, tout me fait sentir ce
que je ne faisois qu'entrevoir quand vous étiez
près de moi; je me cachois dans vos bras, j'y
étois moins malheureuse. Je suis à vous, je suis
à vous pour jamais, et je pleure!... j'ai donc
tout sacrifié, honneur, préjugé, gloire, tout
ce qui me fut, tout ce qui devoit m'être sacré!
Hélas! Tout... jusqu'aux droits que j'avois à
votre estime! Vous m'avez tout ravi, et je sens
encore plus votre bonheur que mes torts, et
mes craintes et mes pertes... vous l'avez
voulu, cruel, vous avez pu vouloir ce qu'il m'étoit
défendu de vous accorder, ce que j'espérois
n'accorder jamais? Contente de vous aimer,
de vous voir, de passer tous les momens de ma
vie à vous souhaiter, à vous attendre, à m'occuper
de vous, l'orgueil de n'avoir point de
reproches à me faire, m'adoucissoit la douleur
de mes refus; je pouvois lever les yeux sur
vous, et descendre dans mon intérieur sans
rougir; votre coeur suffisoit au mien, et la pureté
de mes sentimens en étoit l'excuse: aujourd'hui...
dieu! Aujourd'hui!... que je
suis coupable! Je souffre, et je l'ai mérité. Vous
qui me coûtez bien des larmes, et qui me
les rendez cheres, vous qui êtes à présent le
maître de ma réputation, de ma vie, de mon sort;
vous à qui j'appartiens toute entiere, dussent
un jour tant de sacrifices diminuer de prix à
vos yeux, vous ne m'ôterez jamais le bonheur
d'avoir fait le vôtre. Ne comptez pas sur ma
légéreté apparente; oui, oui, ma foiblesse elle-même
est le gage de ma constance. Vous pouvez
me rendre bien malheureuse; mais rien,
rien à présent ne pourroit me détacher de
vous... pas même votre ingratitude.
Ps. Il est huit heures du matin! Je ne me
suis point couchée. Je suis d'un accablement!...
que je suis loin de vous! Je viens de relire votre
lettre... je vais la relire encore, elle m'attendrit...
me console; mais hélas! Votre ivresse
est-elle vraiment de l'amour?