ACTE 1 SCENE 1
Le théâtre représente un château fortifié du duc
de Cornouailles.
Le duc de Cornouailles, Oswald.
Oswald.
Quoi ! Seigneur, c' est ici, dans ces hardis remparts,
Que l' orgueil de leurs tours défend de toutes parts,
C' est au fond des forêts, au pied de ces murailles,
Que je viens retrouver le duc de Cornouailles !
Quelle raison, seigneur, dans cet affreux séjour
Vous a fait tout-à-coup transporter votre cour ?
Le Duc De Cornouailles.
Tu l' apprendras, Oswald. Qu' avec impatience
Sur ces bords dangereux j' attendais ta présence !
Parle, que fait Léar?
Oswald.
Seigneur, de ses longs jours,
Auprès de Volnérille, il achève le cours ;
Mais j' ai cru remarquer, dans sa morne tristesse,
Le dépit d' un vieillard que tout choque et tout blesse,
Qui de l' amour du trône est toujours possédé,
Et pleure en frémissant le rang qu' il a cédé.
Lorsqu' au duc d' Albanie unissant Volnérille,
Il le fit par l' hymen entrer dans sa famille,
Quand bientôt de Régane il vous nomma l' époux,
Il sait qu' il partagea l' Angleterre entre vous ;
Et c' est ce souvenir, pour lui plein d' amertume,
Qui, plus lourd que les ans, l' accable et le consume.
On dit même, seigneur, qu' en ses ennuis secrets
Il laisse pour Helmonde échapper des regrets ;
On dit qu' après l' avoir et chassée et maudite
Il rappelle en son coeur cette fille proscrite,
Qu' il la croit innocente, et voudrait aujourd' hui
L' opposer à ses soeurs, et s' en faire un appui,
Lui rendre avec éclat, par un nouveau partage,
Et sa part et ses droits dans son vaste héritage,
Et peut être, seigneur, par un grand changement,
Renverser tout l' état pour régner un moment.
Un inconstant vieillard, lassé du diadême,
Abdique imprudemment, et s' en repent de même :
Long-temps sur sa couronne il tourne encor les yeux.
Le Duc De Cornouailles.
Et voilà le motif qui m' amène en ces lieux.
J' ai craint de ce vieillard l' altière inquiétude ;
J' ai craint que de ces bois l' épaisse solitude
Ne cachât un ramas de brigands révoltés,
À rétablir Léar par l' intrigue excités.
En révolutions l' Angleterre est féconde.
Instruit que des complots favorisaient Helmonde,
Dans ces forêts, Oswald, je suis vite accouru.
Mes soldats rassemblés sous mes pas ont paru ;
Et, sous prétexte, ami, de défendre un rivage,
Où le danois bientôt doit porter le ravage,
Je viens surprendre ici mes odieux sujets ;
Je viens dans leur naissance étouffer leurs projets ;
Je viens pour les punir : et, si ma violence
Tant de fois sans pitié déploya ma vengeance,
Tu conçois aisément que je ferai couler
Le sang des criminels qui m' auront fait trembler.
Oswald.
Eh ! Croyez-vous, seigneur, qu' Helmonde encor respire ?
Quand j' ai cherché ses pas, tout ce qu' on m' a pu dire,
C' est qu' une nuit profonde enveloppe son sort,
Ou qu' enfin ses malheurs l' ont conduite à la mort.
Non, rien ne doit troubler Régane et Volnérille ;
Helmonde a de Léar cessé d' être la fille.
Quand Léar le voudrait, il tenterait sans fruit
D' armer pour elle un droit que son crime a détruit.
Pourrait-il oublier l' éclat de sa colère ?
Le Duc De Cornouailles.
Connais mieux, cher Oswald, ce fougueux caractère :
Il fut extrême en tout ; jamais dans sa bonté,
Jamais dans sa rigueur il ne s' est arrêté.
Avant les attentats de sa coupable fille,
Il paraissait pour elle oublier sa famille ;
Il la voyait, Oswald, comme un présent des dieux,
Dont la beauté céleste enchantait tous les yeux ;
Il adorait en elle un fruit de sa vieillesse ;
Il l' accablait des soins d' une aveugle tendresse.
Bientôt il l' a punie avec sévérité.
Kent osa la défendre, et Kent fut écarté ;
Il paya par l' exil quarante ans de services.
En irritant, Oswald, sa haine ou ses caprices,
Un moment peut suffire à l' armer contre nous.
Du sort, du sort perfide enfin je crains les coups.
Je ne sais quel instinct, quelle terreur profonde,
Me dit que le soleil luit encor pour Helmonde.
Je tremble d' un péril que je ne connais pas.
Je démens, malgré moi, le bruit de son trépas.
Ne crois point, cher Oswald, cette crainte légère :
Souvent une étincelle embrasa l' Angleterre :
Son peuple m' est connu. Suivi de mes soldats,
Par-tout dans ces forêts, ami, porte tes pas ;
Parcours leur profondeur, écoute leur silence :
Pousse jusqu' à l' excès la sage défiance :
Qu' il ne soit ni détour, ni réduit, ni rocher,
Où ton oeil ne pénètre et n' aille la chercher.
Livre, livre en mes mains cette tête ennemie...
On vient : pars... c' est Régane et le duc d' Albanie,
Et les deux fils de Kent, qui s' offrent à mes yeux.
Oswald sort.