ACTE 2 SCENE 6
Léar, Régane, le duc de Cornouailles,
le duc d' Albanie, gardes du duc de Cornouailles,
gardes du duc d' Albanie.
Régane, à Léar.
vous, seigneur, en ces lieux !
Auriez-vous craint d' abord de paraître à nos yeux ?
Pourquoi courir chez Kent ? On vient de m' en instruire,
Et soudain dans vos bras...
Léar.
M' y voilà, je respire.
Ma fille, ah ! Laisse-moi, dans nos embrassemens,
Goûter les doux transports de ces heureux momens.
Combien j' ai desiré de jouir de ta vue !
Le Duc De Cornouailles.
Je partage, seigneur, cette joie imprévue.
Couronné par vos mains, chargé de vos bienfaits,
Leur mémoire en mon coeur ne s' éteindra jamais :
Que mon sang s' y tarisse, avant qu' il les oublie !
Léar, au duc d' Albanie.
Vous, duc, soyez content ; votre attente est remplie.
Vous ne reverrez plus, à votre heureux retour,
Un vieillard importun fatiguer votre cour.
Votre docile épouse, à vos ordres fidèle,
Vient de vous affranchir de ma plainte éternelle :
Ils ont été suivis ; et jamais un époux
Ne fut, quoique de loin, mieux obéi que vous.
Le Duc D' Albanie.
Quelle horreur ! Ainsi donc mon épouse cruelle
Me peignait comme un monstre aussi barbare qu' elle !
Je passais pour ingrat ! Seigneur, c' est dans ma cour
Que je veux hautement vous marquer mon amour,
Et, tombant à vos pieds jusques en sa présence,
Confondre ses mépris par mon obéissance.
Oubliez le passé, revenez près de nous.
Je demande sa grace, et l' implore à genoux.
Léar.
Que votre noble coeur conçoit mal mon injure !
Duc, je croirais moi-même outrager la nature,
Si je pouvais jamais, sous un nouvel affront,
Dans son palais indigne aller courber mon front.
Où croyez-vous des dieux que la majesté sainte,
Pour se rendre visible, ait gravé son empreinte,
Si les traits paternels n' offrent pas à-la-fois
Leur sagesse, leurs soins, leur puissance, leurs droits,
Leur bonté, dont j' ai fait un si funeste usage ?
Quoi! Joindre la noirceur, l'artifice à la rage !
A Régane, croyant voir Volnérille, avec un
air d' égarement commencé.
Ainsi faisant parler les ordres d'un époux,
Tu m'accablais, barbare, en dérobant tes coups !
Régane.
Seigneur, vous vous trompez ; jugez mieux votre fille :
Je suis, je suis Régane, et non pas Volnérille.
Le Duc D' Albanie, bas à Régane.
Sa raison s' est troublée ; il se méprend.
Régane.
Hélas !
Ces mains ne vous ont point chassé de mes états.
Léar.
Qu' ai-je entendu ! Chasser! A-t-on vu sur la terre
Des enfans, même ingrats, oser chasser leur père !
Chasser ! Ce crime affreux, avec ton air soumis,
Tes outrages cachés sans éclat l' ont commis.
Eh ! Dis-moi, tes états, d' où les tiens-tu, perfide ?
J' en ai comblé trop tôt ton espérance avide.
Réponds : quels sont tes droits ? Quel mérite avais-tu ?
Celui de me tromper par ta fausse vertu,
De noircir dans ta soeur la timide innocence,
Contre elle, par degrés, d' attiser ma vengeance.
Que sont donc devenus ces fastueux sermens
Qui m' avaient tant promis les plus doux sentimens,
Des respects si profonds, une amitié si tendre ?
Tu m' as puni bientôt d' avoir pu les entendre :
Mes chagrins m' ont appris qu' un père infortuné
N' est qu' un fardeau pesant, quand il a tout donné.
Les larmes d' un vieillard, souffert par indulgence,
Peuvent mouiller la terre, et s' y perdre en silence.
Tu ne t' attendais pas que, pour te démentir,
En montrant le duc d' Albanie.
La vérité sitôt de son coeur dût sortir.
Oui, duc, de ma pitié je ne puis me défendre :
Qu' avais-tu fait aux dieux, pour devenir mon gendre !
Hélas ! En t' unissant à ce tigre inhumain,
J' ai placé dans ton lit un poignard sur ton sein.
Ai-je pu mettre au jour cette exécrable fille !
Régane.
Ainsi votre oeil trompé voit toujours Volnérille!
Vos maux dans cette erreur viennent de vous plonger.
Léar, revenant à lui.
Ah, pardonne ! à ce point j' aurais pu t'outrager !
Je t'aurais confondue avec cette furie!
Tu le vois, ma raison déja s' est affaiblie.
Mettant la main sur son coeur.
Si je la perds bientôt, c' est de là, je le sens,
Que l' orage naîtra pour troubler tous mes sens.