Mai
À ma fille Jeanne
Épouse de M Honoré Mercier, fils
La veille de son mariage, avril .
C'est toi, Jeanne? Ah! tant mieux, ma fille; viens t'asseoir;
Laisse-moi voir de près ton doux et bon sourire;
Mets ta main dans ma main!... N'est-ce pas que ce soir
Nous avons tous les deux quelque chose à nous dire?
Penche ton front vers moi, nous parlerons tout bas,
Afin de mieux goûter l'heure qui nous rassemble;
Et que ta joie, enfant, ne s'inquiète pas
Si tu vois à mes cils une larme qui tremble.
Que veux-tu, c'est la loi : même aux rares beaux jours
Que le ciel nous accorde en ce monde éphémère,
Aux bonheurs les plus purs il se mêle toujours
Dans les replis de l'âme une pensée amère.
Si je pleurs, vois-tu, songe un peu que demain
- Toi qu'il me semble voir encor toute petite? -
Lorsque l'heureux époux te prendra par la main,
Ce sera la moitié de mon coeur qui me quitte!
Oui, songe que demain, lorsque je te verrai,
Le front tout rayonnant de plaisir et d'ivresse,
Partir dans tout l'éclat de ton rêve doré,
Moi je resterai là, seul avec ma tristesse.
II faut que cela soit; la vie est faite ainsi,
Une lie est au fond de tout ce qui nous charme :
Un sourire souvent dissimule une larme;
On voit plus d'un soupir attrister un merci.
Oui, même le merci qui veut dire « Je t'aime! »
Et résonne à l'oreille ainsi qu'un chant joyeux,
Le tendre et doux merci qui, dans ce moment même,
Palpite sur ma lèvre et vient mouiller mes yeux.
Ce merci que je dois à ta sainte jeunesse,
À ton baiser d'enfant, à ta fraîche gaieté,
À tes petites mains dont la chère caresse,
Savait mettre à mon front tant de sérénité.
Tu t'en souviens, mignonne, et c'est ta récompense
D'aimer ces souvenirs si lointains et si près.
Je les chéris aussi: mais moi, lorsque j'y pense,
En ce moment surtout, c'est avec des regrets.
N'importe, mon enfant, souris, souris encore;
Savoure ton extase; et, sans songer à moi,
Salue à deux genoux la triomphante aurore
Du soleil qui demain va se lever pour toi.
Demain, par un seul mot de ta lèvre ravie,
Tu vas lier ton sort à l'homme de ton choix;
Pour toi tout le passé s'envole, et de ta vie
Un solennel feuillet va tourner sous tes doigts.
Livre-toi sans remords à tes chastes tendresses;
Mais songe que pour toi le jour nouveau qui luit,
Ce jour si radieux d'enivrantes promesses,
L'ère des grands devoirs va s'ouvrir avec lui.
Fonder une famille est un rôle sublime;
Il est beau d'être reine et vestale au foyer;
Mais tout sentier fleuri peut masquer un abîme,
Et la route est parfois bien sombre à côtoyer.
Pourtant, comme un oiseau qui monte dans l'espace
Pour la première fois vers le firmament bleu,
Sans craindre les hasards de la brise qui passe,
Tu t'en vas, confiante, à la grâce de Dieu.
Que l'haleine des vents te soit propice et douce!
Que nul destin, jaloux de l'azur de ton ciel,
Ne te fasse jamais trop regretter la mousse
Que tu trouvais si tendre au vieux nid paternel!
Mais non, embrasse-moi, ma Jeannette adorée!
Tout te présage un bel et riant avenir;
La route s'ouvre à toi lumineuse et dorée :
J'en puis attester l'homme à qui tu vas t'unir.
Il hérite d'un nom brillant dans nos annales;
Et, devoir qui s'impose à tous les coeurs bien nés,
Le sien, récompensant tes vertus virginales,
Te rendra les bonheurs que tu nous a donnés.
Et plus tard, mon enfant, si le bon Dieu t'envoie
Un de ces anges dont il fait les tout petits,
Ta mère, dont tu fus et l'orgueil et la joie,
Bénira comme moi le jour où tu partis.