Poésies
(Montréal, Librairie Beauchemin, Ltée, 1906)
Avertissement
Alfred Garneau - né à la Canardière, près Québec, en
1836, mort à Montréal, en 1904 - avait laissé, parmi ses
papiers et manuscrits, un certain nombre de pièces de vers.
Nous en avons fait un choix que nous offrons aujourd'hui au
lecteur.
Par un temps de matérialisme effréné, dans ce pays neuf,
en plein labeur d'exploitation, en pleine fièvre industrielle et
commerciale, où les forces individuelles et les plus nobles
ambitions sont courbées sous les tâches lucratives, dans ce
pays commençant, s'ouvrant à peine aux courants
intellectuels, une telle publication semblera peut-être
téméraire ou frivole. Nous osons, pourtant, faire appel à ceux
qui ont la piété des choses littéraires, des choses idéales, de
ce que Sainte-Beuve appelait « l'art des arts, la poésie. »
Ces poésies éparses, nées de la fantaisie ou du rêve,
reflets de visions pâles ou de clairs paysages, évocations de
souvenirs chers et de pures émotions, échos des voix qui, aux
heures grises, pleurent en nous, confidences d'une âme
mélancolique, ivre avant tout de sérénité, de quiétude, de joie
silencieuse, capable, à l'occasion, d'élans patriotiques, ces
poésies, croyons-nous, feront connaître l'homme
d'imagination et de sensibilité que fut Alfred Garneau.
Quelques-unes avaient déjà paru, dans le Foyer Canadien
et la Revue Canadienne: « Premières pages de la vie » en
1857, « À mes amis » en 1864, « Le bon pauvre » en 1866;
4
« Bluette » et « À ma soeur » en 1867. D'autres furent
publiées dans les journaux de l'époque, à Québec: « Aimer »
et « La jeune baigneuse » en 1863. Elles datent de la jeunesse
du poète. Les autres pièces sont inédites. Elles furent
composées à divers, et, souvent, de longs intervalles. La
plupart, les onze sonnets et « À Wright's Grove » notamment,
sont d'une période encore proche de nous.
La vocation poétique s'était éveillée, chez Alfred
Garneau, de très bonne heure. À dix ans, il griffonnait déjà
des vers sur ses cahiers de classes. Il avait quatorze ans quand
sa première pièce fut insérée dans un journal de Québec, à la
demande d'Octave Crémazie. Il en avait dix-sept à peine
lorsque parut « À elle, » qui débute ainsi: « Toi qui portes au
front la blancheur de ton âme. »
Ses prédilections allaient aux poètes. La poésie était sa
passion dominante et comme sa pente naturelle. Ses
habitudes d'esprit, ses façons de sentir, les mots qui lui
venaient instinctivement aux lèvres avaient nous ne savons
quelles teintes, quels frissons, quels mirages de poésie. Lui-
même disait: « Je pense en images. » Aussi bien la lecture des
beaux vers, des Nuits de son barde préféré, par exemple, lui
mettait aux yeux, tour à tour, des éclairs et des larmes...
On imagine sa tristesse lorsqu'il dut s'enfermer en des
travaux arides et renoncer pour longtemps à ses chères
Muses. Malgré tout, la flamme divine continuait de brûler au
fond de lui. De fois à autre, il se reprit à assembler quelques
strophes et à ciseler des vers. Mais, en vérité, ce fut, combien
rarement! en des loisirs interrompus, sous l'obsession
irrésistible d'une pensée puissante ou d'un sujet troublant.
5
Par suite, les quarante-cinq pièces qu'on va lire couvrent un
espace de cinquante années.
Alfred Garneau, qu'une modestie excessive enveloppait et
dérobait au public, n'aurait eu garde, de son vivant, de faire
paraître le moindre volume. Sur les instances de ses amis,
nous avons cru devoir rompre le silence autour de sa tombe et
de son nom.
Puissent ses poésies, en attendant ses ouvrages en prose,
fidèlement traduire et mettre en lumière - c'était son seul
orgueil - le culte passionné, l'amour vraiment filial, aussi
intense que chez son père, l'historien, qu'il voua, jusqu'à son
dernier jour, à la langue et aux lettres françaises.
Hector Garneau.
Octobre 1906.