ACTE 3 SCENE 1
Le rideau se lève. Le théâtre représente un caveau
funéraire, tel qu'il en existe encore dans nos
anciennes églises. On voit plusieurs tombeaux de
forme différente, quelques-uns ruinés par le tems;
des sépulchres entr'ouverts, dont les pierres sont
à moitié brisées; les murs chargés d'épitaphes;
d'un des côtés du théâtre, un escalier autour
duquel règne une balustrade de pierre; vis-à-vis
de l'escalier, une voûte souterraine à perte de
vue; à l'extrémité du caveau, on aperçoit encore
d'autres tombeaux, des colonnes surmontées
d'urnes qui sont l'emblême de l'éternité;
il y a une de ces colonnes sur le devant du
théâtre. On observera que les tombeaux sont dans
les côtés, qu'ils ne dérobent rien de l'action
au spectateur, et qu'elle se passe au milieu
de la nuit.
Euphémie seule.
Elle paroît sur le perron de l'escalier, une
lampe à la main, dans une extrême agitation,
regarde de tous côtés, lève les yeux au ciel,
s'avance en tremblant, descend quelques degrés,
lève encore les yeux au ciel, s'appuie, comme
accablée de douleur, la main, et ensuite la tête
sur la balustrade, déchirée par de grands
mouvemens, fait des efforts pour remonter, tombe
avec un gémissement à la seconde marche, demeure
quelques momens dans cette situation douloureuse,
se relève, continue de descendre avec le même
trouble, et fait quelques pas sur la scène.
De lugubres horreurs de tombeaux entourée,
À chaque pas tremblante incertaine égarée...
Emportant avec moi les enfers, le remord,
Je marche à la lueur du flambeau de la mort...
Elle fait quelques pas.
Que sa barbare main ne m'a-t-elle frappée!
Elle pose sa lampe sur un tombeau de forme
Carrée; Euphémie y appuie pendant quelques
Momens les deux mains et la tête, ensuite la
Relève, laissant une de ses mains sur le tombeau,
Et tournant ses regards vers le ciel.
Ô Dieu! Quelle promesse à ma bouche échappée,
Qu'ai-je dit? à mon coeur! Mon coeur l'a pu former,
Et je respire encor! Dieu! J'ai promis d'aimer,
De trahir tous mes voeux! Aujourd'hui, dans une heure.
Je comble mes forfaits! Je fuis cette demeure!
Sinval, elle tourne les yeux vers le souterrain.
Par ce détour, découvert à mes yeux,
Et qui secrètement conduit hors de ces lieux,
Au milieu de la nuit, à la faveur des ombres,
Près de moi, doit se rendre en ces retraites sombres,
Au cloître, à mon état, à Dieu trop méconnu,
M'enlever pour jamais et l'instant est venu!
À ce terme fatal, mon ame s'épouvante;
Transfuge des autels, je ne suis plus qu'amante;
Ma main, trop lente au gré d'une coupable ardeur,
Est prête à rejeter de mon front sans pudeur
Ce voile, ce bandeau, garans d'une foi pure,
Pour y substituer l'appareil du parjure,
Tous les signes du monde, et d'un art suborneur,
Monumens de mon crime, et de mon deshonneur!
De climats en climats étrangère, avilie,
Je m'expose au malheur, qui suit l'ignominie,
Au sort de l'apostat, à la nécessité
D'abjurer mon pays, mon nom, la probité,
Que sais-je? Dieu lui-même... à mes fureurs livrée,
J'abandonne en ces murs, fille dénaturée,
Ma mère, dont mes soins, dont mes faibles secours
Consoloient l'infortune, et soutenoient les jours;
Je la laisse expirer de douleur de misère...
Elle quitte le tombeau avec vivacité, et vient au
milieu du théâtre.
Qui peut trahir son dieu, peut bien trahir sa mère.
Non, je n'oublierai point mes sermens, mon devoir;
Sur Euphémie, ô Dieu, reprens tout ton pouvoir;
Triomphe de Sinval, triomphe de moi-même;
Ô ciel! Acheverai-je? Et sois le seul que j'aime;
Cesse de m'éprouver par des combats nouveaux;
Est-ce à toi, Dieu puissant, de craindre des rivaux?
Détruis, anéantis l'amante criminelle,
Et ranime la foi de l'épouse fidelle;
Que le profane amour cède à l'amour sacré,
Ou qu'enfin sous ton bras je meure...
Avec force.
je mourrai;
Il m'est aisé de perdre un vain reste de vie;
Mais perdre mon amour, Sinval! Que je t'oublie!
Que mon coeur se refuse au destin si flatteur
De vivre pour toi seul, de faire ton bonheur,
De t'aimer, toujours plus! Non, il n'est pas possible.
Sois encor plus sévère, ô Dieu, plus inflexible;
Redouble mon supplice; arrache-moi le jour;
Tu ne saurois détruire un malheureux amour.
Elle va au milieu de la scène en se joignant les
Mains, et les levant ensuite vers le ciel.
Ah! Femme trop coupable, où t'emporte l'ivresse
De cet amour, qu'attend la foudre vengeresse!
Dieu, dis-tu, ne sauroit vaincre ces mouvemens,
Ces transports criminels, qui soulèvent tes sens;
Las d'un service ingrat, Dieu t'a congédiée;
Pour son épouse enfin, Dieu t'a répudiée;
Il n'est plus que ton maître, un juge courroucé,
Et ton arrêt de mort est déjà prononcé.
Arrête, Dieu terrible... avec attendrissement.
Hé quoi! Sans qu'il t'offense,
Le coeur ne peut jouir de sa faible existence,
S'ouvrir au doux plaisir d'aimer, et d'être aimé;
L'amour y fut, hélas! De ton souffle allumé;
Oui, tu créas l'amour, pour essuyer nos larmes,
Pour consoler la vie, et lui prêter des charmes;
Tout annonce l'éclat de la divinité,
Sa grandeur et l'amour fait sentir sa bonté.
Soumise à ton pouvoir, j'adore ici mon maître;
L'épouse de Sinval t'eut mieux aimé peut-être...
Elle fait quelques pas.
Malheureuse! Poursuis, ose insulter aux cieux...
Triste jouet d'un coeur, égaré dans ses voeux,
Je n'ai plus de raison; je me cherche et m'ignore...
Elle va vers le souterrain.
Sinval dans ces tombeaux ne paroît point encore!
Elle revient vers le tombeau.
Ah! Qu'il ne vienne point qu'il me fuye à jamais...
Qu'il me fuye est-il vrai? Sont-ce là mes souhaits?
Ne plus revoir Sinval! ô devoir! ô tendresse!
Ô Sinval! ô mon dieu! Je retombe sans cesse;
Dans ces affreux combats je ne me soutiens plus,
Et ma faiblesse cède à mes sens éperdus.
Elle tombe accablée sur une des marches du
tombeau, les deux bras étendus sur elle.