SCÈNE TROISIÈME
LES MÊMES, WELF.
WELF, du haut de la tour.
Que me veut-on ? Passez votre chemin, vous autres.
Je hais ton glaive, ô duc. Je hais ton sceptre, ô roi.
César, je hais ton globe impérial. Et toi,
Pape, je ne crois pas à tes clefs. Qu'ouvrent-elles ?
Des enfers. Tu mens, pape, et tes fureurs sont telles
Que Rome est le cachot du Christ, je te le dis.
Et pour voir en toi l'homme ouvrant le paradis,
Le Père, j'attendrai, pape, que tu détèles
Tous ces hideux chevaux, Guerre aux rages mortelles,
Haine, Anathème, Orgueil, Vengeance à l'oeil de feu.
Monstres par qui tu fais traîner le char de Dieu !
Les chevriers, qu'on voit rôdant de cime en cime,
Sont de meilleurs pasteurs que vous, prêtres ; j'estime
Plus que vos crosses d'or d'archevêque ou d'abbé,
Leur bâton d'olivier sauvage au bout courbé.
Bénis soient leurs troupeaux paissant dans les cytises !
Oui, les femmes font faire aux hommes des sottises,
Roi d'Arles ; mais j'ai, moi, c'est pourquoi je suis fort,
Pour épouse ma tour, pour amante la mort.
En guise de clairon l'ouragan m'accompagne.
Que peux-tu donc m'offrir qui vaille ma montagne,
César, roi des Romains et des Bohémiens ?
Quand tu me donnerais ton aigle ! J'ai les miens.
Que venez-vous chercher ? Qu'est-ce qui vous amène ?
Rois, je suis dans ces bois la seule face humaine.
La terre sait vos noms et les mêle à ses pleurs.
Vous êtes des preneurs de villes, des voleurs
De nations, les chefs de l'éternel pillage.
Que voulez-vous de moi ? Je n'ai pas un village.
Vous êtes ici-bas les semeurs de l'effroi.
Le genre humain subit le duc, souffre le roi ;
Tu l'opprimes, César ; Saint-Père, tu le pilles.
Vos lansquenets font rage, et violent les filles
Qui plongent leurs bras blancs dans le van plein de blé ;
Il semble, tant par vous l'univers est troublé,
Que l'air manque aux humains et la rosée aux plantes ;
Sur la sainte charrue on voit vos mains sanglantes.
Rien n'ose croître, et rien n'ose aimer. Moi je suis
Un spectre en liberté songeant au fond des nuits.
Vous êtes des héros faisant des faits célèbres.
Est-ce que j'ai besoin de vous dans mes ténèbres ?
Je n'ai rien. Pas un homme auprès de moi ne vit.
On trouve dans ces monts l'air que rien n'asservit,
Le ravin, le rocher, des ronces, des cavernes,
Des lacs tristes, pareils aux antiques Avernes,
Le bois noir, le vieux mur par les hiboux choisi,
Le nuage, et c'est tout. Qui vous attire ici ?
Pourquoi venir ? C'est donc pour me prendre de l'ombre ?
Moi, baron dans ma tour, larve dans un décombre,
Je garde ce désert terrible, et j'en ai soin.
L'immense liberté du tonnerre a besoin
De gouffres, de sommets, d'espace, de nuées
Sans cesse par le vent de l'ombre remuées,
D'azur sombre, et de rien qui ressemble à des rois,
Si ce n'est pour tomber sur leur tête. Je crois
En Dieu. Prêtre, entends-tu ? Quoi, ce bois où nous sommes
Tente les rois ! Les rois n'ont pas assez des hommes !
Mais contentez-vous donc, compagnons couronnés,
De ce tas de vivants que vous exterminez !
Je possède ce mont, et ce mont me possède,
Il m'abrite, et sur lui je veille. Ainsi l'on s'aide.
Moi, je suis l'âme, et vous, vous êtes les démons.
Je descends des géants qui, marchant sur les monts,
Et les pressant du pied, faisaient jaillir des marbres
Les sources au-dessus desquelles sont les arbres.
Puisqu'autour du sommet superbe, tout s'éteint,
Puisque la bête brute, en son auguste instinct,
Proteste, alors que l'homme à plat ventre se couche,
Ah ! puisque rien n'est libre à moins d'être farouche,
De mes noirs sangliers, de mes ours, de mes loups,
Vous n'approcherez pas, princes ; j'en suis jaloux.
Messeigneurs, savez-vous pourquoi ? C'est que ces bêtes
Ces êtres lourds et durs, ces monstres, sont honnêtes.
Ils n'ont pas de Séjan, ils n'ont pas de Rufin ;
Leur cruauté n'est pas le crime ; c'est la faim.
Vous, rois, dans vos festins, au bruit sacré des lyres,
Gais, couronnés de fleurs, échangeant des sourires,
Pour usurper un trône, ou même sans raison,
Vous vous versez les uns aux autres du poison ;
Vos poignards emmanchés de perles font des choses
Horribles, et, parmi les lauriers et les roses,
Teints de sang, vous restez éblouissants toujours ;
Moi, je choisis les loups, et j'aime mieux les ours ;
Et je préfère, rois qu'un vil cortége encense,
À vos crimes riants leur féroce innocence.
Allez-vous-en. — Fuyez. Quoi ! ne sentez-vous pas
Tout un hérissement fauve autour de vos pas !
Vous bravez donc, puissants aveugles, le murmure
Qui répond dans l'abîme au bruit de mon armure,
L'amour qu'a pour moi l'ombre, et l'appui que j'aurais
Dans la virginité des profondes forêts.
J'ai sous ma garde un coin de paradis sauvage,
Un mont farouche et doux. Ici point de ravage
Montrant que l'homme fut heureux dans ces beaux lieux ;
Point de honte montrant qu'il y fut orgueilleux.
L'onde est libre, le vent est pur, la foudre est juste.
Rois, que venez-vous faire en ce désert auguste ?
Le gouffre est noir sans vous, sans vous le ciel est bleu.
N'usurpez pas ce mont ; je le conserve à Dieu.
Rois, l'honneur exista jadis. J'en suis le reste.
C'est bien. Partez. S'il est un bruit que je déteste,
C'est le bourdonnement inutile des voix.
Il disparaît.
CYADMIS.
Il nous brave !
HUG.
Couvrons nos soldats de pavois.
Traînons une baliste. Apportons les échelles.
À l'assaut !
OTHON.
À l'assaut !
SYLVESTRE, montrant le précipice.
Si vous n'avez pas d'ailes,
Vous ne franchirez pas cet abîme. Vos ponts
Ne pourront au roc vif enfoncer leurs crampons.
Les torrents dans ce trou tombent. Et votre armée,
Comme eux, en y croulant, y deviendra fumée.
CYADMIS, regardant.
C'est vrai, le précipice est sans fond.
HUG, se penchant.
Quel fossé !
OTHON, regardant et reculant.
On ne peut passer là que par le pont baissé.
CYADMIS, touchant le rocher.
Auprès de ce granit le marbre serait tendre.
OTHON, à Sylvestre.
Que nous conseille donc Ta Sainteté ?
SYLVESTRE.
D'attendre.
La nuit vient. Et le temps qui s'écoule est pour nous.
Cachez dans le ravin des gardes à genoux.
Faites le guet.
Tous s'en vont. Il ne reste que des pointes de piques presque indistinctes
dans un pli du ravin.
Il commence à neiger.
Crépuscule. Noirceur croissante de la tour et de la montagne. Un enfant
paraît dans un coude du rocher. C'est une petite fille, pieds nus, en
haillons ; une mendiante.
Elle vient du côté opposé à celui par où les rois sont sortis.
Elle se traîne dans la neige qui s'épaissit.
Elle regarde autour d'elle avec inquiétude, et monte péniblement la pente
qui mène au bord du précipice.
Profond silence. Les pointes des piques restent immobiles.
SCÈNE QUATRIÈME
UNE MENDIANTE, ENFANT.
LA MENDIANTE.
J'ai froid. Comme il fait noir ! Personne.
Du bruit ? Je crois que c'est une cloche qui sonne.
Non, c'est le vent.
Apercevant la tour.
Un mur ! On dirait un beffroi.
Frissonnant.
Il me semble que j'ai des bêtes près de moi.
Jésus !
Avançant.
Ah ! le chemin finit ici. Pourrai-je
Aller plus loin ?
Regardant dans le précipice.
Ceci, c'est un trou.
Grelottant.
Comme il neige !
Pourtant je crois bien voir en face une maison.
Non, c'est noir.
Songeant.
Est-ce vrai qu'on vous met en prison
Parce que vous allez dans les champs toute seule ?
Mon Dieu, j'ai peur ! Et puis les loups ouvrent la gueule
Et marchent dans les bois avec les revenants.
Où suis-je ? Cette route est pleine de tournants.
J'ai perdu mon chemin. Ce n'est plus que des pierres.
Si j'essayais un peu de dire mes prières ?
Regardant le burg.
Est-ce une maison ? Non. C'est du rocher que j'ai
Pris pour un mur. Je meurs ! Ah ! je n'ai pas mangé.
J'ai les pieds écorchés par les cailloux. Ma mère !
WELF, paraissant entre les créneaux.
Qui m'appelle ?
SCÈNE CINQUIÈME
LA MENDIANTE, WELF.
WELF, tournant une lanterne sourde vers le précipice.
Quelqu'un est là ?
LA MENDIANTE.
De la lumière !
WELF, regardant.
On dirait un enfant. Qu'es-tu ? fille ou garçon ?
LA MENDIANTE.
Monseigneur, je voudrais entrer dans la maison.
WELF.
D'où viens-tu ?
LA MENDIANTE.
Je n'ai pas de pays sur la terre.
WELF.
Où vas-tu ?
LA MENDIANTE.
Je ne sais.
WELF.
Où sont tes père et mère ?
LA MENDIANTE.
Je n'en ai pas. Je sais que les autres en ont.
Voilà tout.
WELF.
En venant du côté de ce mont,
N'as-tu pas rencontré des gens armés ?
LA MENDIANTE.
Personne.
WELF.
Comme ils ont pris la fuite ! Ainsi le daim frissonne
Devant l'ours.
LA MENDIANTE.
Je suis fille, et j'ai dix ans ; je vais
Devant moi, je mendie, et le temps est mauvais,
Je voudrais me chauffer devant la cheminée,
Et je n'ai pas mangé de toute la journée.
WELF.
Entre, enfant. Viens souper, et viens, sous l'oeil de Dieu,
Dormir sur un bon lit à côté d'un bon feu.
La montagne est l'aïeule et je suis le grand-père.
Le burg sera ton nid comme il est mon repaire.
Le brasier, qui devait chasser les bataillons,
Va faire mieux encore et sécher tes haillons ;
Au lieu de voir, devant sa flamme, tout l'empire
Reculer effrayé, je te verrai sourire.
Dieu soit béni ! je n'ai pas fait mon feu pour rien.
Cela commençait mal et cela finit bien.
Ah ! tu t'en allais donc sans savoir où, perdue,
Ne voyant que du noir dans toute l'étendue !
Il ne sera pas dit, ma fille, qu'à ton cri,
Le vieux roc foudroyé ne s'est pas attendri.
Dans la grande montagne entre, pauvre petite ;
Et sois chez toi. Je vais baisser le pont.
Il disparaît. La lumière descend de meurtrière en meurtrière. Le pont commence
à s'abaisser. On voit la lumière entre les barreaux de la herse. La
herse se lève, le pont se baisse et rejoint le bord du précipice.
Welf, la lanterne à la main, traverse le pont et vient à l'enfant.
Viens.
L'enfant prend la main de Welf.
Mouvement dans les piques. Clameurs dans le ravin. Des soldats sortent
d'une embuscade, et se précipitent sur Welf. Cyadmis est à leur tête.