LE TROISIÈME JOUR
LES CATASTROPHES
L'éternité n'est point dans vos apothéoses ;
Et Dieu ne l'a donnée à rien, pas même aux roses.
Le temps que vous avez n'est pas illimité.
Un jour vient, tout se paie ; et la calamité,
Qui sortit si souvent de vos palais, y rentre.
La foule alors, autour du maître dans son antre,
Bouillonne et s'enfle ; on voit les pauvres demi-nus
Rugir, humbles hier, brusquement devenus
Plus hagards que les huns et que les massagètes.
Ah ! les reines - je plains les femmes - sont sujettes
Aux cheveux blanchissant dans une seule nuit.
L'incendie au sommet des tours s'épanouit,
Seule utile lueur qui sorte du despote ;
Au-dessus du palais, buisson de flamme, il flotte,
Et, croissant à travers les toits, ouvre au milieu
Ses pétales d'aurore et ses feuilles de feu,
Étant la rose horrible et fauve des décombres.
Vous avez dans vos coeurs ces pressentiments sombres ;
C'est pourquoi, malgré vous, vous êtes pleins d'ennuis.
Qui suis-je maintenant, moi qui parle ? Je suis
Un vieux homme qui va sur la route. On l'arrête.
Entrez ; il parle, il dit son avis sur la fête ;
Rien de plus. Rois, je suis cet horrible inconnu
Qu'on nomme le passant et le premier venu ;
Je suis la grande voix du dehors ; et les choses
Que je dis, et qui font blêmir vos fronts moroses,
Sont celles qu'à vos pieds tout un peuple vivant
Rêve et pense, et qu'emporte au fond des cieux le vent.
Car lorsque je disais que les âmes sont mortes,
Tout à l'heure, et que rien ne remue à vos portes,
Et que la lâcheté publique a fait la paix
Avec votre infamie, ô rois, je me trompais.
Non, Rome vit dans Rome, et l'eau bout dans le vase.
Mais à mon âge on peut broncher dans une phrase ;
Faire erreur sur un mot n'est rien ; l'essentiel
C'est d'être une âme honnête et droite sous le ciel.
Donc, le moment approche où la grappe, étant mûre,
Tombera. L'heure vient. - Mais j'entends qu'on murmure.
Est-ce que par hasard ils ont imaginé
Ces princes, ces bandits compagnons d'un damné,
Ces gangrenés du mal, ces rois en qui suppure
Toute l'abjection de notre époque impure,
Que j'étais un soldat de l'humeur des valets ;
Qu'en me disant : parlez, vous qui passez ! j'allais
Avec la flatterie, immonde et vil dictame,
Panser complaisamment l'ulcère de leur âme ;
Que moi, le vieux pisan, je courberais le front,
Et qu'ils pourraient, étant les malheureux qu'ils sont,
Ce Ranuce, ce Jean, ce Ratbert, cet Alonze,
Faire sucer leur plaie à la bouche de bronze !
Pour adorer Ratbert il faut être Ratbert ;
Pour admirer Ranuce en perfidie expert
Et Jean l'homme du meurtre, il faudrait que je n'eusse
Pas plus de coeur que Jean ni d'âme que Ranuce.
Oh ! laissez-moi cacher mon front sous mon manteau.
Quand me descendra-t-on dans le Campo-Santo,
Avec les trépassés augustes qu'on oublie,
Avec les chevaliers de la vieille Italie,
Loin des vivants, parmi les spectres d'Orcagna !
Pourquoi faut-il qu'à ceux que la guerre épargna
La mort vienne si tard, hélas ! menant en laisse
Ces deux chiens monstrueux, la honte et la vieillesse !
Ah ! jeunes gens ! les ans font plier mes genoux.
Je suis triste jusqu'à la haine devant vous !
Ah ! la décrépitude à l'opprobre ressemble !
Le dedans reste ferme ; hélas, le dehors tremble.
Nous avons beau flétrir ces nouveaux arrivants,
Nous ne pouvons punir ; nous ne sommes vivants
Que juste ce qu'il faut pour endurer l'offense.
Qu'il est dur de rentrer dans la mort par l'enfance !
Ah ! c'est un grand malheur et c'est un grand dépit
D'être encore lion quand le renard glapit,
D'entendre les chacals et les bêtes funèbres
Faire leur fête horrible au milieu des ténèbres,
Et de ne pouvoir pas, étant malade et vieux,
Secouer sa crinière énorme jusqu'aux cieux !
Je vois ce qui s'écroule et je vois ce qui monte,
Ruine de la gloire et croissance de honte,
Et j'ouvre avec regret mes vieux yeux assoupis.
Et si je vais trop loin dans mes discours, tant pis !
Car je n'ai pas le temps de prendre des mesures
Du degré de respect qu'on doit à vos masures,
À vos tours, à vous, sire, et de la quantité
De mépris qui convient à votre majesté.
Ô misère, pendant que tout entiers vous êtes
Aux plaisirs, aux chansons, aux bals, aux coupe-têtes,
Aux meurtres, aux festins abjects, aux jeux brutaux,
Aux piéges qu'on se tend de châteaux à châteaux,
Ceux-ci pillant ceux-là, ceux-là tondant les autres,
Les plus sanglants disant tout bas des patenôtres,
Sournois, ayant toujours votre ami pour danger ;
Pendant que vous passez votre temps à manger,
À vous soûler de vin et d'horreurs inconnues,
Regardant l'impudeur des femmes presque nues,
Contemplant aux miroirs vos malsaines pâleurs,
Vous parfumant de musc, vous couronnant de fleurs,
Et des gens que j'ai dit grossissant les prébendes,
Hélas ! les sarrasins du Fraxinet, par bandes,
Infestent la Provence et le bas Dauphiné ;
Humbert, dauphin de Vienne, est chez lui confiné ;
Personne ne défend la marche occidentale
Où la cavalerie espagnole s'installe,
Et je ne sache pas qu'un comte ou qu'un marquis
S'en montre curieux et qu'on se soit enquis
De quels Guadalquivirs et de quelles Navarres
Sortent ces catalans et ces almogavares.
Partout l'étranger vient et de Naple aux Grisons
Montre sa pique au bord de nos noirs horizons.
Chocs, alertes, assauts, invasions soudaines ;
Ils viennent de Nubie, ils viennent des Ardennes.
Au duc Welf qui, lassé de ne voir ni vaillant,
Ni prince devant lui, vous regarde en bâillant,
Quel bras opposez-vous, dites ? Quel capitaine
Aux usurpations des tyrans d'Aquitaine ?
Une maille de moins défait tout le tricot ;
Vous n'avez plus le Var, vous n'avez plus l'Escaut.
Chaque passant arrache au vieux temple une brique.
Abraham, empereur des maures en Afrique,
Laissant derrière lui les royaumes penchés
Et saignants, et les champs de cadavres jonchés,
Approche, et le voilà qui touche à l'Italie ;
Nos murs, dont le drapeau frissonnant se replie,
Chancellent, et déjà sur leur morne blancheur
Nous pouvons voir grandir l'ombre de ce faucheur.
Du sud accourt le nègre, et du nord vient le singe ;
Les huns sortent velus des forêts de Thuringe ;
Le spectre d'Alaric rôde et sonne du cor ;
Les vieilles nations vandales sont encor
À nos portes, grinçant les dents et hurlant toutes,
Dans la Souabe, pays fauve et qui n'a pour routes
Que des sentiers perdus dans le sombre des bois.
L'empereur grec pâlit dans Byzance aux abois ;
Son armée est sans duc, sa flotte est sans drungaire ;
Pas d'hommes, pas d'argent ; comment faire la guerre ?
Toute la chrétienté le laisse sans appui ;
Ce livide Andronic, entre les turcs et lui,
N'a plus qu'un bras de mer de deux milles de large ;
Ce césar plie au poids du monde qui le charge ;
Du toit de son palais, il voit à l'orient
Les barbares tirer leurs sabres en riant ;
Son fils, Kyr Michaël, craint de livrer bataille.
Ici, quels chefs a-t-on ? qui ? de la valetaille.
Car vous n'obéissez qu'à plus petit que vous ;
Vous avez l'orgueil bas ayant le coeur jaloux.
Princes, l'infirmité de ce croulant empire,
C'est que toujours le moindre est choisi par le pire ;
Le cul-de-jatte est duc dans le camp des goîtreux.
Quant aux moines à casque, ils se battent entre eux,
Au lieu de s'occuper de notre délivrance.
Villiers de l'Ile-Adam, de la langue de France,
Guerroie Ugoccion, grand maître des portiers.
Une gorgone sort de tous ces bénitiers ;
Et le pape à servir des messes utilise
Azon cinq, général des troupes de l'église.
Le peu qui nous restait des bons vieux généraux
Meurt de votre dédain aidé de vos bourreaux ;
On oublie à Final don Fabrice, on expulse
Roger, on met au ban de l'empire Trivulce ;
Et l'ennemi s'avance, et vous n'avez plus là
Bélisaire pour faire échec à Totila.
Tout le vieux fer romain n'est plus que de la rouille.
Deux femmes autrefois qui filaient leur quenouille,
Voyant que l'étranger enjambait le fossé,
Ont crié : guerre ! et pris la pique, et l'ont chassé ;
Ces deux femmes, c'étaient, autant qu'il m'en souvienne,
Auxilia de Nice, et Mahaud d'Albon-Vienne.
Fils de ces femmes-là qui battaient vos vainqueurs,
Vous avez hérité des fuseaux, non des coeurs.
Déserteurs du pays, oppresseurs de l'empire,
Le peuple est stupéfait et ne sait plus que dire
Dans le saisissement de votre lâcheté.
Que reste-t-il du ciel, rois, le soleil ôté,
Et de la terre, hélas ! l'Italie éclipsée ?
Voilà. Je vous ai dit à peu près ma pensée.
*
Elciis s'arrêtant, car le jour était chaud,
Dit : Je voudrais dormir. L'empereur dit : Bientôt.