LE VIEUX SERGENT 1815
Près du rouet de sa fille chérie
Le vieux sergent se distrait de ses maux,
Et, d'une main que la balle a meurtrie,
Berce en riant deux petits-fils jumeaux.
Assis tranquille au seuil du toit champêtre,
Son seul refuge après tant de combats,
Il dit parfois: " ce n'est pas tout de naître;
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas! "
Mais qu'entend-il? Le tambour qui résonne:
Il voit au loin passer un bataillon.
Le sang remonte à son front qui grisonne;
Le vieux coursier a senti l'aiguillon.
Hélas! Soudain, tristement il s'écrie:
" c'est un drapeau que je ne connais pas.
Ah! Si jamais vous vengez la patrie,
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!
" qui nous rendra, dit cet homme héroïque,
Aux bords du Rhin, à Jemmape, à Fleurus,
Ces paysans, fils de la république,
Sur la frontière à sa voix accourus?
Pieds nus, sans pain, sourds aux lâches alarmes,
Tous à la gloire allaient du même pas.
Le Rhin lui seul peut retremper nos armes.
" de quel éclat brillaient dans la bataille
Ces habits bleus par la victoire usés!
La liberté mêlait à la mitraille
Des fers rompus et des sceptres brisés.
Les nations, reines par nos conquêtes,
Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
Heureux celui qui mourut dans ces fêtes!
" tant de vertu trop tôt fut obscurcie.
Pour s'anoblir nos chefs sortent des rangs;
Par la cartouche encor toute noircie
Leur bouche est prête à flatter les tyrans.
La liberté déserte avec ses armes;
D'un trône à l'autre ils vont offrir leurs bras;
À notre gloire on mesure nos larmes.
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas! "
Sa fille alors, interrompant sa plainte,
Tout en filant lui chante à demi-voix
Ces airs proscrits qui, les frappant de crainte,
Ont en sursaut réveillé tous les rois.
" peuple, à ton tour que ces chants te réveillent:
Il en est temps! " dit-il aussi tout bas.
Puis il répète à ses fils qui sommeillent:
" Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas! "