EPISTRE 5
À M De Guilleragues, secretaire du cabinet.
Esprit né pour la cour, et maistre en l' art de plaire,
Guilleragues, qui sçais et parler et te taire,
Appren-moy, si je dois ou me taire, ou parler.
Faut-il dans la satire encor me signaler,
Et dans ce champ fecond en plaisantes malices,
Faire encore aux auteurs redouter mes caprices?
Jadis, non sans tumulte, on m' y vit éclater:
Quand mon esprit plus jeune et promt à s' irriter,
Aspiroit moins au nom de discret et de sage:
Que mes cheveux plus noirs ombrageoient mon visage.
Maintenant que le temps a meuri mes desirs,
Que mon âge amoureux de plus sages plaisirs
Bien-tost s' en va frapper à son neuvième lustre,
J' aime mieux mon repos qu' un embarras illustre.
Que d' une égale ardeur mille auteurs animés
Aiguisent contre moi leurs traits envenimés:
Que tout jusqu' à Pinchesne et m' insulte et m' accable;
Aujourd' huy vieux lion je suis doux et traitable:
Je n' arme point contre eux mes ongles émoussés.
Ainsi que mes beaux jours, mes chagrins sont passés.
Je ne sens plus l' aigreur de ma bile premiere,
Et laisse aux froids rimeurs une libre carriere.
Ainsi donc philosophe à la raison soûmis,
Mes defauts desormais sont mes seuls ennemis.
C' est l' erreur que je fuis; c' est la vertu que j' aime.
Je songe à me connoître, et me cherche en moi-même.
C' est là l' unique étude où je veux m' attacher.
Que l' astrolabe en main, un autre aille chercher
Si le soleil est fixe, ou tourne sur son axe:
Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe:
Que Rohaut vainement seche pour concevoir,
Comment tout estant plein, tout a pû se mouvoir:
Ou que Bernier compose et le sec et l' humide
Des corps ronds et crochus errans parmi le vuide,
Pour moy sur cette mer, qu' ici bas nous courons,
Je songe à me pourvoir d' esquif et d' avirons,
À regler mes desirs, à prevenir l' orage,
Et sauver, s' il se peut, ma raison du naufrage.
C' est au repos d' esprit que nous aspirons tous:
Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.
Un fou rempli d' erreurs, que le trouble accompagne,
Et malade à la ville, ainsi qu' à la campagne,
Envain monte à cheval, pour tromper son ennui,
Le chagrin monte en croupe et galoppe avec lui.
Que crois-tu qu' Alexandre, en ravageant la terre,
Cherche parmi l' horreur, le tumulte et la guerre?
Possedé d' un ennui, qu' il ne sçauroit domter,
Il craint d' estre à soi-même, et songe à s' éviter.
C' est là ce qui l' emporte aux lieux où naist l' aurore,
Où le perse est brûlé de l' astre qu' il adore.
De nos propres malheurs auteurs infortunés,
Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés.
À quoi bon ravir l' or au sein du nouveau monde?
Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l' onde,
Est ici, comme aux lieux où meurit le coco,
Et se trouve à Paris, de même qu' à Cusco.
On ne le tire point des veines du Potose.
Qui vit content de rien, possede toute chose.
Mais sans cesse ignorans de nos propres besoins,
Nous demandons au ciel ce qu' il nous faut le moins.
Ô! Que si cet hyver, un rhûme salutaire
Guérissant de tous maux mon avare beau-pere,
Pouvoit, bien confessé, l' étendre en un cercueil,
Et remplir sa maison d' un agreable deüil!
Que mon ame en ce jour de joye et d' opulence,
D' un superbe convoi plaindroit peu la dépense!
Disoit, le mois passé, doux, honneste et soûmis,
L' heritier affammé de ce riche commis,
Qui, pour lui préparer cette douce journée,
Tourmenta quarante ans sa vie infortunée.
La mort vient de saisir le vieillard catherrheux.
Voila son gendre riche. En est-il plus heureux?
Tout fier du faux éclat de sa vaine richesse,
Déja nouveau seigneur il vante sa noblesse.
Quoi-que fils de Meusnier encor blanc du moulin,
Il est prest à fournir ses titres en vélin.
En mille vains projets à toute heure il s' égare,
Le voilà fou, superbe, impertinent, bizarre,
Rêveur, sombre, inquiet, à soy-mesme ennuyeux.
Il vivroit plus content, si comme ses ayeux,
Dans un habit conforme à sa vraye origine
Sur le mulet encore il chargeoit la farine.
Mais ce discours n' est pas pour le peuple ignorant,
Que le faste éblouit d' un bonheur apparent.
L' argent, l' argent, dit-on; sans lui tout est sterile.
La vertu sans l' argent n' est qu' un meuble inutile.
L' argent en honneste homme érige un scelerat.
L' argent seul au palais peut faire un magistrat.
Qu' importe, qu' en tous lieux on me traite d' infâme,
Dit ce fourbe sans foi, sans honneur, et sans âme;
Dans mon coffre tout plein de rares qualités,
J' ai cent mille vertus en louis bien comptés.
Est-il quelque talent que l' argent ne me donne?
C' est ainsi qu' en son coeur ce financier raisonne.
Mais pour moi, que l' éclat ne sçauroit decevoir,
Qui mets au rang des biens, l' esprit et le sçavoir,
J' estime autant Patru, mesme dans l' indigence,
Qu' un commis engraissé des malheurs de la France.
Non que je sois du goust de ce sage insensé,
Qui d' un argent commode esclave embarrassé,
Jetta tout dans la mer, pour crier, je suis libre.
De la droite raison je sens mieux l' équilibre:
Mais je tiens qu' ici bas sans faire tant d' apprests,
La vertu se contente, et vit à peu de frais.
Pourquoi donc s' égarer en des projets si vagues?
Ce que j' avance ici, croi-moi, cher Guilleragues,
Ton ami dès l' enfance ainsi l' a pratiqué.
Mon pere soixante ans au travail appliqué
En mourant me laissa pour rouler et pour vivre,
Un revenu leger, et son exemple à suivre.
Mais bien-tost amoureux d' un plus noble métier,
Fils, frere, oncle, cousin, beaufrere de greffier,
Pouvant charger mon bras d' une utile liasse,
J' allay loin du palais errer sur le Parnasse.
La famille en pâlit, et vit en fremissant,
Dans la poudre du greffe un poëte naissant.
On vid avec horreur une muse effrénée
Dormir chez un greffier la grasse matinée.
Deslors à la richesse il fallut renoncer.
Ne pouvant l' acquerir, j' appris à m' en passer:
Et sur tout redoutant la basse servitude,
La libre verité fut mon unique étude.
Dans ce métier funeste à qui veut s' enrichir,
Qui l' eust creu? Que pour moy le sort dust se fléchir.
Mais du plus grand des rois la bonté sans limite,
Toujours preste à courir au devant du merite,
Creut voir dans ma franchise un merite inconnu,
Et d' abord de ses dons enfla mon revenu.
La brigue ni l' envie à mon bonheur contraires,
Ni les cris douloureux de mes vains adversaires,
Ne pûrent dans leur course arrester ses bienfaits.
C' en est trop: mon bonheur a passé mes souhaits.
Qu' a son gré desormais la fortune me jouë,
On me verra dormir au branle de sa rouë.
Si quelque soin encore agite mon repos,
C' est l' ardeur de loüer un si fameux heros.
Ce soin ambitieux me tirant par l' oreille,
La nuit, lors que je dors, en sursaut me réveille;
Me dit: que ces bienfaits, dont j' ose me vanter,
Par des vers immortels ont dû se meriter.
C' est là le seul chagrin qui trouble encor mon ame.
Mais si, dans le beau feu du zele qui m' enflame,
Par un ouvrage enfin des critiques vainqueur,
Je puis, sur ce sujet, satisfaire mon coeur;
Guilleragues, plain-toi de mon humeur legere,
Si jamais, entraîné d' une ardeur étrangere,
Ou d' un vil intérest reconnoissant la loi,
Je cherche mon bonheur autre-part que chez moi.