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 Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704) CHAPITRE I de l' ame. VI

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MessageSujet: Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704) CHAPITRE I de l' ame. VI   Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704)  CHAPITRE I  de l' ame. VI Icon_minitimeMar 17 Avr - 0:41

VI.
Les passions.
De ces sentimens intérieurs et extérieurs, et
principalement des plaisirs et de la douleur, naissent
en l' ame certains mouvemens que nous appelons passions.
Le sentiment du plaisir nous touche très-vivement,
quand il est présent, et nous attire puissamment quand
il ne l' est pas, et le sentiment de la douleur fait
un effet tout contraire : ainsi partout où nous
ressentons ou imaginons le plaisir et la douleur,
nous sommes attirés ou rebutés ; c' est ce qui nous donne
de l' appétit pour une viande agréable et de la
répugnance pour une viande dégoûtante ; et tous les
autres plaisirs, aussi bien que toutes les autres
douleurs, causent en nous des appétits ou des
répugnances de même nature, où la raison n' a aucune
part.

Ces appétits ou ces répugnances et aversions sont
appelés mouvemens de l' ame, non qu' elle change de
place ou qu' elle se transporte d' un lieu à un autre ;
mais c' est que, comme le corps s' approche ou
s' éloigne en se mouvant, ainsi l' ame par ses appétits
ou aversions s' unit avec les objets ou s' en sépare.
Ces choses étant posées, nous pouvons définir la
passion un mouvement de l' ame, qui, touchée du
plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans
un objet, le poursuit ou s' en éloigne : si j' ai faim,
je cherche avec passion la nourriture nécessaire ; si
je suis brûlé par ce feu, j' ai une forte passion de
m' en éloigner.

On compte ordinairement onze passions, que nous allons
rapporter et définir par ordre.

L' amour est une passion de s' unir à quelque chose. On
aime une nourriture agréable, on aime l' exercice de
la chasse. Cette passion fait qu' on aime de s' unir à
ces choses, et de les avoir en sa puissance.
La haine, au contraire, est une passion d' éloigner
de nous quelque chose ; je hais la douleur ; je hais
le travail ; je hais une médecine pour son mauvais
goût ; je hais un tel homme qui me fait du mal ; et
mon esprit s' en éloigne naturellement.
Le désir est une passion qui nous pousse à rechercher
ce que nous aimons, quand il est absent.

L' aversion, autrement nommée la fuite ou l' éloignement,
est une passion d' empêcher que ce que nous haïssons
ne nous approche.

La joie est une passion par laquelle l' ame jouit du
bien présent et s' y repose.

La tristesse est une passion par laquelle l' ame
tourmentée du mal présent, s' en éloigne autant qu' elle
peut et s' en afflige.
Jusqu' ici les passions n' ont eu besoin, pour être
excitées, que de la présence ou de l' absence de leurs
objets : les cinq autres y ajoutent la difficulté.
L' audace ou la hardiesse ou le courage est une passion
par laquelle l' ame s' efforce de s' unir à l' objet
aimé, dont l' acquisition est difficile.
La crainte est une passion par laquelle l' ame
s' éloigne d' un mal difficile à éviter.
L' espérance est une passion qui naît en l' ame, quand
l' acquisition de l' objet aimé est possible, quoique
difficile. Car lorsqu' elle est aisée ou assurée, on
en jouit par avance et on est en joie.
Le désespoir au contraire est une passion qui naît
en l' ame quand l' acquisition de l' objet aimé paroît
impossible.

La colère est une passion par laquelle nous nous
efforçons de repousser avec violence celui qui nous
fait du mal ou de nous en venger.
Cette dernière passion n' a point de contraire,
si cen' est qu' on veuille mettre parmi les passions
l' inclination de faire du bien à qui nous oblige ;
mais il la faut rapporter à la vertu, et elle n' a
pas l' émotion ni le trouble que les passions apportent.
Les six premières passions, qui ne présupposent dans
leurs objets que la présence ou l' absence, sont
rapportées par les anciens philosophes à l' appétit
qu' ils appellent concupiscible ; et pour les
cinq dernières, qui ajoutent la difficulté à l' absence
ou à la présence, ils les rapportent à l' appétit
qu' ils appellent irascible .

Ils appellent appétit concupiscible celui où domine le
désir ou la concupiscence ; et irascible celui où
domine la colère. Cet appétit a toujours quelque
difficulté à surmonter ou quelque effort à faire, et
c' est ce qui émeut la colère.
L' appétit qu' on appelle irascible seroit peut-être
appelé plus convenablement courageux. Les grecs, qui
ont fait les premiers cette distinction d' appétits,
expriment par un même mot la colère et le courage,
et il est naturel de nommer appétit courageux celui
qui doit surmonter les difficultés.
Et on peut joindre aussi les deux expressions
d' irascible et de courageux , parce que la
colère est née pour exciter et soutenir le courage.
Quoi qu' il en soit, la distinction des passions en
passions dont l' objet est regardé simplement comme
présent ou absent, et des passions où la
difficulté se trouve jointe à la
présence ou à l' absence, est indubitable.
Et quand nous parlons de difficulté, ce n' est pas
qu' il faille toujours mettre dans les passions qui la
présupposent, un jugement exprès de l' entendement par
lequel il juge un tel objet difficile à acquérir ;
mais c' est, comme nous verrons plus amplement en son
lieu, que la nature a revêtu les objets dont
l' acquisition est difficile de certains caractères
propres, qui par eux-mêmes font sur l' esprit des
impressions et des imaginations différentes.
Outre ces onze principales passions, il y a encore la
honte, l' envie, l' émulation, l' admiration et
l' étonnement et quelques autres semblables ; mais elles
se rapportent à celles-ci. La honte est une tristesse
ou une crainte d' être exposé à la haine ou au mépris
pour quelque faute ou quelque défaut naturel, mêlée
avec le désir de le couvrir ou de nous justifier.
L' envie est une tristesse que nous avons du bien
d' autrui, et une crainte qu' en le possédant il ne nous
en prive, ou un désespoir d' acquérir le bien que nous
voyons déjà occupé par un autre avec une haine
invincible contre celui qui semble nous le détenir.
L' émulation qui naît en l' homme de coeur, quand il voit
faire aux autres de grandes actions, enferme
l' espérance de les pouvoir faire, parce que les autres
les font, et un sentiment d' audace qui nous porte à les
entreprendre avec confiance. L' admiration et
l' étonnement comprennent en eux, ou la joie d' avoir
vu quelque chose d' extraordinaire et le désir d' en
savoir les causes aussi bien que les suites ; ou la
crainte que sous cet objet nouveau il n' y ait quelque
péril caché, et l' inquiétude causée par la difficulté
de le connoître : ce qui nous rend comme immobiles et
sans action, et c' est ce que nous appelons être étonné.
L' inquiétude, les soucis, la peur, l' effroi, l' horreur
et l' épouvante, ne sont autre chose que les différens
degrés et les différens effets de la crainte. Un homme
mal assuré du bien qu' il possède entre en inquiétude ;
si les périls augmentent, ils lui causent de fâcheux
soucis ; quand le mal presse davantage, il a peur ; si
la peur le trouble et le fait trembler, cela s' appelle
effroi et horreur ; que si elle le saisit tellement qu' il
paroisse comme éperdu, cela s' appelle épouvante.
Ainsi il paroît manifestement qu' en quelque manière
qu' on prenne les passions, et à quelque nombre qu' on
les étende, elles se réduisent toujours aux onze que
nous venons d' expliquer.

Et même nous pouvons dire, si nous consultons ce qui se
passe en nous-mêmes, que nos autres passions se
rapportent au seul amour, et qu' il les enferme ou les
excite toutes. La haine de quelque objet ne vient que
de l' amour qu' on a pour un autre. Je ne hais la
maladie que parce que j' aime la santé. Je n' ai
d' aversion pour quelqu' un que parce qu' il m' est un
obstacle à posséder ce que j' aime. Le désir n' est qu' un
amour qui s' étend au bien qu' il n' a pas, comme la
joie est un amour qui s' attache au bien qu' il a. La
fuite et la tristesse sont un amour qui s' éloigne du
mal par lequel il est privé de son bien et qui s' en
afflige. L' audace est un amour qui entreprend pour
posséder l' objet aimé, ce qu' il y a de plus difficile,
et la crainte un amour qui se voyant menacé de
perdre ce qu' il recherche, est troublé de ce péril.
L' espérance est un amour qui se flatte qu' il
possédera l' objet aimé, et le désespoir est un amour
désolé de ce qu' il s' en voit privé à jamais, ce qui
cause un abattement dont on ne peut se relever. La
colère est un amour irrité de ce qu' on lui veut ôter
son bien et s' efforçant de le défendre. Enfin ôtez
l' amour, il n' y a plus de passions ; et posez l' amour,
vous les faites naître toutes.
Quelques-uns pourtant ont parlé de l' admiration comme
de la première des passions, parce qu' elle naît en
nous à la première surprise que nous cause un objet
nouveau, avant que de l' aimer ou de le haïr. Mais si
cette surprise en demeure à la simple admiration d' une
chose qui paroît nouvelle, elle ne fait en nous
aucune émotion, ni aucune passion par conséquent. Que
si elle nous cause quelque émotion, nous avons
remarqué comme elle appartient aux passions que nous
avons expliquées. Ainsi il faut persister à mettre
l' amour la première des passions, et la source de
toutes les autres.

Voilà ce qu' un peu de réflexion sur nous-mêmes nous
fera connoître de nos passions, autant qu' elles se font
sentir à l' ame. Il faudroit ajouter seulement
qu' elles nous empêchent de bien raisonner et
qu' elles nous engagent dans le vice, si elles
ne sont détournées.
Mais ceci s' entendra mieux quand nous aurons
défini les opérations intellectuelles.
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