IV.
Le sens commun et l' imagination.
Il reste encore deux remarques à faire sur les
sensations. La première, c' est que, toutes différentes
qu' elles sont, il y a en l' ame une faculté de les
réunir : car l' expérience nous apprend qu' il ne se
fait qu' un seul objet sensible de tout ce qui nous
frappe ensemble, même par des sens différens, surtout quand
le coup vient du même endroit. Ainsi, quand je vois
le feu d' une certaine couleur, que je ressens le
chaud qu' il me cause, et que j' entends le bruit qu' il
fait, non-seulement je vois cette couleur, je ressens
cette chaleur et j' entends ce bruit, mais je ressens
ces sensations différentes comme venant du même feu.
Cette faculté de l' ame qui réunit les sensations,
soit qu' elle soit seulement une suite de ces
sensations qui s' unissent naturellement quand elles
viennent ensemble, ou qu' elle fasse partie de
l' imaginative, dont nous allons parler ; cette
faculté, dis-je, quelle qu' elle soit, en tant qu' elle
ne fait qu' un seul objet de tout ce qui frappe
ensemble nos sens, est appelée le sens commun : terme
qui se transporte aux opérations de l' esprit, mais
dont la propre signification est celle que nous venons
de remarquer.
La seconde chose qu' il faut observer dans les
sensations, c' est qu' après qu' elles sont passées,
elles laissent dans l' ame une image d' elles-mêmes et
de leurs objets : c' est ce qui s' appelle imaginer .
Que l' objet coloré que je regarde se retire, que le
bruit que j' entends s' apaise, que je cesse de boire
la liqueur qui m' a donné du plaisir, que le feu qui
m' échauffoit soit éteint et que le sentiment du froid
ait succédé si vous voulez à la place, j' imagine
encore en moi-même cette couleur, ce bruit, ce
plaisir et cette chaleur ; tout cela moins vif, à la
vérité, que lorsque je voyois ou que j' entendois, que
je goûtois ou que je sentois actuellement, mais
toujours de même nature.
Bien plus, après une entière et longue interruption
de ces sentimens, ils peuvent se renouveler. Le même
objet coloré, le même son, le même plaisir d' une bonne
odeur ou d' un bon goût me revient à diverses
reprises, ou en veillant, ou dans les songes ; et
cela s' appelle mémoire ou ressouvenir. Et cet objet
me revient à l' esprit tel que les sens le lui avoient
présenté d' abord, et marqué des mêmes caractères dont
chaque sens l' avoit pour ainsi dire affecté, si ce
n' est qu' un long temps les fasse oublier.
Il est aisé maintenant d' entendre ce que c' est
qu' imaginer. Toutes les fois qu' un objet une fois
senti par le dehors demeure intérieurement,
ou se renouvelle dans ma pensée avec
l' image de la sensation qu' il a causée à mon ame,
c' est ce que j' appelle imaginer : par exemple,
quand ce que j' ai vu, ou ce que j' ai ouï, dure ou me
revient dans les ténèbres ou dans le silence, je ne
dis pas que je le vois ou que je l' entends, mais
que je l' imagine.
La faculté de l' ame où se fait cet acte s' appelle
imaginative, ou fantaisie, d' un mot grec qui signifie
à peu près la même chose, c' est-à-dire se faire une
image.
L' imagination d' un objet est toujours plus foible que
la sensation, parce que l' image dégénère toujours de
la vivacité de l' original.
Par là demeure entendu tout ce qui regarde les
sensations. Elles naissent soudaines et vives à la
présence des objets sensibles : celles qui regardent
le même objet, quoiqu' elles viennent de divers sens,
se réunissent ensemble et sont rapportées à l' objet
qui les a fait naître ; enfin après qu' elles sont
passées, elles se conservent et se renouvellent par
leur image.