PLUME DE POÉSIES
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 Berthe De Buxy. (1863-1921) I

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Berthe De Buxy. (1863-1921) I Empty
MessageSujet: Berthe De Buxy. (1863-1921) I   Berthe De Buxy. (1863-1921) I Icon_minitimeLun 30 Avr - 16:07

I

De l'herbe, des saules pleureurs, des roses, une verdure intense
et libre; et, parmi cette herbe longue, un peu couchée, dans
l'ombre légère et tremblante des saules, sous les guirlandes
sveltes des rosiers, de grandes dalles en pierre grise du Jura à
peu près uniformes, avec des signes gravés sur lesquels tombaient
des feuilles de saule flétries, des aiguilles de pin odorantes,
de larges feuilles de rose pâles.

Elles ressemblaient de loin à de vieux cadrans solaires noyés
dans le gazon; seulement, c'était des noms d'hommes qu'elles
portaient à la place du chiffre des heures.

Il y avait, dans le même enclos, une église grande comme une
chapelle, basse, trapue, soutenue par des arcs-boutants qui
épaississaient encore ses lignes ramassées.

Le clocher, une tour carrée sans cadran, surmontait la porte
principale et n'avait pas d'autre horloge qu'un essaim de
corbeaux aux cris desquels les habitants du village de Mirieux
prétendaient reconnaître l'heure. Un petit porche s'avançait,
appuyé sur ses piliers de bois. La grand'porte, lourdement
cloutée de fer, était ouverte et laissait voir, derrière la corde
qui pendait du clocher, la profondeur obscure, déserte, du petit
temple dans tout l'archaïsme pur de sa pauvreté.

Et, en haut des trois marches disjointes, dans l'encadrement du
portail, parut une jeune fille qu'on n'avait pas entendue venir
et qui se trouva là comme directement émanée de ce milieu, de
cette paix sacrée dont elle portait elle-même l'empreinte.

Jeune fille ou enfant, elle était les deux à la fois plutôt. Elle
avait une robe de soie légère, claire, semée de très fines et
délicates branchettes de fougère assez espacées, et qui
ressemblaient à des ombres de feuillage; les plis abondants de
l'étoffe étaient retenus à la taille menue de la jeune fille par
une ceinture étroite de velours vert que fixait une boucle de
vieil or en forme de feuille de fougère. Un grand chapeau de
paille fine mettait dans l'ombre tout son visage. Elle avait
aussi des gants de peau blanche, des souliers fauves, et son
costume sans âge, qui était à la fois d'un suranné piquant et
d'un modernisme extrême, aurait aussi bien convenu à quelque
jeune aïeule de portrait.

Elle descendait, à la fin, d'une allure un peu lente et presque
sans mouvement visible; elle prit un sentier que marquait à peine
une flexion plus persistante, une nuance plus mate de l'herbe;
elle marcha vers un groupe de ces pierres qui peuplaient les
abords de l'église. Celles-là étaient plus élevées que leurs
voisines. La jeune fille s'assit sur l'une d'elles comme elle
aurait pris place au bord de la couche d'une amie; et elle
regarda les inscriptions qui, toutes, répétaient le nom de
Menaudru. Ses yeux revinrent à la pierre sur laquelle elle
s'était assise. Il y avait écrit là: Auberte-Anne-Marie de
Menaudru, retournée à Dieu dans sa dix-huitième année.

Elle posa l'une de ses mains dégantée sur le dernier prénom,
comme pour le cacher ou l'effacer, et elle lut à demi-voix le
reste de l'inscription qui ainsi reproduisait exactement son
propre nom: Auberte-Anne de Menaudru. Sa voix, au timbre un peu
voilé, glissa et s'évanouit dans l'air tiède. Auberte demeura
immobile, la main toujours appuyée sur la pierre; mais elle
levait la tête pour regarder devant elle et cette attitude,
rejetant son chapeau en arrière, découvrait son visage. Elle
avait un teint brun pâle, presque ambré, la peau d'une texture
particulière, veloutée, qui devenait sur le cou plus fine encore
et plus brune, de beaux yeux bleu foncé très longs, des sourcils
sombres, nets et réguliers, en forme de croissant, des cheveux
brun mordoré, éclairés de longues mèches châtaines, fins, lisses,
sans ondulation et dégageant le front. Ils tombaient bien plus
bas que sa ceinture en une épaisse natte enfantine.

Et la combinaison des nuances de son teint, de sa chevelure et de
ses prunelles se fondait en un ensemble attirant et très doux.

Elle regardait une hauteur boisée, au sommet de laquelle
s'élevait sa demeure, le château de Menaudru. Les ombrages géants
qui entouraient l'habitation la dissimulaient à demi, et l'on
n'entrevoyait que par échappées fugitives des portions de sa
masse grise, hardiment plantée. Auberte se leva, secouant les
feuilles qui étaient déjà tombées sur elle. Pour sortir du
cimetière, elle gagna une petite porte d'où lui arrivaient des
vibrations intermittentes, vagues et argentines.

De l'autre côté du mur, derrière la porte, attendait une belle
mule d'aspect plantureux, fier et pacifique, plus une petite
fille hâlée qui faisait mine de garder la mule; mais il était
évident qu'en réalité, c'était la mule qui surveillait la
conduite de l'enfant.

Auberte s'approcha, et dit distraitement:

-Laisse Olge, ma petite. Et voilà pour ta peine.

Elle tira une piécette d'un porte-monnaie d'écaille blonde à
monture d'argent et de velours bleu très passé, qui avait bien pu
appartenir à la première Auberte de Menaudru. Elle se ravisa en
regardant la petite figure rougie et morose qui se détournait.

-Tu as encore pleuré, dit-elle avec un accent de réprimande qui
ne messayait pas à ses jeunes lèvres sérieuses. Zoé, tu t'es mise
en colère! Et qu'est-ce qui t'a meurtri la joue? C'est à ta
nourrice que je donnerai ta récompense.

-Excusez-la, demoiselle, dit soudainement une grande paysanne
sèche derrière Auberte, c'est une enfant; une enfant tombe
souvent, se tale et pleure.

-Mais une enfant sage ne se fâche pas, répliqua Auberte en
effleurant du doigt la joue empourprée de la petite fille.

Les yeux de Zoé eurent un éclair qui parut déconcerter Auberte.
Elle fit un geste pour attirer à elle l'enfant, mais elle se
contenta de dire:

-Tu n'as pas de chagrin, Zoé? personne ne t'a fait du mal?

Zoé ne sembla point entendre.

-Ah! soupira la nourrice Hermance, c'est bien la petite bûche
la plus entêtée. La demoiselle veut-elle que nous l'aidions à
monter sur sa mule?

-Merci, fit Auberte avec une dignité tranquille, je rentre à
pied.

Hermance s'éloigna dans une autre direction, emmenant la petite
Zoé. Zoé était nu-pieds, soit qu'elle ne possédât point de
chaussures, soit qu'elle eût, comme l'en accusait souvent
Hermance, laissé ses sabots dans quelque haie pour faire des nids
aux oiseaux. Elle avait, pour tout vêtement, une chemise trop
large et une jupe trop courte; son apparence était comique et
sauvage. Auberte ne sut pourquoi elle avait le coeur serré en la
voyant marcher, si malingre et petite, à côté de la grande femme
pondérée qui lui servait de mère.

Auberte referma la petite grille qu'elle venait de franchir,
remit dans son aumônière de velours myrte la clef qui était sa
propriété personnelle et s'engagea dans une allée.

Le parc de Menaudru touchait au cimetière, avec lequel il
communiquait par cette porte, et les châtelains n'avaient point à
sortir de chez eux pour venir à l'église. Le parc, immense et
touffu, s'étendait sur tout ce flanc de la montagne en une
avalanche de verdure parcimonieusement coupée de clairières et de
pelouses.

Auberte avait enroulé la bride à son bras et cheminait côte à
côte avec Olge. Parfois, elle passait silencieusement la main sur
les flancs lustrés de la bête et plongeait, avec une complaisance
rêveuse, son regard dans les yeux brillants d'Olge; cela la
reposait d'avoir eu à subir le regard farouche et hostile de
cette petite rebelle de Zoé.

Olge n'était point une mule ordinaire: le premier coup d'oeil
suffisait à vous en convaincre. C'était d'abord une bête de
grande valeur par sa beauté, la sûreté impeccable et élégante de
son allure, la souplesse ferme de ses membres aux formes
parfaites, l'éclat de son poil gris d'argent moiré comme un
satin. Mais ces attraits extérieurs, tout rares et précieux
qu'ils fussent, n'étaient que peu de chose auprès de ses autres
qualités. De fait, elle avait les mouvements d'une intelligence
lucide et prompte, et ses yeux, ses yeux humides d'animal tendre,
dans lesquels sommeillait une étincelle de malice, avaient un
regard si vivant, si parlant, qu'ils vous troublaient comme
l'appel d'un coeur humain enfermé dans ce corps de bête.

Mais ils ne troublaient point Auberte: elle avait l'habitude,
depuis l'enfance, de considérer sa mule comme un membre marquant
de son entourage, et, peut-être sans bien s'en rendre compte,
comme un bon esprit attaché à sa personne sous cette forme. Et,
dans l'ancestral patrimoine de Menaudru, dans la solitude
inviolée de ses bois et de sa montagne, Auberte avait mené une
vie assez étrangement retirée pour que de telles croyances
pussent flotter avec l'air qu'elle respirait.

Laurent de Menaudru, son frère aîné, qui n'était que son demi-frère,
lui avait fait présent de cette mule alors qu'elle n'était
encore qu'une petite fille. La mule s'appelait déjà Olge, sans
que personne connût l'origine de ce nom scandinave, non plus que
rien de son histoire. Depuis cette époque de leur réunion,
Auberte avait passé bien des heures de son existence
contemplative bercée par le pas d'Olge. Olge était une amie
fidèle; la musique des grelots d'argent de son collier avait été
l'accompagnement invariable des longues méditations d'Auberte.
Elles avaient exploré ensemble, dans tous les sens, le parc dont
elles ne sortaient guère, mais qui était assez vaste pour suffire
à leurs plus aventureuses excursions. Auberte se promenant sur sa
mule, avec son air de détachement et de royale douceur, était
bien la princesse qu'il fallait au vieux domaine endormi, et elle
portait aujourd'hui dans ses lentes courses une âme aussi
innocente que l'avait été son âme d'enfant.

Si mesurée que fût leur allure, Auberte et Olge finirent par
atteindre le château. C'était une construction singulière, et ses
murs, édifiés en pierre indestructible du Jura, avaient une assez
effrayante épaisseur pour justifier en quelques points l'origine
démesurément reculée qu'on lui attribuait. Les chroniques du lieu
attestaient que là avait été bâti le palais des vieux rois
burgondes, et que ceux-ci avaient longtemps abrité leur trésor
dans ces murs de forteresse qui portaient déjà, ou à peu près, le
nom de Menaudru.

Ce trésor était passé à l'état de légende. Ses restes fort
écornés, il se comprend, par l'oeuvre combinée des siècles et de
nombreuses générations de Menaudru, existaient encore,
prétendait-on, lors de la Révolution, époque à laquelle ils
avaient définitivement disparu sans laisser de trace.

L'architecture extérieure de la maison était, sur une face au
moins, d'une simplicité primitive et toute mérovingienne.
Au-dessus d'une vallée très accidentée, dont elle dominait les
parois abruptes, cette aile formait un carré long, massif, de
pierres grises, soutenu jusqu'à la hauteur d'un second étage par
de formidables contreforts au pied desquels commençait la pente
de la vallée. Il n'y avait d'ouvertures qu'au sommet du bâtiment,
où une rangée de fenêtres carrées à petites vitres avaient été
percées ou multipliées à une date récente, puisqu'elle ne
remontait guère qu'à quelques siècles. On embrassait de là une
vue extraordinaire, un entrecroisement de montagnes et de vallées
qui produisait des jeux magiques de lumières et d'ombres, tandis
qu'autour de Menaudru, le grand vide de sa solitude aérienne se
creusait en abîme vaporeux, ou bien, par les beaux jours,
s'étendait en un calme resplendissement d'éther.

Quand on était tout près, et dans l'immédiat voisinage des
contreforts, on s'apercevait qu'une autre construction, moderne
celle-là, avait été adjointe à Menaudru et que, par une
disposition assez inexplicable, les deux bâtiments qui étaient
contigus se tournaient exactement le dos.

Cette sorte d'annexe, qui n'appartenait pourtant point à Menaudru
et qu'on appelait la Maison, par opposition au château, était
abandonnée depuis longtemps; les hiboux, les hirondelles, les
chauves-souris y avaient élu domicile. Le lierre et la verdure
l'étouffaient de leurs envahissements, au point de lui donner
l'aspect d'une énorme hutte de feuillage. Ainsi retranchée
derrière le rempart de ses arbres et des murs élevés de sa cour,
elle disparaissait et il était facile d'oublier que ce parasite
disputait au château la possession autocratique du mont de
Menaudru.

Cette après-midi, un souffle invisible soulevait les rideaux de
verdure de la maison.

Auberte tourna le bâtiment d'avant-garde de son château en
suivant la bande de gazon, assez large en réalité, qui côtoyait
le vide et servait de chemin, elle entra dans une cour profonde,
assombrie par des ormes gigantesques.

L'aile burgonde, comme on appelait la plus ancienne partie de
Menaudru, formait, avec deux autres bâtiments enjolivés de
tourelles et de fenêtres voûtées, trois côtés de cette cour.

Auberte laissa sa mule au soin d'un vieux domestique et pénétra
dans la maison. C'était une demeure bien silencieuse et que la
grandiose proportion de ses pièces, la hauteur de ses plafonds
faisaient paraître nue, en dépit de son mobilier froidement
somptueux et de ses tentures.

Auberte entra dans un salon au luxe symétrique; les rideaux de
velours uni étaient montés avec des anneaux de verre sur des
baguettes qui ressemblaient à des verges d'or.

Près de la porte-fenêtre, une femme était assise, sa tapisserie à
la main: les matériaux de son ouvrage étaient posés auprès
d'elle, sur un guéridon à galerie de cuivre.

Auberte traversa, d'un pas glissant, le salon dont le parquet
ciré était une étonnante mosaïque compliquée, une combinaison
puérile et savante de rosaces géométriques en bois différents
dont les essences odorantes gardaient encore un parfum vague qui
imprégnait la pièce. La travailleuse, qui était la comtesse de
Menaudru, leva la tête. Elle était la mère d'Auberte, mais on
l'eût prise aisément pour son aïeule, tant sa chevelure était
grise, ses yeux éteints, son visage fatigué. Elle avait, sur ses
traits fins, une expression distinguée et douce qui, seule,
subsistait dans l'effacement absolu, volontaire ou fatal, de sa
personne, de sa mise et de son caractère.

Elle répondit d'un signe de paupières au bonjour de sa fille et
effleura de ses lèvres décolorées, presque timides, la joue qui
se penchait vers elle, cherchant ses caresses.

-Laurent est-il rentré? demanda Auberte.

-Non, répondit Mme de Menaudru, il ne reviendra pas ce soir.

Et comme Auberte se dirigeait vers la terrasse:

-Vous sortez encore, Aube? dit la mère. Que ferez-vous?

-Je... je dessinerai, je pense, fit la jeune fille en étendant
sa main nonchalante vers un carton à dessin aux rubans
soigneusement noués. Viendrez-vous avec moi, maman?

-Non, pas aujourd'hui: votre père peut m'appeler.

Ce n'était jamais aujourd'hui que Mme de Menaudru pouvait sortir
avec Auberte. La jeune fille prit son carton à dessin et s'en
alla seule, avec une aisance résignée et calme, qui témoignait
d'une longue habitude.

La petite scène qui venait de se passer se renouvelait à peu près
tous les jours; la mère et la fille avaient échangé cent fois
déjà les paroles qu'elles venaient de se dire, et sur le même ton
affectueux, désintéressé, un peu assoupi. Mais Auberte avait
senti quelque chose d'inusité dans la manière d'être de sa mère,
un imperceptible trouble qui, chez cette nature bonne et
détachée, pouvait passer pour un indice de mécontentement ou de
malaise. Auberte pensa que son père avait, peut-être, une crise
de spleen plus accentuée que de coutume et, quoiqu'elle dût en
subir le contre-coup, elle ne songea pas plus à s'en irriter que
d'une variation inopportune de la température.

Le salon donnait de plain-pied sur la terrasse dont les
minuscules parterres, en forme de coeurs, de losanges, de trèfles
à quatre feuilles, de croix grecques, étaient remplis de
verveines, de balsamines et de pensées, et séparés par de petites
allées aux cailloux ronds.

Une antique balustrade de pierre entourait cette terrasse, d'où
l'on descendait par une suite de marches très larges sur une
grande pelouse.

C'était ici la façade nord de Menaudru, et le château étant
construit en contre-bas sur la montagne, les ouvertures se
trouvaient au niveau du parc. Car c'était encore le parc, mais du
côté de la grande montagne qui s'élevait bien plus haut que
Menaudru. On ne découvrait de là ni champs, ni villages, rien que
des pâturages et des sapins, des sapins surtout dont les
émanations résineuses chargeant l'air frais et vif, le rendaient
délicieux à respirer.

Auberte marchait sous le feuillage indiscipliné, et les branches
pénétrées par le soleil l'enveloppaient d'une haleine aromatique
et chaude. Elle s'avançait posément comme vers un but déterminé;
et le sentier, envahi par les arbustes échevelés qui auraient dû
lui faire une haie décorative, la conduisit en peu d'instants à
un mur d'enceinte, couvert de lierre, assez dégradé pour qu'elle
se servît de ses interstices comme de marches et arrivât sans
difficulté au sommet, qui était large et rembourré de mousse.
C'était la clôture qui séparait du jardin de la Maison le parc du
château, et ce jardin l'emportait sur le parc en sauvages
magnificences.

De sa place, Auberte dominait le fouillis verdoyant où couraient
des frissons de vie mystérieuse. Jamais personne ne venait là; le
regard d'Auberte était le seul qui cherchât jamais la beauté de
ce recoin vierge. Depuis des années, arbres et plantes y
allongeaient sans contrainte leurs pousses les plus folles. Il
régnait dans ces parages une paix ardente qui enveloppait l'âme
d'Auberte. Elle aimait à regarder dans le jardin, elle aimait à
sentir ce jardin près du parc, redoublant la paix et la solitude
de Menaudru par une paix et une solitude plus complètes et plus
mystérieuses. Car, bien entendu, le jardin était plein de
mystères pour Auberte. Dans ces massifs, sous l'entrelacement de
ses branches, passaient des ombres que le commun des mortels
appelait des écureuils ou des hérissons, des couleuvres ou des
oiseaux. Auberte savait à quoi s'en tenir.

Qui alors récoltait les fruits tombés dans l'herbe épaisse? qui
est-ce qui cueillait les grandes fleurs épanouies à foison et
qui, vues de loin, dans la pénombre verte des feuillages ou sous
un embrasement de soleil, prenaient des formes et des splendeurs
inconnues?

Auberte s'emplissait les yeux de la quiétude religieuse de ce
lieu. Elle avait pour s'appuyer le tronc d'un grand sapin, le
plus haut de Menaudru, qui avait poussé contre le mur qu'il
semblait étayer, et prenait racine bien plus bas parmi les ruines
d'une ancienne chapelle.

Ses branches majestueuses projetaient leur ombre noire en partie
sur Menaudru, en partie sur l'enclos voisin.

Le grand sapin était un ami spécial d'Auberte, le large geste de
ses branches étendues était rempli d'amour et d'un secret appel.
Et sa voix, le bruit du vent dans sa verdure immortelle... Mais
je ne vous en dirai rien, je ne parlerai pas du langage que le
sapin tenait à Auberte.

Elle l'écoutait avec recueillement, sans bien le comprendre.

Elle avait cru, parfois, qu'il disait toujours et sans se lasser:
Ici, ici... Et c'est peut-être pour cela qu'elle revenait
volontiers ici. Elle se couchait à demi sur le mur effrité et
moussu, ses yeux un peu somnolents perdus devant elle, ses mains
oisives jointes sur ses genoux.

Aujourd'hui, dans un élan soudain, elle attira l'une des branches
retombantes et cacha tout son visage contre ce feuillage
balsamique de sapin. A ce moment, elle entendit près d'elle un
cri d'oiseau, et, sur sa jupe, tomba un fruit qu'elle prit
d'abord pour une pomme de pin, mais qui était une figue.

Elle examina le figuier tortu, dont la tête chevelue dépassait la
cime du mur et la recouvrait de lourdes cascades vert sombre. Le
figuier se mettait-il à lui offrir ainsi ses fruits? Un autre cri
d'oiseau jaillit, si vif et si près d'elle qu'elle tressaillit un
peu, tout en continuant à réfléchir.

Comme toute sa vie avait été facile et unie, se disait-elle, un
peu engourdissante dans cette tiédeur égale de bien-être moral et
physique; mais la torpeur auguste de Menaudru lui était
favorable. Tout le monde était si bon, sa mère, son père et
Laurent, le fils aîné de M. de Menaudru, malgré leur froideur et
leur réserve extrêmes, et les pauvres, les serviteurs, les
paysans, personne n'avait jamais eu pour Auberte un regard dur ou
une parole acerbe. Et elle se demandait pourquoi tout le monde
était si bon pour elle.

Encore un cri d'oiseau, mais celui-là prolongé, doux et triste,
résonna comme une réponse qu'elle ne comprit point.

Puis un autre joyeux et moqueur, puis la chute preste d'une
nouvelle figue. Les oiseaux les plus variés s'étaient-ils donné
rendez-vous dans ces parages? et quel était l'écureuil espiègle
qui visait la robe d'Auberte? Mais toutes les voix d'oiseaux
s'élevèrent à la fois en un gazouillis bruyant et malicieux.
Auberte se dressa vivement sur le mur et regarda dans le jardin.

Quand elle vous disait que c'était un jardin enchanté! Dans le
feuillage du figuier, deux grands yeux gris, clairs et limpides
comme une eau étincelante, la regardaient droit dans les yeux.
Et, tout autour d'elle, sur les arbres, dans les arbustes,
brillaient d'autres prunelles curieuses.

N'avait-elle pas bien deviné! Le vieux jardin délaissé ne
recélait-il pas d'incomparables merveilles?

Il avait dormi longtemps, mais voilà que le sortilège était
rompu: ses arbres s'animaient, ses fleurs se balançaient sous de
surnaturelles impulsions, la vie commençait à sourdre dans les
brins d'herbe.

Il y eut un grand froissement de feuilles, un jeune corps svelte
et long, vêtu de serge bleue, se dégagea du figuier, et, sur le
mur, se dressa une jeune fille alerte et souple, tout contre
Auberte qui, dans sa surprise, faillit tomber à la renverse. Elle
fut retenue par une petite main fort vigoureuse, à l'étreinte
énergique et franche; un rire vif passa entre des dents courtes,
menues, dont l'éclat vraiment invraisemblable éblouit Auberte.

-Allons! n'ayez pas si peur, je suis Gillette Droy! N'allez-vous
pas vous évanouir? Je voudrais qu'Hugues vous voie.

Auberte, aussi palpitante que si l'un des grands iris de l'étang
se fût courtoisement approché d'elle pour lui parler, regardait
l'interlocutrice qui lui tombait littéralement du ciel.

L'inconnue était mise en habitante fort moderne du monde
civilisé. Elle était très mince, très élancée, de tournure
élégante, et son type n'avait certes rien de banal. Son visage,
irrégulier et délicat, était accaparé par ces yeux rieurs, d'un
gris pâle et limpide, qu'Auberte avait vus tout à l'heure; sa
peau, si fine qu'elle atteignait une idéale transparence, était
presque uniformément rose tendre, à peine si elle s'avivait aux
joues d'une teinte plus prononcée; enfin, elle était nu-tête et
sa chevelure assez ébouriffée, d'une consistance moelleuse, était
d'un blond de chanvre presque blanc quand on la voyait sous un
certain jour, et s'éclairait par instants d'une lumière
extrêmement pâle, un peu féerique.

-Et qui est donc Gillette Droy? dit Auberte qui retrouvait déjà
sa dignité sérieuse, empreinte de douceur.

Mlle Gillette se retourna comme pour en appeler aux arbres, à la
Maison, ou à quelque invisible témoin.

-Elle ne sait pas qui nous sommes!... fit-elle.

Et revenant à Auberte:

-Vous ne savez pas à qui appartient cela?

Elle embrassa du geste tout son inculte domaine avec la Maison
dont un coin de toit dépassait le feuillage.

Auberte ne pouvait croire à la vérité qu'elle voyait poindre; une
sorte d'animation amena un peu de sang à ses joues.

-La Maison appartient à des gens qui ne l'habitent point,
fit-elle; des parents éloignés à nous, je crois.

-Oh! pour la parenté, qu'il n'en soit pas question, s'il vous
plaît, intercala Gillette; mais la Maison est à nous, bien à
nous. Mon père ne pouvait pas l'habiter parce qu'il avait une
profession. Il vient d'obtenir sa retraite et nous sommes arrivés
cette après-midi. Eh bien! voyons...

Un mouvement s'était produit dans les arbres voisins, puis dans
quelques buissons, et, de tous ces points, sortaient de nouveaux
personnages, enfants ou adolescents, tous de mine aventureuse,
tous nu-tête et arborant comme marque distinctive des chevelures
abondantes dont la couleur était une nuance très accentuée ou
encore plus éteinte des cheveux de Gillette. Et ils avaient tous
d'imposants sourcils clairs en croissant qui rappelaient par le
dessin, sinon par la couleur, les beaux sourcils d'Auberte.

-Nous avons débarqué sans crier gare ni prévenir personne,
puisqu'il n'y avait rien à garer ni personne à prévenir. Et,
conclut Gillette, je suis venue manger des figues avec quelques-uns
de mes frères et soeurs.

-Quelques-uns? fit candidement Auberte à qui cette ribambelle
de têtes jaunes paraissait prodigieuse.

-Oui, cinq à six seulement. Les autres sont à la maison avec
Stéphanie d'Aumay, notre cousine qui nous instruit.

-Stéphanie d'Aumay?

-Oui, elle porte un nom de votre famille; elle doit être aussi,
en quelque façon, votre cousine, mais je vous préviens qu'elle
n'en est pas plus flattée que vous. Nous avons encore Hugues,
notre lieutenant qui voyage; Pascal, qui est à son école
d'agriculture; Edmée et Marc qui dépaquètent avec maman; mais
voilà Camille, ma petite soeur, et Jacques; ces deux garçonnets
sont Joseph et Antoine; notre paire de babies s'est endormie dans
quelque coin. C'est tout.

-Ah! c'est tout, répéta Auberte tout étourdie.

-Mais oui, dit l'imperturbable Gillette pendant que la fillette
qu'elle avait nommée Camille, et qui était une reproduction en
miniature de Gillette, se rapprochait d'un air peu amical. Nous
étions là avant vous, nous nous sommes cachés en vous entendant
venir. Vous vous êtes assise d'un air si poétique sur ce vieux
mur... A quoi rêviez-vous? Au trésor de Menaudru? L'avez-vous,
oui ou non, trouvé? Vous savez que celui qui le trouvera en
perdra son bonheur?

C'est qu'il faudra nous en donner la moitié, si vous voulez être
à peu près honnête. Cela ne m'étonnerait pas que vous le gardiez
pour vous.

-Moi? fit Auberte abasourdie.

Les autres enfants s'étaient avancés peu à peu et ils finirent,
on ne sait comment, par être tous groupés sur le mur comme une
volée de pigeons. Et ils écoutaient avec une délectation
admirative les discours de leur aînée.

-Vous êtes contente de nous savoir pauvres; mais je vous assure
que cela nous est bien égal, et cela vous ennuiera toujours un
peu que nous habitions la Maison.

-Il faut bien que nous habitions la Maison puisque vous nous
avez pris le château, dit avec rancune Mlle Camille, dont la
longue toison était couleur paille de seigle, tandis que le jeune
frère, sur l'épaule duquel elle s'appuyait, était pourvu de
mèches courtes, frisées, qui avaient positivement des teintes
d'abricot.

-Moi, je vous ai pris... balbutia Auberte qui tombait de
stupeur en stupeur.

-Oui, vous et votre mère, et votre grand-père avant vous. Nos
deux grands-pères étaient frères et leur aïeul, qui était le
maître de Menaudru, a légué le château au méchant vôtre aux
dépens du pauvre mien, qui était pourtant l'aîné et s'appelait
Hugues comme mon frère. On lui a donné de l'argent, en
compensation, mais ce n'est pas l'argent qui nous importe, c'est
le château, d'autant plus que nos grands-parents ont perdu
ensuite leur fortune.

-Cam, taisez-vous! dit Gillette d'un ton d'avertissement
péremptoire.

-Laissez-moi dire, puisqu'elle ne sait pas... Alors, comme
Hugues de Menaudru était terriblement en colère, il a fait bâtir
la Maison sur le coin de terre qui était à lui et qu'on ne
pouvait pas lui reprendre; et pendant que votre mère héritait à
son tour du château et épousait son cousin de Menaudru, maman se
mariait de son côté, fermait la Maison et s'en allait courir le
monde avec le patriarche -c'est mon père. -Mais nous voilà
revenus pour tout de bon et bien heureux, quoiqu'il nous en coûte
d'être dépossédés: il faut bien apprendre à souffrir l'injustice.

-Cam, fit encore Gillette, vous causez trop si vous causez
bien.

-Vous vous figurez, continua Cam sans rien entendre, que le
château vous appartiendra après votre mère; mais nous saurons
bien vous en déloger et vous le reprendre.

-Comment cela? dit Auberte à la fois effrayée et incrédule.

-Oh! vous n'y serez pas longtemps, fit Cam avec exaltation,
nous revendiquerons nos droits. Nous avons tous juré de
reconquérir Menaudru, Hugues et Gillette aussi...

-C'est vrai, quand nous étions enfants, dit Gillette d'un air
indéfinissable. Le serment tient toujours, et, savez-vous? je
crois bien que c'est moi qui vous reprendrai Menaudru.

-Mais comment, comment? s'écria Auberte.

-Ah! je n'en sais rien. D'abord, je ne marierai jamais, fit
Gillette avec conviction, comme si c'était la première condition
indispensable. Je me consacrerai toute à ma tâche. Et ce que je
veux, je le veux bien: demandez-le-leur.

-Oh! elle le veut bien, dirent-ils avec un édifiant ensemble.

Ce choeur fit une impression lugubre sur Auberte.

-Et quand j'aurai le château, reprit Gillette; on me verra à
l'oeuvre, on verra ce que je ferai de Menaudru!

-Vous y changeriez quelque chose? fit Auberte haletante.

-D'abord, à bas ces insipides murs qui le séparent du bois.

-Mais... commença Auberte.

-Et puis, dit Cam, on nettoiera proprement tout ça.

Elle montra les ruines branlantes et charmantes de la chapelle
avec leurs arceaux brisés, leurs pans mi-écroulés, leurs fenêtres
béantes, où, en place de vitraux, s'encadraient des morceaux de
ciel.

-L'on établira sur l'emplacement une grande chapelle neuve dont
les gens de la montagne, qui n'ont pas d'église, pourront se
servir avec nous, fit Joseph, le petit garçon aux boucles
rutilantes. On percera une route pour relier la montagne à
Mirieux.

-Et tout le monde passera sur Menaudru?... gémit Auberte.

-On y amènera l'eau à torrent, ce qui nous procurera par la
même occasion la lumière électrique, fit allègrement Antoine, et
nous déverserons sur Mirieux notre superflu de lumière et d'eau.
Notre téléphone se raccordera à celui de Besançon.

-Un peu plus tard, dit Gillette qui semblait s'amuser beaucoup.
Commençons par le plus pressé. Je compte au moins trente-cinq
fenêtres à percer sur-le-champ. Je démolirais plusieurs
murailles. J'enlèverais le toit du grand pignon pour avoir une
galerie avec des baies vitrées sur tous les points de l'horizon.

-A la place des serres, on installerait nos ateliers, nos
classes et l'ouvroir que les religieuses de Mirieux doivent nous
organiser, annonça Joseph. On mettrait les serres à la place du
salon qu'on changerait d'étage, et la salle des gardes
deviendrait notre salle de jeux.

-Quant aux arbres, fit encore Gillette, ils sont désordonnés.
Nous nous livrerons à un grand abatage.

-Mes arbres...

Ce fut un cri d'indignation.

-Ils étouffent le château. Il faut élaguer, couper, arracher un
peu partout.

-Non, non...

-Il faut donner de l'ouvrage à notre scierie neuve: coupons les
sapins. Les chênes masquent la vue: à bas les chênes...

Dans un irrésistible mouvement de douleur, Auberte se couvrit le
visage de ses deux mains pour ne plus entendre ces voix
inexorables, pour ne plus voir cette horde de jeunes vandales
acharnés, brûlant d'apporter la destruction, la profanation à
Menaudru, de rompre l'enceinte sacrée de ses vieilles pierres et
de ses antiques verdures pour faire pénétrer à grand fracas la
vie moderne avec ses inventions vulgaires, son tumulte sacrilège,
dissiper l'ombre austère, pieuse, l'ombre des siècles, pour
livrer passage au grand jour inquisiteur, au grand air de tout le
monde.

Ils étaient tous debout, les yeux brillants, dans leur
enthousiasme destructeur, le bras levé, prêts à exécuter leurs
menaces... Elle crut que c'était fait, qu'ils étaient déjà les
maîtres. Elle voila plus étroitement son visage et, balançant sa
tête désespérée, soupira:

-Mon Menaudru!...

-Mais ce ne sera plus votre Menaudru, riposta Gillette qui
prenait feu à son tour. Nous vous forcerons bien à en convenir.

-Ne croyez pas que nous vous laisserons en repos; notre serment
tient plus que jamais, et vous n'en avez pas fini avec nous,
poursuivit Cam. N'avez-vous pas honte de nous prendre notre
place? Car vous nous prenez notre place, vous couchez dans mon
lit, vous regardez par ma fenêtre...

-Tenez, s'écria Gillette, cela me dévore quand j'y pense et je
vous déteste...

Et la petite Cam dit d'un ton fanatique:

-C'est moi qui la déteste le plus!

Sur cette déclaration, toute la bande s'ébranla. Quelqu'un avait
murmuré le mot de patriarche. Il y eut un sauve-qui-peut si agile
qu'en peu de secondes, Auberte se trouva, comme par miracle,
seule sur son mur. Elle regarda avec effarement autour d'elle. Le
jardin était aussi muet que le parc, pas un arbre ne bruissait,
il ne restait pas un indice de l'apparition, et Auberte fut en
droit de croire qu'elle avait rêvé l'inconcevable attaque qui
venait de la terrifier.
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Berthe De Buxy. (1863-1921) I
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