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 Berthe De Buxy. (1863-1921) XII

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Berthe De Buxy. (1863-1921) XII Empty
MessageSujet: Berthe De Buxy. (1863-1921) XII   Berthe De Buxy. (1863-1921) XII Icon_minitimeMar 1 Mai - 16:21

XII

Gédéon ne revint pas le lendemain et Aube, qui avait compté sur
ce retour pour dénouer sans heurt la situation, dut se soumettre
à un autre jour d'attente.

Quand elle entra dans la salle, à l'heure du repas, elle trouva
Nine et la grand'mère en conférence. Nine paraissait adresser à
la vieille des observations qui devaient concerner Aube, car les
deux femmes se turent à l'approche de la jeune fille. Puis la
grand'mère dit, d'un air péremptoire:

-Les Droy font les morts pour payer moins cher, mais ils se
lasseront avant nous. Toujours, il n'y a que Gédéon qui puisse
décider s'il faut leur rendre la _demouéselle_. Ne vous occupez
de rien, Nine, et obéissez à votre époux.

-Excusez-nous, _Demouéselle_, Nine ne sait ce qu'elle dit, elle
a la _dure_ de ses garçons.

Nine s'en alla renouveler sa provision de joncs et chercher des
champignons pour le souper; la grand'mère, qui souffrait de son
pied, se recoucha et Aube se trouva livrée à elle-même.

Elle marchait un peu derrière la cabane, quand elle entendit les
grelots d'Olge à quelque distance. Elle ne se demanda point
comment la mule avait passé le ravin; elle se dit seulement
qu'elle allait voir Olge, s'appuyer sur son cou de satin gris.

Elle arriva bientôt vers un petit feu de broussailles; les
grelots tintaient toujours, mais Olge n'était pas là, il n'y
avait que Zoé. Du collier de la mule, Zoé s'était fait une
ceinture: elle dansait autour du feu comme une petite sorcière,
elle tournait avec lenteur, grisée par la musique argentine qui
accompagnait ses mouvements.

-Tu as pris ce qui ne t'appartenait pas, dit Auberte. Rends-moi
ce collier.

-Non, vous l'avez eu assez longtemps, vous ne l'aurez plus.

Aube étendit la main, mais Zoé fit un tour preste sur elle-même
et se trouva hors de portée.

Zoé disparut de son horizon et elle en fut allégée; l'enfant, qui
ne lui adressait jamais volontairement la parole, la surveillait
d'habitude avec une vigilance infatigable.

Elle alla au bord de la falaise, comme elle le faisait souvent
pour tâcher de voir Olge. Malgré ses prières, Nine avait toujours
refusé de faire sortir la mule de son écurie et Aube ne l'avait
pas revue.

En se penchant pour s'assurer que la mule n'était pas là, qu'un
bouquet d'arbrisseaux ou un quartier de roc ne la dérobaient
point à ses yeux, elle remarqua qu'à cet endroit, la falaise
n'était pas aussi inexorablement abrupte qu'elle l'avait cru, et
elle pensa qu'avec du courage, elle arriverait peut-être seule au
couloir qui aboutissait derrière la cascade. Une enfant comme Zoé
avait bien passé sous la chute; si Aube avait assez de sang-froid
pour y réussir, elle retrouverait le gué et, une fois sur l'autre
bord, elle détacherait Olge. Elle ne connaissait pas le chemin,
mais elle connaissait assez l'infaillible instinct de sa mule
pour être sûre qu'Olge la ramènerait sans coup férir à Menaudru.
Et tout serait fini de cette manière.

Que n'y avait-elle songé plus tôt! Elle ne se dit pas que la
surveillance incessante dont elle avait été l'objet aurait
entravé toute tentative de ce genre, elle pensa que son ancienne
apathie l'avait encore paralysée, l'avait empêchée de trouver une
solution qui ne demandait cependant qu'un peu de coup d'oeil et
d'audace. Mais l'idée avait enfin germé, elle n'en retarderait
pas l'exécution. Jamais les circonstances ne seraient plus
favorables. Il ne fallait pas attendre le retour de Nine ou de
Zoé, et il n'y avait pas un instant à perdre. Elle commença à
descendre, s'arrêtant pour fermer les yeux et reprendre haleine
quand elle sentait le vertige la gagner, monter vers elle, de
cette eau tourbillonnante noire et blanche qui courait follement
sous ses pieds.

En relevant les yeux pour mesurer la distance parcourue, elle
aperçut Zoé qui, penchée sur le vide, la regardait.

-Arrêtez! cria la petite fille. Revenez tout de suite!

Et comme Aube, sans l'écouter, continuait sa descente, Zoé se
désola. Les mots, toujours si lents à venir, se pressèrent sur sa
bouche.

-Oh! arrêtez! revenez! dit-elle avec un accent de désespoir. On
m'avait dit de vous garder. Si Gédéon ne vous retrouve pas, il me
tuera, à moins que Nine me batte à mort ce soir. Quand elle a
peur de Gédéon, elle ne se connaît plus... elle est aussi
méchante qu'Hermance, et plus forte. Oh! je vous en prie, ayez
pitié de moi... revenez, revenez... ou je me jette dans l'eau.

Aube, surprise par l'ardeur angoissée de cette prière, s'arrêta.
Il lui sembla que les gouttes d'eau qui rejaillissaient de la
cascade jusqu'à elle, étaient les larmes de Zoé, et ces larmes
lui retombaient sur le coeur.

-Revenez, revenez... je vous pardonnerai tout... tout ce que je
vous ai fait...

Tout ce que vous m'avez donné, aurait-elle pu dire.

-Revenez ou je suis perdue, revenez ou je me jette en bas!

Aube remonta. Quand elle fut presque de niveau avec Zoé, elle fut
happée aux poignets par une petite main noire et sèche qui ne
lâcherait pas aisément sa proie.

-Promettez-moi de ne plus recommencer, dit la petite dont les
yeux étincelaient, dites que vous ne chercherez plus à partir
avant que Gédéon soit rentré, et je ne raconterai rien à Nine de
peur qu'elle ne vous enferme...

La moindre résistance les aurait entraînées toutes deux.

Aube, qui gardait difficilement l'équilibre sur le bord de
l'excavation qui lui servait d'appui, prononça le oui qu'on
réclamait d'elle; elle venait de reconnaître que l'entreprise
était au-dessus de ses forces.

Zoé l'aida à reprendre pied, puis, la regardant dans les yeux,
elle dit d'une voix sifflante:

-Là! vous ne vous sauverez plus. Nine ne m'aurait pas tant
battue, elle a un coeur de mésange. J'ai menti. Mais vous, vous
avez promis et vous ne pouvez pas mentir, c'est bon pour nous
autres... Vous auriez bien voulu que Nine me tue.

Dans sa rage, elle sauta sur la falaise, détacha un des grelots
d'Olge quelle portait encore à sa ceinture et le lança dans le
torrent. Il s'y engloutit avec un son plaintif comme un sanglot.
Et, un à un, avec une lenteur cruelle, elle jeta les grelots pour
qu'Aube ne les eût jamais plus. Ils s'évanouirent, petites voix
éteintes, petites âmes harmonieuses perdues dans le torrent, et,
quoique l'eau fût violente, il sembla à Aube qu'un grand silence
s'était fait autour d'elle.

Aube regagna la cabane. Elle s'étendit sur son lit et refusa de
souper. La traîtresse violence de Zoé après ses larmes, l'avait à
la fois révoltée et anéantie. Mentir, c'est bon pour nous
autres... L'amère humilité de ces mots l'oppressait. Il était
impossible d'arriver jusqu'à ces coeurs retors et durs, aussi
impossible que de traverser le torrent sans aide. Rien
n'éteindrait l'antagonisme qui les avait toujours séparés d'elle.

-Va voir ce que veut la _demouéselle_, commanda dans la salle
la grand'mère.

Zoé obéit avec indifférence. Quand elle fut dans la chambre
d'Aube, celle-ci se souleva à demi sur sa couchette.

-Viens, Zoé, dit-elle à voix basse.

Zoé s'approcha. Aube, par une impulsion soudaine, attira l'enfant
à elle, sous la clarté indécise qui tombait encore de la petite
fenêtre, elle plongea ses yeux inquiets, pleins de reproche, dans
les yeux mornes de Zoé. Mais elle avait dit:

-Zoé, écoute... C'est moi qui te demande pardon.

Au lieu des mots accusateurs qu'elle avait cherchés pour
condamner l'enfant, la forcer au repentir, c'était cette prière
qui était sortie de sa bouche.

Zoé ne bougea point, Aube sentit sous ses doigts comme un frisson
qui aurait couru dans tout ce corps rigide. La petite créature
toujours rétive tressaillit; puis, tout à coup, se ploya comme
brisée et s'abandonna contre Auberte, comme jadis l'avait fait
Camille Droy repentante.

L'enfant dit tout bas d'une voix essoufflée:

-Je suis fâchée... bien fâchée.

Elle s'en alla, rappelée par la grand'mère. Aube retomba sur son
lit et demeura longtemps les yeux grands ouverts dans l'ombre.
Elle avait senti battre un coeur tout semblable en cette petite
paysanne sauvage et chez Camille Droy, la fillette civilisée et
fine. Le même instinct tout puissant, irrésistible, avait jeté
dans ses bras les deux enfants coupables.

Le lendemain, Aube s'éveilla bien avant son heure accoutumée et
entendit qu'on parlait d'elle.

-Tu devrais emmener la _demouéselle_ pendant la visite de
l'autre, disait, derrière la cloison, Nine à Zoé. Puisque c'est
le jour et l'heure...

-L'autre ne fait pas plus de bruit qu'une souris.

La _demouéselle_ ne s'éveillera pas avant deux heures... et je ne
veux pas m'en aller, conclut finalement Zoé.

-Laisse la petite, Nine, et va plutôt au-devant de ton monde
pour l'assister, interrompit la grand'mère.

Et elle ajouta:

-S'il nous vient du tracas, on les gardera toutes les deux.
Mais va vite, que mon pied n'y tient plus et que je ne croyais
jamais pouvoir attendre à aujourd'hui.

Il se passa plus d'une demi-heure avant que Nine revînt, et elle
n'était pas seule. Aube écouta, curieuse de connaître la
visiteuse si impatiemment attendue. Elle entendit une voix calme
et faible dont le son, en pareil lieu, la remplit de surprise.
Elle se leva pour s'assurer qu'elle ne se trompait pas et, par
les interstices de la porte, elle vit Mlle Anne.

La vieille demoiselle se débarrassa de son manteau suranné et
d'un petit panier dont elle déballa le contenu. Son ajustement
pauvre et fané était aussi irréprochable que si elle n'eût jamais
quitté sa maison pour gagner, par des chemins inaccessibles, cet
endroit perdu.

Aube voyait aller et venir ses mains fluettes, toujours
recouvertes de mitaines.

Elle sortit un flacon, des bandelettes de flanelle et de toile,
tout en répondant aux paroles de bienvenue murmurées autour
d'elle. Pour l'engager à ne pas faire de bruit, on lui avait
vaguement parlé d'un enfant qui dormait, et elle évoluait
discrètement. Elle étendit sur un escabeau la jambe de la
grand'mère, elle massa et frictionna le membre infirme qu'elle
remmaillota ensuite avec prestesse.

Aube s'expliqua pourquoi Zoé n'avait pas voulu manquer cette
visite; la petite se pressait contre Mlle Anne, buvait ses
moindres mots, la regardait avec des yeux d'amour.

-_Mademouéselle_ Anne, on vous espérait bien, dit la grand'mère
étirant sa jambe à petits coups pour la ramener à elle.

-Je ne suis pas venue ces dernières semaines, parce que j'étais
souffrante, et puis l'eau était forte. Aujourd'hui, la cascade
n'est qu'un filet, j'aurais pu me passer de Nine.

-Ah! _Demouéselle_, vous vous êtes bien souvent passé d'elle,
des fois que la cascade était méchante à tout emporter, quand nos
maux pressaient et que Nine avait ses fièvres: et la nuit, quand
on vous a envoyé le petit parce que Gédéon s'en allait mourant.
Vous avez guéri Gédéon du mauvais coup que lui avaient donné les
gardes, le soignant comme votre fils et restant là des jours dans
cette chambre -elle montrait la chambre d'Auberte -pour le
veiller puisqu'on ne pouvait pas appeler un médecin sans mettre
mon garçon dans la peine.

Elle baissa soudain la voix en chuchotant:

-C'est que nous avons là un enfant endormi.

-Personne n'avait besoin de moi ailleurs, dit Mlle Anne avec
douceur, personne ne m'attendait.

Aube pouvait comprendre l'indicible tristesse de cette parole. Le
front pâle et uni de la vieille demoiselle s'assombrit un peu.

-Ai-je bien fait? Gédéon m'avait promis de ne plus braconner.

-Oh! _Demouéselle_, la faim, la faim... voyez-vous...

La vieille répéta: la faim, la faim, d'un ton dolent en secouant
la tête.

Mais Nine, revenant malgré elle à un permanent souci, demanda
brusquement:

-Qu'est-ce qu'on dit, à Mirieux? Y a-t-il du nouveau à la
maison des Droy?

-Je ne sais pas, dit Mlle Anne, distraite. La petite fille aux
cheveux de lin qu'ils appellent Cam me parlait l'autre jour
par-dessus la haie de mon verger. Son institutrice l'a rappelée; elle
m'a saluée, mais elle a rappelé l'enfant, murmura-t-elle se
parlant à elle-même. Je ne sais pas autre chose.

Puis, comme si elle cherchait un réconfort, un appui, elle posa
la main sur l'épaule de Zoé qui s'était assise à terre contre
elle.

-Et toi, mon petit coeur, te voilà donc ici? Nine m'a raconté
en venant. Tu es contente?

L'enfant dit:

-Oui; mais, quand je serai plus grande, j'irai chez vous pour
vous servir.

Les traits de Mlle Anne s'illuminèrent divinement; ce ne fut
qu'une flamme passagère.

-Non, non, pas d'enfant chez moi pour souffrir avec moi, je ne
mettrai personne dans mon ombre.

Elle reprit:

-Tu viendras pour quelques jours si tu veux que je te fasse des
vêtements, dès que Gédéon se sera définitivement entendu sur ce
sujet avec Hermance.

Elle se leva, et les yeux fixés sur le Christ aux mains pleines
de rayons:

-Au revoir, dit-elle, prenez le peu que je vous apporte. Je
reviendrai, je suis à votre service et... et je vous remercie.

Elle sortit avec Nine et Zoé.

Mlle Anne connaissait donc le chemin de cette demeure; elle
visitait les Jaux par charité, elle était restée de son libre
accord dans cette chambre qu'habitait Auberte et où elle avait
laissé son empreinte de netteté et de paix. Elle secourait ces
parias avec une céleste pitié, elle était venue ici, la nuit, par
tous les temps... Aube croyait la voir s'avancer dans ces
solitudes, frêle et sereine, avec le pli d'une douleur vaincue
sur sa bouche résignée. Elle la voyait soigner du même coeur les
plaies de leur misérable corps et l'infirmité de leur conscience
dévoyée. Elle demeurait digne et droite sous le faix d'injustice
qui aurait dû la courber. C'était, pour Aube, une vision
lumineuse qui la transportait dans un monde de vertu surhumaine,
de victorieuse abnégation. Elle en restait troublée et ravie; la
leçon entrait comme un fer dans son âme, et cette leçon venait
des Jaux autant que de Mlle Anne.

Mais pourquoi Aube n'avait-elle point parlé à la vieille
demoiselle? Sa promesse à Zoé l'engageait-elle ici? Elle ne
savait plus, ses idées se confondaient. Et si, comme l'avait dit
la grand'mère, on retenait aussi Mlle Anne? La vieille demoiselle
était déjà loin. Ce lui fut un chagrin de ne plus la sentir à
portée. Pour la première fois, le découragement tomba sur elle.
Aube se rappela que le moment approchait où sa mère irait la
chercher. Cette après-midi, oui, elle en fit le calcul, cette
après-midi, sa mère devait passer à Sainte-Cécile. Certes, Gédéon
serait là avant ce soir; mais si la Comtesse rentrait plus tôt
qu'elle ne l'avait primitivement décidé? Avec un serrement de
coeur, Aube se représenta sa mère arrivant à Sainte-Cécile, elle
descendait de voiture dans la belle grande cour dont les
plates-bandes ressemblaient à des émaux. On l'introduisait au salon,
elle demandait Aube et, au lieu de sa fille, c'était la Mère
supérieure ou Mme de Gourville qui entrait, disant qu'on n'avait
point vu Auberte. Aube sentit cruellement le contre-coup de
l'émotion qui menaçait Mme de Menaudru.

Sa toilette achevée aussi bien que le lui permettait son
installation élémentaire, elle monta sur la falaise pour
surveiller de loin l'approche de Gédéon, puisque cet omnipotent
autocrate disposait de son sort, qu'il aurait seul l'autorité
nécessaire pour convaincre Nine de sa méprise et remettre Aube en
liberté.

Elle ne vit rien à l'horizon qui ressemblât au portrait qu'elle
s'était fait de Gédéon. Il faisait clair et doux, un soleil sans
ardeur mettait sur l'eau et le gazon des nappes de lumière
blonde. La cascade n'était pas bruyante et Aube entendit la voix
de Zoé de l'autre côté du torrent.

Zoé avait reconduit Mlle Anne, et elle s'attardait près de
l'étable au lieu de suivre Nine qui remontait, courbée par le
poids de deux lourds seaux d'eau.

La voix de Zoé s'élevait par intervalles, et il sembla à Aube que
l'enfant parlait à Olge.

Il y eut un piétinement, un bruit de pierres roulées, de
broussailles froissées; Aube eut une commotion de joie quand elle
vit Olge sortir de son abri et s'avancer en tirant sur la corde,
dont Zoé ne gardait qu'avec peine une extrémité dans sa main.

La mule s'arrêta, huma l'air.

-Olge! dit Aube involontairement.

Olge leva la tête vers la falaise, vit Aube.

D'un seul élan, elle échappa à Zoé si soudainement que la petite
fille roula à terre.

Zoé n'avait aucun mal, elle se releva pour s'élancer derrière la
mule, qui allait mettre à profit sa liberté reconquise et prendre
à toutes jambes le chemin de Menaudru.

Mais Olge, les yeux attachés sur Aube, courait le long de la
berge et, sans ses grelots, elle avait une allure silencieuse,
étrange, de bête fantôme; elle commença à descendre vers l'eau.

-Olge! Olge! ne viens pas, cria Aube avec épouvante, repoussant
la mule du geste et de la voix.

Mais Olge, la pauvre, la noble bête, maigrie et ardente, sauta
bravement et entra dans le torrent. C'était avant la cascade, le
courant, vif, n'était pas insurmontable et la mule avait pied.
Elle traversa l'eau et voulut aborder au pied de la falaise,
l'espace lui manquait, ses sabots de devant glissèrent et elle
retomba. Elle recommença une fois, dix fois son effort, raidie
contre le courant, les yeux toujours fixés sur Auberte, refusant
de retourner en arrière, pendant que Zoé criait et se lamentait
sur l'autre rive.

Ses forces diminuaient; insensiblement, elle perdait du terrain,
le courant l'emportait peu à peu, perfidement, vers la cascade.
Quelques secondes encore, et la mule, saisie par le tourbillon,
serait engloutie sans cette montagne d'eau croulante.

-Oh! Olge... gémissait Aube, comme elle eût imploré un ami,
Olge, ne viens pas... Olge, retourne, je t'en supplie.

Elle jeta un cri, Zoé était aussi dans l'eau sans qu'elle l'eût
vue sauter ni tomber. L'enfant, les yeux un peu fous, mais avec
une invincible résolution sur ses traits blêmis, nageait comme
une petite désespérée vers la mule.

Déjà le remous de la cascade étreignait Olge, que l'écume
baignait jusqu'au poitrail; elle élevait encore sa belle tête
dont les yeux agrandis cherchaient toujours tristement Auberte;
puis la tête s'enfonça à demi, Aube ne vit plus que ces yeux
infiniment tendres et fidèles. Puis, brusquement, plus rien, ni
Zoé, ni la mule.

Une voix d'homme résonna, une voix encore lointaine, à laquelle
Nine répondait près d'Auberte. La jeune fille ne comprit plus ce
qui se passait.

Peu d'instants après, un homme, petit, trapu, gravit la falaise
avec Nine qui avait couru à sa rencontre. Aube balbutia:

-Zoé... Olge...

Olge était partie, entraînée par le formidable courant qui
l'avait étouffée, brisée en l'emportant.

Mais Zoé était là, Gédéon l'avait retirée avant qu'elle eût été
prise par le tourbillon; il l'avait rapportée et mise dans les
bras de Nine. L'enfant était inanimée et semblait morte.

Ils retournèrent tous à la maison. On étendit Zoé sur le sol
devant le feu, on essaya de la faire revenir à elle; tous les
soins furent inutiles.

Aube, agenouillée près d'elle, lui tenait les mains. Les yeux
clos, les narines serrées, une blancheur de cire aux joues, avec
de grands creux d'ombre sous les paupières, Zoé s'idéalisait dans
la mort. Ses cheveux noirs défaits, rejetés en arrière comme
s'ils suivaient encore le mouvement de l'eau, dégageaient son
cou, son front, ses tempes; elle était belle d'une beauté pure et
sauvage.

La petite esclave qu'elle était encore malgré sa farouche
indépendance, était allée si résolument, si follement à la mort
dans l'espoir de sauver l'animal favori d'Auberte, de sauvegarder
le plaisir des riches, ses maîtres.

Le coeur de Zoé ne battait plus, aucun soin n'avait réussi, ses
parents n'essayaient plus rien. Nine et Gédéon restaient près
d'elle, écrasés; la grand'mère étouffa un petit sanglot sec qui
lui déchira la gorge.

Alors Aube se souvint d'une chose qu'elle avait entendu dire.
Elle pensa que, pour que Zoé revécût, il suffirait peut-être
comme pour d'autres de rendre l'air à sa poitrine suffoquée.

Elle se pencha, se pencha jusqu'à ce que son visage touchât celui
de Zoé. Comme cette bouche d'enfant était froide... elle en
frissonna dans la moelle de ses os, dans le fond de son âme; mais
elle ne s'écarta point. Appuyée contre Zoé, presque couchée sur
elle, Aube respira fortement, communiquant à la petite fille son
haleine, sa vie.

Et c'était bien sa vie qu'elle voulait lui donner; elle se dit
que si Zoé revivait, il ne lui resterait plus assez de souffle
pour elle-même et elle ne se retira pas; elle ne fuit point ces
lèvres blanches dont le contact lui laisserait pour jamais un
goût de mort. Elle était consentante, solennellement et sans
retour, à ce que Zoé vécût à sa place.

Avec une ardeur fervente, passionnée, elle concentra son haleine
et sa vie pour les faire passer dans cette enfant de pauvre.

A la fin, Zoé fit un mouvement sans ouvrir les yeux, elle dit
quelques mots très doux, très enfantins, et étendit les deux
mains en aveugle par un geste pathétique. On eût dit qu'elle
implorait quelqu'un de la relever, de la soutenir. Elle vivait.

Et Aube, comme si elle lui avait vraiment donné sa vie, tomba aux
pieds de l'enfant ainsi qu'une morte.

C'était la seconde fois de sa vie qu'Aube perdait connaissance
et, quand elle revint à elle, elle crut être à la Maison après sa
chute du moulin; mais elle ne souffrait pas, elle pouvait se
lever et sortir.

Au moment où elle quittait son lit sur lequel Nine l'avait
couchée, elle vit devant elle Zoé rhabillée, recoiffée, mais
encore pâle et les cheveux humides.

L'enfant murmura avec une douceur singulière et craintive:

-Gédéon dit que si vous voulez partir...

-Oui, répondit Auberte.

Quand elle fut sur ses pieds, elle chancela un peu, cependant
elle entra dans la salle.

Gédéon était là, la tête couverte comme toujours, mais il se tint
debout avec Nine devant Auberte et, par un mouvement spontané,
instinctif, la grand'mère se leva aussi; et tous trois debout,
presque sombres dans leur stupeur, regardaient tour à tour
Auberte et cette place où ils avaient vu Auberte agenouillée à
terre près d'une petite morte, devant leur sauvage foyer.

Enfin Gédéon dit, d'une voix enrouée, qu'il y avait eu une erreur
et qu'il en était chagrin. Qu'après ce que... ce que...

Il regarda plus obstinément le foyer. Aube, très pâle, presque
imposante dans sa jeunesse, lui dit:

-Si j'étais réellement celle que Nine a cru, si j'étais Mlle
Droy, que feriez-vous?

-Vous diriez, reprit-elle, que vous en avez fini de
revendications qui ne peuvent vous conduire à rien de profitable,
et qui n'aboutiront qu'aux pires embarras pour vous, que vous
n'inquiéterez plus M. Droy ni personne de sa famille. Si j'étais
Mlle Droy, ne le diriez-vous pas?

Il fit un signe affirmatif.

-Dites-le et on ne vous recherchera pas pour ce qui s'est
passé; dites-le, je serai votre amie et je tâcherai de vous le
prouver.

Il y eut un court silence.

-Oui, fit rudement Gédéon, je le dis.

Aube se tourna vers Zoé.

-Veux-tu venir avec moi? demanda-t-elle. Je te garderai à
Menaudru, si tu t'y trouves heureuse.




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