II
On était au soir. Après s'être habillée et recoiffée pour le
repas, Auberte avait dîné avec ses parents en grande cérémonie.
En grande cérémonie, le repas pompeusement servi par des
domestiques en livrée funèbre, avait déroulé l'immuable
ordonnance de ses services, et Auberte, assise à la droite de son
père, avait eu tout le loisir de regarder en face d'elle la place
vide de Laurent.
Le changement de costume, l'impression rafraîchissante des
ablutions de sa toilette avaient effacé de la jeune fille le
trouble des dernières heures; sa frayeur s'en était allée avec
l'ardeur de sa grande émotion. Il ne lui restait plus qu'un peu
d'inquiétude, et c'était à bien peu de chose près l'Auberte de
tous les jours qui avait rempli son rôle de jeune patricienne
docile et passive à la table de son père.
La famille passa au salon, M. de Menaudru, qui était un grand
vieillard pâle et taciturne, prit une Revue. Il lisait en tenant
sa brochure loin de ses yeux. A l'autre bout de la grande table,
Aube, près de sa mère qui tirait l'aiguille, maniait lentement
une navette à filet. Dans le cours de la soirée, un domestique
apporta un échiquier de grand prix. Mme de Menaudru laissa son
ouvrage pour jouer aux échecs avec son mari, et Aube resta seule
à sa place. Sa silhouette se dessinait frêle, gracieuse, un peu
affaissée dans le demi-jour des lampes.
C'était le même salon où Auberte avait échangé quelques mots
cette après-midi avec sa mère; mais la pièce, déjà mélancolique
en plein jour, devenait glaciale à cette heure, alors que ses
fenêtres closes la barricadaient contre les douceurs de la nuit,
le parfum des corbeilles de la terrasse. Une tristesse tombait
des murs peints en blanc, des tentures longues et étroites, elle
émanait des deux joueurs dont l'attitude décelait un décent et
inconsolable ennui, une application désintéressée. Aube
s'efforçait de se tenir droite sur sa chaise haute, aux pieds en
fuseau. Elle avait passé là tant de soirées semblables, tant
d'heures indiciblement monotones, que toute cette monotonie
accumulée semblait peser à la fois sur ses épaules. Les veillées
de Menaudru se succédaient comme les mailles du filet dont elle
alignait à l'infini les rangs identiques. Si Laurent avait été
là, il aurait joué aux échecs avec son père, et Mme de Menaudru
restant auprès d'Auberte, lui aurait lu, de temps en temps, à
demi-voix, quelques passages des Jeunesses célèbres.
Le livre restait fermé à côté d'Auberte, Auberte n'essayait pas
de lire.
-Pourquoi somme-nous brouillés avec les Droy?
Ces mots s'élevèrent tout à coup dans le silence, prenant à
l'improviste jusqu'à Auberte qui les avait inconsciemment
prononcés. Une teinte plus grise envahit le visage de la
Comtesse, qui effleura son mari d'un regard furtif, rapide.
-Pourquoi parlez-vous d'eux? dit M. de Menaudru.
-Parce que je les ai vus aujourd'hui, repartit Auberte qui ne
manquait point, à sa façon posée, d'une certaine vaillance.
Les yeux froids du père s'attachèrent avec une sorte de
compassion sur le Comtesse, dont les lèvres tremblaient.
-Votre mère a eu lieu de se plaindre comme moi de ces gens. Ils
se sont mal conduits à notre égard.
-Eux?
-Non, pas eux-mêmes, mais les parents de Mme Droy. Il y a eu
des paroles regrettables échangées, bien qu'ils se soient
inclinés devant la loi et les faits.
-Est-il vrai, reprit Aube dont le coeur battait à grands coups,
mais qui était résolue à élucider le problème, est-il vrai que ce
sont eux qui auraient dû avoir Menaudru?
Sa voix faiblit dans l'angoisse que lui causaient de pareils
mots.
-Ils se sont plaints, mais tout a été fait selon la justice,
dit la Comtesse frémissante qui regardait toujours son mari pour
chercher une lui une caution.
M. de Menaudru répondit nettement:
-Ils auraient eu le château si leur grand-père, qui était libre
de ses actions, avait jugé bon de le leur donner et d'en
déposséder votre mère.
Le Comte se tut et il était facile de voir, à sa contenance,
qu'il considérait la question comme irrévocablement close.
-Aube, dit la voix incertaine de Mme de Menaudru, vous ont-ils
inquiétée? que vous ont-ils dit? Chère enfant, si leur voisinage
nous est trop à charge, nous quitterons Menaudru pour l'automne.
Aube lui répondit de loin par un petit signe de tête très grave
et très tendre, et la partie d'échecs continua.
Mme de Menaudru ne soupçonnait pas les menaces et les reproches
qui avaient si inopinément assailli Auberte, produisant dans sa
vie égale l'effet d'un obstacle irritant qui en détournerait
momentanément le cours.
Oui, Aube avait été blâmée, accusée, pour la première fois depuis
qu'elle était au monde. Ces Droy étaient des gens dangereux,
presque abominables. Aube était bien aise de savoir leurs
revendications injustes; mais leur présence allait empoisonner
Menaudru. Cependant, elle se rappelait l'étreinte forte et
sincère d'une petite main qui, au moment où elle chancelait sur
le mur, l'avait si fermement retenue. C'était comme la
manifestation d'une volonté qui aurait impérieusement pris
possession d'elle.
Auberte glissa dans l'embrasure de la fenêtre, une embrasure
profonde comme une chambrette. Ah! par exemple, elle défiait bien
Gillette d'abattre ces murs... Aube cherchait à voir dans
l'obscurité du dehors; la Maison était là, tout près, presque à
portée de la voix, attirante et redoutable, avec cette vie
intense qui maintenant se dégageait d'elle et traversait le
rempart des pierres et des arbres de Menaudru.
Que faisait Gillette ce soir, au milieu du troupeau qu'elle avait
une si originale façon de diriger? Elle pressentait que Gillette
ne devait pas faire de filet. Ils avaient énuméré tant de choses,
cela impliquait des occupations si variées et nombreuses, que
rien qu'en y songeant, Aube était lasse. Ils avaient parlé
d'ateliers, qu'y faisaient-ils? Et d'une salle de jeu, ils
s'amusaient donc?
A dix heures, on apporta le bougeoir de Mademoiselle.
Auberte prit congé de ses parents et suivit Jeanne, sa
gouvernante, qui marchait la première, portant le flambeau.
Elles traversèrent des appartements déserts, des corridors
tortueux. Le château avait été pillé au moment de la Révolution.
Ses propriétaires l'avaient complètement remeublé sous le premier
Empire. C'était de cette époque que datait presque tout le
mobilier, et le style empire donnait un aspect particulier à ces
pièces où l'on se serait attendu à rencontrer surtout les bahuts
sculptés, les chaires monumentales et tout le massif appareil du
moyen âge.
Elles arrivèrent à la fin dans la chambre d'Auberte. La jeune
fille habitait l'aile burgonde; ses larges fenêtres, près
desquelles aboutissait l'extrémité des contreforts, plongeaient
sur les vallées. L'un des murs de cette chambre touchait à la
Maison.
Jeanne déshabilla Aube, la coiffa pour la nuit.
-On n'a pas des cheveux comme ça, marmottait orgueilleusement
la vieille servante en arrangeant la belle tresse interminable
aux fugitifs reflets lumineux.
Jeanne se retira, emportant le bougeoir, d'après le règlement qui
déterminait dans ses plus minutieux détails le service d'Auberte.
Auberte resta seule, étendue les yeux ouverts dans son lit aux
quatre colonnes duquel étaient fixés les rideaux de soie rouge,
mince et bruissante.
..... Le lendemain était un dimanche. L'assistance put admirer à
l'église, dans deux bancs jusque-là inoccupés et qui faisaient
audacieusement face aux bancs de Menaudru, une théorie de têtes
juvéniles aux cheveux jaunes; du paille incolore à l'orange,
toute la gamme était dignement représentée; les deux babies qui
terminaient cette glorieuse série donnaient vraiment à penser
que, d'après une opinion en honneur dans leur famille, les blés
mûrissant sur la tête des autres n'étaient encore, sur leurs
petites caboches enfantines, qu'à l'état de blés verts.
Il y avait, dans les bancs combles de la Maison, seulement ce que
Gillette aurait appelé: quelques-uns d'entre nous, car il
manquait encore à la tribu le père et les deux fils aînés qui
avaient assisté à la première messe. L'attitude des Droy étonna
Auberte; elle était à la fois si pénétrée et si franche qu'ils
semblaient respirer, dans l'église, une atmosphère révérée et
familière. L'âme d'Auberte était naturellement et tendrement
pieuse, quoique ses parents, dans leur indolence, peut-être dans
une crainte secrète de favoriser en leur fille un attrait trop
puissant, n'eussent pas fait chez eux de la religion la force
vivante qui imprégnait visiblement le coeur des jeunes Droy, si
elle ne disciplinait pas encore l'exubérante vitalité de leur
manière d'être.
Ceux qui avaient compté sur la sortie de l'église pour mieux
examiner les nouveaux paroissiens, en furent pour leurs frais de
curiosité, car, de la façon la plus prestigieuse, toute la
jeunesse Droy se trouva soudain à bicyclette et lancée grand
train sur la route, les correctes toilettes des filles s'adaptant
par quelque prodige à cet emploi mouvementé. Les babies elles-mêmes
disparurent, escamotées par les bras complaisants de leurs
aînés. Et de cette phalange agile, il ne resta plus là que Mme
Droy avec une grande jeune fille, fort belle, qui devait être
l'institutrice. Elles prirent à pied le chemin que les intrépides
gravissaient à grands coups de pédale.
Mme Droy était de haute taille, maigre, sans beauté, de tournure
très jeune, avec d'abondants cheveux gris qui débordaient de son
chapeau rond; elle avait l'empreinte de la race dans toute sa
personne énergique. Ses enfants tenaient visiblement d'elle, les
plus laids comme les autres.
Sa campagne était franchement belle, d'une beauté fine et
classique qui forçait l'admiration, en même temps que
l'expression hautaine et raffinée de ses manières, de son visage,
inspirait une réserve difficile à vaincre.
Une grande calèche ouverte, qui ressemblait un peu à une berline,
attendait la famille de Menaudru. Les châtelains y montèrent
hiérarchiquement avec Auberte, et le lourd équipage prit à un
trot modéré la direction de Menaudru, semblant protester de toute
la pesanteur de sa masse, de la majesté de son allure, contre la
désinvolture du mode de locomotion qu'on venait de donner en
spectacle aux yeux scandalisés des maîtres de Menaudru.
L'après-midi du dimanche avait toujours baigné Auberte d'une paix
spéciale qu'elle aurait redouté de rompre; et, généralement à
l'heure où tombait le crépuscule dominical, elle voyait plus que
jamais la vie comme un nébuleux rêve.
Aujourd'hui, le soleil était clair sur les sapins, elle projeta
d'aller très loin dans le parc cueillir des digitales. Elle alla
si loin qu'elle sortit du parc par le côté de la montagne en
apercevant plusieurs digitales de toute beauté qui élevaient, de
place en place, leurs hautes tiges droites et arrogantes. Elle
entendit alors, à quelques pas d'elle, le son des grelots d'Olge.
Elle avait dit qu'on harnachât la mule pour l'heure des vêpres;
mais cela n'expliquait pas qu'une bête de cette sagesse courût
les bois en quête d'aventures.
Aube, bénissant le sort qui l'amenait si à propos pour capturer
la fugitive, s'avança et ne vit point Olge. Les grelots sonnèrent
un peu plus loin avec un bruit doux et mutin.
-Olge, Olge!
Auberte marcha encore et le son des grelots recula. Puis il se
rapprocha de nouveau, mais, cette fois, dans une allée adjacente
où s'engagea Auberte. Ce devait être le fantôme d'Olge qui
agitait ses grelots, car la mule demeurait invisible. Plus elle
s'enfonçait dans le bois, plus Auberte sentait l'impossibilité
d'abandonner l'imprudente en parages si inconnus. Ce bois
contenait de malicieux gnomes qui étoffaient de légers rires en
entraînant Olge. La majesté sombre des grands sapins emplissait
Auberte d'une crainte presque religieuse.
-Olge, Olge!...
Elle ne distinguait point le pas de sa mule, rien que le cher
bruit de ses grelots, toujours proche et toujours fuyant,
douloureux comme le contact d'une coupe qui se retirerait sans
cesse de vos lèvres. Cette course semblait ne point devoir finir:
Auberte aurait-elle à courir toujours ainsi, par des chemins
ensorcelés qui ne conduisaient nulle part, à suivre un appel
caressant qui la trompait!
Au bout d'une heure, elle arriva dans une clairière, tapissée de
campanules. Là, on n'entendait plus les grelots; le silence
parfait oppressa Auberte, et, lasse à pleurer, ne sachant plus où
elle était, elle s'assit sur un fragment de roche.
L'horizon était borné par les sapins dont les crêtes noires,
étagées en amphithéâtre, se profilaient immobiles sur le ciel
bleu. Un filet d'eau s'échappait d'une petite source, Auberte se
pencha pour y rafraîchir ses lèvres tremblantes. C'était peut-être
une eau enchantée qui allait l'endormir là sans qu'elle pût
repartir. Elle se redressa et, la bouche encore humide d'eau
pure, elle cria: Olge, Olge!
-Qui appelez-vous? Que voulez-vous? Et que faites-vous chez
moi?
Elle répondit sans grande surprise -il n'était pas étonnant que
le génie de ces lieux défendît son domaine:
-J'ai suivi Olge.
-Olge, qui qu'elle puisse être, vous a menée trop loin. Vous
êtes sur le territoire de la Maison. Savez-vous que votre père
m'a fait interdire le passage de son bois?
-Je ne sais pas où je suis, repartit Aube avec dignité.
-Venez, alors.
Elle regarda le prince charmant qui lui offrait si cavalièrement
son secours, et elle le jugea digne de confiance. Il reprit du
ton vif et décidé qui semblait lui être habituel:
-Ainsi, Olge s'est enfuie?
-Oui, dit Auberte impressionnée par le souvenir de sa course
vaine. Jamais elle n'a rien fait de semblable. Elle est la mule
la plus docile, la meilleure. Et, pourtant, elle ne m'a pas obéi.
Elle reculait devant moi sans que je puisse la rejoindre.
-C'est un tour de ces garnements! s'écria le promeneur frappé
d'une subite illumination.
-Monsieur...
-Oh! c'est des miens que je parle, fit-il allègrement, de mes
garnements particuliers. Aussi vais-je vous reconduire. Je
jurerais qu'Olge est en ce moment chez vous.
Elle le regarda encore et dit, d'un ton de simplicité pensive:
-Vous êtes un Droy?
Il répondit un peu sèchement:
-Je suis Droy lui-même.
-Pas le patriarche? murmura-t-elle incrédule.
Etait-il possible que cet homme sec, alerte, encore jeune, fût le
père de cette redoutable lignée? C'était, en tout cas, un
patriarche d'aspect bien entreprenant, résolu, svelte, plein
d'activité et de force. De fait, son visage intelligent portait
de nombreuses rides, sa chevelure rase, toujours ardente sous la
légère cendre du temps, semblait avoir flambé; elle avait des
ombres rouillées comme les gerbes qui sont restées trop longtemps
dehors à l'automne.
-Le patriarche, si vous voulez, cela ne m'empêchera pas de
remettre Mlle de Menaudru dans le bon chemin, dit-il.
Elle répliqua d'un ton calme, un peu attristé:
-Vous êtes fâché contre nous parce que nous avons le château.
Mais je vous assure que c'est juste et que nous ne vous avons
rien pris. Alors, pourquoi nous en vouloir?
Il tressaillit devant cette ignorance touchante de la vie, de
toutes les conventions qui régissent et entravent les plus
indépendants. Et il dit, dans une impulsion de surprise:
-Quelle drôle de petite créature vous faites!
Personne n'avait jamais appelé Auberte petite créature: elle
pensa que cet homme exceptionnel manifestait son mécontentement
contre elle. Mais elle s'aperçut qu'il riait.
-Figurez-vous, reprit-il, que j'ai cru à une apparition quand
je vous ai vue dans ce site romanesque, auprès de cette source.
Je vous ai prise -Hugues lui-même s'y serait trompé -pour la
fée errante des grandes sapinières. Et j'ai regardé, Dieu me
pardonne, si vous n'aviez pas une couronne de cyclamen dans vos
cheveux. Mais vous portiez seulement une digitale. Ma petite
princesse égarée, venez-vous souvent dans les bois?
-Pas si loin; je reste sous les arbres de Menaudru.
Singulièrement mise en confiance par son compagnon, elle
poursuivit:
-Je me promène et je pense.
-Vous pensez, vous vous promenez et c'est tout. Vous ne vous
ennuyez pas à penser toujours?
-Je pense aux choses impossibles, aux mondes qu'on ne voit pas;
je pense jusqu'à ne plus savoir dans quel monde nous sommes, Olge
et moi.
Ils avaient quitté le bois, ils approchaient de la Maison. Oui,
le pied d'Auberte foulait l'herbe du jardin; les régions qu'elle
avait si souvent contemplées de loin s'ouvraient devant elle et
elle ressentait à la fois une hâte et une souffrance d'en sortir.
M. Droy s'arrêta; il dit brusquement:
-Je ne devrais pas vous comparer à mes détestables enfants,
mais si j'avais une fille comme vous...
Elle levait sur lui un long regard interrogateur et candide. Il
refoula les paroles qui lui montaient aux lèvres, et il acheva
avec un air de respect et de pitié:
-Je... Je l'aimerais beaucoup.
Auberte sortit par une petite porte qui ressemblait à une ogive
de lierre et se trouva dans un pré de Menaudru.