PLUME DE POÉSIES
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

PLUME DE POÉSIES

Forum de poésies et de partage. Poèmes et citations par noms,Thèmes et pays. Écrivez vos Poésies et nouvelles ici. Les amoureux de la poésie sont les bienvenus.
 
AccueilPORTAILS'enregistrerDernières imagesConnexion
 

 Berthe De Buxy. (1863-1921) VI

Aller en bas 
AuteurMessage
Invité
Invité




Berthe De Buxy. (1863-1921) VI Empty
MessageSujet: Berthe De Buxy. (1863-1921) VI   Berthe De Buxy. (1863-1921) VI Icon_minitimeLun 30 Avr - 16:11

VI



Décidément, Aube se lèverait pour recevoir sa mère. L'effort lui
parut non seulement faisable, mais encore plus facile qu'elle ne
l'avait cru. Et, pour qu'elle eût moins encore l'air d'une
malade, il fut arrêté que la petite princesse donnerait son
audience dans la bibliothèque qui était au rez-de-chaussée comme
sa chambre; cette pièce, lieu ordinaire des réunions de la
famille, était assez gaie pour préserver de toute ombre lugubre
la première impression de la Comtesse.

Le jour de l'arrivée de Mme de Menaudru, après avoir bien
installé Aube sur de nombreux coussins, on la laissa se reposer
et penser à l'aise au bonheur qui l'attendait. Elle n'eut,
heureusement, pas beaucoup à attendre: juste à l'heure que lui
avaient fait fixer ses calculs aidés des lumières de Gillette,
Mme Droy, digne et affable, pleinement à la hauteur de cette
délicate occurrence, introduisit Mme de Menaudru près d'Aube, et
se retira.

En regardant sa mère s'avancer, pâle, presque craintive, Aube
songea que la chose impossible s'était faite, que l'événement
irréalisable était accompli; Aube, établie à demeure chez les
Droy comme une enfant de la maison, voyait sa mère y venir en
amie.

Puis Aube sentit les bras de sa mère autour d'elle, et, contre
son visage, le contact de ce doux visage, blanc et fané, qui lui
parut tristement amaigri, et elle oublia tout dans la joie de
cette réunion. Après les premières effusions, -ce furent des
effusions peu exubérantes, presque muettes, mais Aube devinait
chez sa mère la palpitation d'un sourd émoi, -Mme de Menaudru
s'assit, non pas comme le lui demandait un geste caressant de sa
fille, sur la chaise longue où le corps ténu d'Aube lui laissait
ample place, mais dans un fauteuil, ainsi qu'il convenait à la
châtelaine de Menaudru.

C'était une châtelaine encore bien troublée qui tenait avec
précaution la main d'Auberte, examinait l'enfant avec des yeux
d'angoisse mélancolique, presqu'avide.

Auberte dit tout à coup:

-Ainsi, maman, vous n'êtes pas venue?

-Comment? Me voilà.

Aube eut un petit mouvement soucieux.

-Non, quand je suis tombée, quand on m'a remis l'épaule. Je
vous ai pourtant appelée...

-Comment l'aurais-je pu, enfant? je n'étais pas avertie.

Et elle parla précipitamment du Comte, toujours alité, auprès
duquel elle avait laissé Laurent, puis de son voyage, de détails
presque insignifiants. Mais elle s'interrompit, et, tout bas:

-Cela t'a fait mal, très mal? demanda-t-elle.

Elle penchait la tête vers Aube, l'interrogeant avec une
curiosité poignante.

Mais, vite, elle reprit:

-Non, non, ne dis pas, c'est passé. C'est passé? répéta-t-elle
en une question tremblante.

-Oui, mère.

-Qu'allons-nous faire? Je ne peux pas rester à Menaudru, et
vous ne pouvez guère voyager. Voter père a besoin de moi.

Ce double souci qui l'avait hantée creusa un pli plus accentué
parmi les rides de son front.

Comme Aube ne répondait pas:

-Est-il vrai, fit-elle incrédule, que vous resteriez à la
Maison en attendant notre retour?

Aube fit un signe rapide d'assentiment, et elle ajouta:

-Seulement, revenez bientôt.

-Oui, dès que possible. La famille Droy a été au-dessus de tout
éloge: elle réclame comme une faveur de vous garder; c'est, -
dit Mme Droy, -la seule compensation qui puisse diminuer leurs
regrets du tort bien involontaire qu'ils vous ont fait.

Elle répéta en un murmure: au-dessus de tout éloge... soupira et
reprit:

-J'arrangerai cela avec votre père. La correspondance que nous
avons forcément échangée avec les Droy a déjà aplani bien des
obstacles, votre père change d'opinion à leur égard et il nous
accordera plus de liberté.

Elle continua d'une voix incertaine:

-Chère, quand nous serons rentrés à Menaudru avec vous, vous
pourrez revenir quelquefois à la Maison, si cela vous tente.

-Maman...

L'éclair des yeux bleus d'Aube parut causer à la mère en même
temps plaisir et peine. Elle poursuivit:

-Mlle Stéphanie d'Aumay offre de vous donner quelques leçons
pour vous distraire. Vous vous joindrez de loin en loin à ses
élèves. Le docteur n'a cessé de nous écrire que vous aviez besoin
de distraction, de diversion, qu'il fallait à tout prix amener de
la jeunesse autour de vous. Si vous trouvez des amusements ici...

Elle regarda d'un air de doute autour d'elle, puis elle murmura:

-Aube, vous vous êtes donc bien ennuyée avec nous?

Sa voix résonna si résignée, si douce, qu'Aube en eut le coeur
meurtri.

-C'est bien, c'est bien, enfant, vous reviendrez à la Maison.
Laurent vous accompagnera quand il sera nécessaire, car, pour
moi, je ne saurais quitter le Comte.

Elle repartit dans la journée même; cette sanction inattendue de
ses parents fit goûter à Aube plus de sécurité dans le bonheur,
encore un peu surpris, qu'elle éprouvait de son séjour à la
Maison.

La convalescence d'Aube marcha avec toute la cérémonieuse lenteur
qu'on devait attendre d'une jeune personne si pondérée. Elle fit
tant de façons pour reprendre de l'appétit et des forces que
Gillette, impatientée, proposa de lui démettre l'autre épaule
pour la secouer et lui donner l'énergie de guérir.

A côté de Gillette, il n'y eut pas moyen pour Aube de s'adonner à
cette bien-aimée torpeur qui lui avait toujours été un refuge
dans ses maux et à laquelle elle avait rarement eu si belle
occasion de recourir. Et ce n'était pas rien que Gillette, mais
encore Cam dont la figure s'allongeait dès qu'Aube faisait mine
d'aller moins bien ou ne mangeait pas tout son potage, et encore
Mme Droy avec sa vaillante activité, Stéphanie dont la tenue
irréprochable semblait blâmer bien haut les jeunes filles
couchées oisives dans leur lit jusqu'à deux heures, et étendues
en robe de chambre sur une chaise longue, le reste de la journée.
Les garçons avaient d'incroyables aventures dont il fallait bien
savoir le dénouement avant de s'endormir. Les babies
ressemblaient à deux petites poupées à roulettes avec leurs robes
mi-longues, leurs cheveux blancs dont les mèches prenaient les
plus drôles d'envolées autour de leurs têtes rondes: toute la
famille les chérissait comme si deux petits enfants eussent été
un phénomène exceptionnel dans cette demeure où il y en avait
déjà eu neuf, une bénédiction précieuse dont on ne pouvait assez
remercier la Providence. Ces babies réclamaient la sollicitude
d'Aube pour leur poupée, ou bien, dans un accès de sagesse
édifiante, s'asseyaient côte à côte, bien lissées, bien lustrées,
comme deux petits chats jumeaux, sur le même tabouret, pour
demander une histoire.

Et Edmée qui étudiait, étudiait en se tenant souvent la tête, et
Pascal qui achevait sa dernière année dans une école religieuse
d'agriculture et faisait quelquefois une apparition météorique le
dimanche, et Hugues qui, toujours absent, jouait un rôle si
considérable dans la famille... Cet aîné paraissait
continuellement présent à l'esprit de tous; du patriarche aux
babies, chacun, sauf Stéphanie, prononçait sans cesse son nom:
ses lettres répandaient dans la maison une animation nouvelle,
et, quoiqu'elles fussent gaies parfois à soulever des tempêtes de
rire, provoquaient un zèle extraordinaire, une ferveur
d'application et de travail dans tout le troupeau.

Enfin, dans cette demeure, courait un souffle de vie puissante,
qui, tour à tour, s'infiltrait dans l'âme d'Auberte ou la prenait
d'assaut.

Les Droy étaient certainement les gens les moins dogmatiques du
monde, et, pourtant, un mot, une action toute simple de leur part
frappait souvent Aube comme d'une lumière. Elle avait alors envie
de fermer les yeux et de ramener pour plus de prudence son bras
sur son visage.

A la turbulence réveillée des garçons, elle mesurait la
contrainte qu'ils s'étaient imposés pour elle, mais elle ne
devinait pas quel adoucissement salutaire sa présence apportait
dans ce milieu d'ardeur un peu âpre et quelles traces durables
laisserait chez eux le passage de sa personne sensitive. Ils la
traitaient tous gaiement, comme un jouet fragile qui amuse et
qu'on se prend à aimer.

Aube se levait régulièrement, mais elle se confinait volontiers
dans sa chambre. Le mouvement de la famille qu'elle sentait à
quelques pas d'elle, toute frémissante de travail et de vie,
l'étourdissait quelque peu. Une après-midi que les garçons
étaient dehors, elle se hasarda dans la bibliothèque où régnait
un rassurant silence. Elle ne trouva qu'Edmée qui, assise sur un
siège bas près du feu mourant, se tenait la tête à deux mains.

Edmée était une longue fille maigre et distraite, dont le labeur
sans relâche apparaissait à Aube comme une sorte d'inexplicable
manie.

En entendant Aube, elle ferma son cahier et fit place à la
nouvelle venue sur le petit divan qui touchait à la cheminée.

-Vous travaillez toujours, dit Aube.

-Pas pour le moment; je ne viens pas à bout de mon problème et
je n'en peux plus.

Elle essayait de sourire, mais on voyait bien qu'elle avait dit
vrai et qu'elle n'en pouvait plus.

-Pourquoi vous fatiguez-vous? reprit Aube. Aimez-vous l'étude à
ce point?

Edmée secoua un peu ses minces épaules comme pour les décharger
d'un trop lourd fardeau.

-Je me figurais l'aimer autrefois, mais je crains d'en venir à
la détester.

-Alors pourquoi? fit Aube confondue par tant d'inconséquence.

-Mais j'aide Marc. Est-ce que nous ne le saviez pas? Non?

Oh! sans mon pauvre Marc, j'en aurais fini depuis longtemps avec
tout ce fatras. Mais Marc veut s'engager, et mon père ne le
permettra que quand mon frère sera bachelier. Marc s'est fait
retap... refuser deux fois déjà. Comme j'avais toujours un peu
suivi ses études, je lui ai promis de m'y mettre tout à fait, de
préparer de fond en comble les examens avec lui, d'être son
répétiteur parce que le patriarche qui le fait travailler, le
déconcerte. Alors, moi, je suis là pour le faire remonter sur sa
bête... le remettre d'aplomb, je veux dire. Et peut-être que je
m'abuse, mais je me figure que si je peux tenir bon encore
quelque temps, Marc n'échouera pas à la prochaine session.

-De sorte, fit Aube impressionnée, que vous serez bachelier
autant que lui, quand même vous n'en demanderez pas le grade.
Cela doit être horriblement difficile.

-Parce que j'ai une stupide tête de fille qui comprend avec
peine et ne retient guère, dit l'énergique Edmée en se frappant
le front pour le punir d'être obtus.

-Vous voyez pourtant bien que Marc qui est un garçon...

-Oh! Marc était buté, et une fois ce mauvais pas franchi, il
n'aura pas son pareil. J'ai toujours dit qu'il était au fond de
vraie bonne étoffe, dit-elle avec un affectueux sourire à
l'adresse de son frère favori. Il avait plus besoin que les
autres d'une aide constante pour se plier définitivement à la
discipline de tous ses devoirs... religieux et autres.

-C'est donc vous qui l'aurez fait ce qu'il deviendra.

-Moi pour une faible part; je lui prête un peu de ma patience
et de ma science, et je ne lui fais pas un brillant cadeau; mais
ce n'est pas moi qui lui aurais fourni son brave coeur s'il ne
l'avait pas eu naturellement.

Aube, qu'avaient toujours tenue sur la réserve les manières
abruptes et le langage pittoresque qu'Edmée devait à son séjour
fréquent dans la salle des garçons, à son commerce assidu avec
ses frères, Aube sentit fondre ses légères préventions dans une
admiration grandissante.

-C'est très beau, Edmée.

-Mais non, il faut bien qu'une inutile fille serve par ci par
là à quelque chose.

-Mais ce n'était pas votre devoir.

Edmée eut l'air perplexe.

-Il me semble que tout est mon devoir. C'est bien présomptueux
ce que je vous dis là, mais je ne peux pas m'expliquer. Partout
où nous pouvons aider un peu, un tout petit peu, n'y a-t-il pas
un devoir pour nous? Et puis, ne vous figurez pas des choses: je
ne suis guère héroïque, surtout quand j'ai mal à la tête. Il me
tarde que Marc soit reçu pour fermer ces bouquins et me reposer à
coeur joie, courir, lire, musiquer avec les autres. Et il me
tarde aussi de rendre quelque liberté à notre pauvre Gillette,
que le soin du ménage et des enfants a tant accaparée depuis que
je travaille avec Marc. Elle ne se plaint pourtant pas.

Aube avait remarqué combien Gillette rendait de services à sa
mère; avec une persévérance sérieuse sous son air envolé, elle
secondait Mme Droy dans sa tâche ardue.

Cela avait souvent causé à Aube une espèce de courbature morale
de sentir tous les Droy si actifs autour d'elle, tous s'efforçant
vers un but précis; et voilà qu'Edmée et Gillette, avec une
simplicité qui doublait leur mérite, rivalisaient d'abnégation
pour le bien commun. Qui sait si Cam...

Cam faisait en ce moment même son apparition, affairée, le front
chargé de soucis, toute disposée, elle, à convenir que la
responsabilité de la maison pesait sur sa tête. Elle demanda
néanmoins d'un ton de déférence des nouvelles de la princesse;
une fois rassurée sur ce point qui lui tenait au coeur, elle
s'écroula dans un grand fauteuil et s'écria en jetant un livre à
terre:

-Qu'on ne m'en parle plus. Andersen me tue.

-Andersen? demanda Aube. Vous lisez le danois?

-Non, l'allemand, dit Gillette faisant à son tour une entrée en
coup de vent. Les membres de la tribu disséminés aux points les
plus divers de la maison finissaient toujours par aboutir dans la
bibliothèque.

-Comment ne pas savoir l'allemand malgré soi avec une nuée de
frères qui s'escriment là-dessus depuis l'enfance. _Achdoch-gebrochen_,
fit Gillette avec des intonations gutturales à renverser un Teuton.

-Du reste, reprit Cam d'un air détaché indiquant qu'elle était
fatiguée de fadaises littéraires, j'ai assez lu, même pour un
jeudi. Edmée, s'il te plaît, passe-moi mon ouvrage. Il faut vous
dire, princesse, que notre premier envoi de chaussons a été
glorieusement accueilli et que nous en préparons un autre.

-Il est prêt, ajouta Gillette prenant auprès du feu la place
d'Edmée, qui s'en alla porter ailleurs son problème insoluble et
sa tête souffrante. Nous n'attendons plus que Mlle Cam qui est en
retard. Maman a fixé le dix comme dernier délai; Cam s'est
engagée d'honneur à fournir ce jour-là sa dernière paire, et Cam
tiendra parole, Cam aura fini, Cam a maintenant des bonnes
intentions en quantité suffisante pour paver l'enfer, dit-elle en
renversant sur ses genoux Camille dont elle tira amicalement la
queue de chanvre.

Mais l'imperturbable Cam trouvait moyen de tricoter la tête en
bas, les bras en l'air et aussi un peu les jambes; et la
situation excentrique où la maintenait sa soeur n'empêchait pas
plus le jeu de sa langue que celui de ses doigts, car elle dit:

-Nous complotons d'approvisionner cet orphelinat d'une foule de
bonnes choses chaudes, et nous gagnerons de l'argent pour acheter
la laine. Nous avons bien tressé des paillassons tout un hiver
avec de vieilles cordes pour payer un peu de l'admission d'une
vieille femme dans un asile. Et après s'être moqués de nous, tous
les grands s'y sont mis; Hugues était le plus habile. Jamais nous
n'avons tant ri que cette année. On s'asseyait par terre à la
turque dans une salle basse, et il n'y a rien de si réjouissant
que de s'asseoir par terre. Un jour que la patriarche y était
aussi, une nouvelle femme de chambre a introduit là par erreur un
monsieur excessivement distingué qui mourait d'envie d'épouser
Stéphanie.

-Cam! fit Gillette.

-Je sais ce qu'il en était, il faisait des yeux mourants. Si
vous aviez vu sa figure quand il nous a trouvés par terre, tout
poussiéreux et éternuants dans notre chanvre... Stéphanie
arrivait en même temps avec son bel air, resplendissante dans son
col propre, en se chapitrant pour s'obliger à nous gronder ferme
et à nous faire honte d'être si sales; oui, elle se chapitre
quand il faut qu'elle nous gronde. Il allait lui parler comme à
la seule personne qui gardait son bon sens au milieu de notre
insanité. Quand elle a vu ça -chère Stéphanie, comme je l'ai
aimée -elle s'est assise sur ses talons comme une carmélite et
elle a réclamé de l'ouvrage; et le pauvre M. Gaston n'a plus eu
d'autre ressource que de nous aider; il est parti à la fin bien
déconfit. Hugues a pris pour lui le paillasson que Stéphanie
avait terminé et je l'ai vu jeter au feu la natte de Gaston, qui
était difforme.

-Mais Cam, mais Cam, fit Gillette alarmée par la révélation
d'une perspicacité si précoce.

-Gaston n'est pas revenu chez nous. Je n'en aurais point voulu,
ce n'était pas pour que Stéphanie le prenne. Moi, ce que j'en
dis, c'est pour montrer à Aube que nous sommes venus à bout de
notre vieille, c'est-à-dire de lui acheter une place dans
l'asile. C'était temps, nous avions les doigts usés.

Gillette se leva, remit Cam sur ses jambes et envoya la petite
fille goûter, puis elle versa dans un verre le vin jaune
fortifiant qui composait la collation d'Auberte et le porta à la
convalescente. Pendant que celle-ci buvait, Gillette ramena la
couverture sur les genoux d'Aube, consolida ses coussins, renoua
la cordelière de soie qui aurait dû retenir les plis de sa robe
de chambre.

-Il doit vous tarder, dit-elle en riant, d'en avoir fini avec
moi et de pouvoir vous servir vous-même?

Aube hésita et dit avec effort:

-Même quand je ne suis pas malade, c'est toujours Jeanne qui me
coiffe et m'habille.

-Impossible! N'avez-vous pas honte d'être un tel baby?

Aube, fatiguée, s'appuya davantage sur son coussin et garda le
silence. Gillette contempla malgré elle cet être languissant et
si pur. Aube murmura:

-Dites-moi comment vous vous y prenez pour être utile. Parlez-moi
de cela, voulez-vous?

-Pour vous distraire? S'il ne s'agit que de causer, je causerai
tant qu'il vous plaira, et même un peu plus peut-être, méfiez-vous.
Eh bien! quand j'étais plus jeune, j'étais tourmentée aussi
par la pensée que ma vie serait vaine, qu'il y avait à toute
chose un sens plus noble, plus étendu, que je ne comprenais pas.
J'ai été sauvée le jour où je me suis aperçue que ce sens divin
était, non pas au loin, dans les grandes actions, dans les mots
retentissants, mais tout prêts, sous ma main, à ma portée, et
jusque dans les petites bêtes de besognes journalières; que le
coeur et l'intelligence des miens renfermaient des biens plus
dignes de conquête que ceux du monde, que je n'avais pas à
m'éloigner pour faire tout le bien dont j'étais capable. Avez-vous
entendu dire que le monde doit être meilleur et plus heureux
par cela même que nous y sommes venus? J'ai tâché de me redire
cela soir et matin, après ma prière, et de me faire pardonner les
jours où ce bas-monde avait été plus laid et plus désagréable par
le fait de ma présence.

Pour me convaincre que je n'avais pas à chercher ailleurs le
développement de ma pauvre niaise âme ambitieuse qui réclamait de
l'espace à grands cris, ni le moyen de faire ce qui m'était
assigné et même d'être héroïque si l'envie m'en prenait, je n'ai
eu qu'à bien regarder Hugues et mes parents.

-Parlez-moi encore, fit Auberte.

-Encore toujours, comme disent les babies quand on les
embrasse. En vérité, fit Gillette d'un air de bonne humeur, je
suis bien à même de moraliser, et vous choisissez singulièrement
vos prédicateurs. Enfin, si cela vous agrée...

-Dites-moi comment vous faites l'aumône?

-La charité, chère, la charité; pas l'aumône. Notre grande
satisfaction actuelle dans ce sens, c'est la scierie, l'oeuvre du
cher patriarche qui, si le terrible braconnier Gédéon Jaux veut
bien nous le permettre, donnera de l'ouvrage en hiver aux bras
qui restent inoccupés faute d'une industrie locale. Et s'il prend
fantaisie à nos ouvriers de se mettre en grève, eh bien, le
patriarche a assez de fils pour les remplacer, conclut-elle avec
un petit sourire orgueilleux et brave.

-Je voudrais avoir votre courage, commença Auberte.

-On ne dit pas: Je voudrais, je voudrais... Mais: je veux!

Tant que vous ne sentirez pas les pauvres de votre chair, de
votre sang, destinés à la même vie immortelle, vous ne leur serez
rien.

Auberte dit lentement:

-Comme vous êtes tous bons, comme vous faites du bien...

Gillette rougit jusqu'à la racine de ses cheveux pâles.

-Vous valez mieux dans votre coeur que nous tous à la fois,
marmotta-t-elle, et, pourtant, je sais qu'Hugues et Stéphanie
valent beaucoup.

Mais elle se redressa et se montra vite un peu agressive pour
compenser son éloge involontaire.

-Oh! vous, vous êtes une petite mangeuse de lotus, comment nous
comprendriez-vous? Vous n'avez rien à démêler avec nos craintes,
nos fautes, nos chagrins. Vous vous êtes bâti en vous-même une
inaccessible citadelle. De même que vous vous plaisez dans la
paix morte, surannée, de votre château, vous vous retirez en
esprit dans la demeure fictive de votre choix où aucun chemin ne
conduit les autres et qui est le château de la Belle au bois
dormant. Vous le murez aux peines et aux joies de la vie, vous
vous dites: Tout est trop banal et fastidieux dehors, mais moi,
je dors et je rêve. Auberte de Menaudru, est-ce que vous n'êtes
pas un peu lâche?

Aube se taisait, rougissant sous les paroles de Gillette.

-Tenez, poursuivit Gillette, qu'avez-vous fait là encore?

Les garçons avaient commencé des essais de sculpture sur bois
pendant les veillées et Aube, s'emparant d'un petit outil oublié
devant elle, avait machinalement tracé sur une planchette des
contours de fleurs.

-Qu'avez-vous fait? reprit Gillette, des nénuphars, des pavots,
des tournesols, des fleurs de rêve! Mettez donc de la verveine,
du romarin, des houx, des plantes bien vivantes, un peu
piquantes, pas de vos perfides berceuses qui vous engourdissent.
Auberte, réveillez-vous. Assez dormi, il fait grand jour, petite
princesse, il faut agir, il faut vivre!

Revenir en haut Aller en bas
 
Berthe De Buxy. (1863-1921) VI
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Berthe De Buxy. (1863-1921) IV
» Berthe De Buxy. (1863-1921) V
» Berthe De Buxy. (1863-1921) VII
» Berthe De Buxy. (1863-1921) IX
» Berthe De Buxy. (1863-1921) X

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
PLUME DE POÉSIES :: POÈTES & POÉSIES INTERNATIONALES :: POÈMES FRANCAIS-
Sauter vers: