IX
Une après-midi, Aube s'habilla avec soin d'une robe assez foncée,
que releva seul l'éblouissement vaporeux d'un grand fichu
Marie-Antoinette en mousseline de soie blanche.
Puis elle prit un petit panier et parut hésiter avant de le
remplir. Elle effleura des yeux sa bibliothèque peu garnie, mais
elle ne put arrêter son choix sur aucun livre. Elle regarda le
plateau préparé pour sa collation; il y a avait là des fruits
superbes, d'exquises pâtisseries fraîches que la cuisinière avait
préparées exprès pour Aube, un flacon de vin doré. Mais Aube ne
se décida pas davantage; elle passa sur la terrasse et cueillit
quelques fleurs.
Avant de sortir, elle embrasse sa mère.
-Où allez-vous? dit Mme de Menaudru. Chez les pauvres? Allez où
il vous plaira, ma chérie.
Elle pensait: Rien qu'en voyant votre visage, les pauvres seront
un peu consolés.
Auberte allait chez les pauvres, mais sa mission s'imprégnait
d'un caractère tout spécial. Auberte ne resterait plus en retard
de courage avec la famille qui était devenue son modèle, elle
voulait frapper d'un grand coup sa réserve craintive: elle
allait, dans l'intrépidité de son innocence, visiter et assister
une coupable dont tout le monde se détournait.
Elle avait appris que la vieille demoiselle qui vivait seule,
sous une réprobation tacite, était souffrante. Mlle de Mareux
s'était trouvée mal à l'église, elle avait eu la force de
rentrer, et, depuis, on n'avait plus entendu parler d'elle.
C'était pour le coeur d'Aube une démarche tentante et difficile.
Et, en arrivant sur le chemin où elle avait reçu naguère de
Gillette des excuses tumultueuses, elle ralentit le pas et songea
à changer de route. Mais elle se domina, monta les quelques
marches du talus et, ne voyant pas de sonnette, -personne ne
réclamait jamais l'admission dans cette demeure, -elle poussa
la porte que Gillette avait secouée un jour et qui, cette fois,
s'ouvrit dans difficulté.
Elle se trouva dans un jardin qu'on ne découvrait pas du dehors.
Devant la façade de la maisonnette, elle ne vit d'abord que des
roses trémières très hautes et encore toutes fleuries qui
faisaient un rideau éclatant devant la porte vitrée et les
fenêtres basses, et que le soleil enveloppait d'une lumière dorée
poudroyante. Des abeilles bourdonnaient autour de ces fleurs.
Personne dans le jardin, ni dans le vestibule où Aube pénétra.
Elle frôla une porte.
-Entrez! dit de l'intérieur une voix faible, un peu fêlée.
Aube entra, ses pieds devenus très lourds la portaient avec
peine. Le sens de sa démarche l'intimidait tout à coup. Mais elle
était là, il fallait bien continuer: elle ne pouvait plus revenir
en arrière. La pièce donnait sur le jardin et le soleil y
filtrait à travers les grandes roses trémières.
-Que désirez-vous? lui dit-on encore.
Elle distingua une forme féminine allongée dans un fauteuil, une
forme fluette, petite, émaciée, un visage mince, flétri, qui lui
parut sans âge, dans lequel s'ouvraient deux yeux qui regardaient
Auberte et l'étonnèrent par leur intensité de calme et de
douceur. Aube songea qu'on aurait dit les yeux d'une âme plutôt
que ceux d'un corps. De fait, le corps de Mlle Anne était si
amoindri, si réduit, qu'il n'existait que pour le principe et ne
comptait pas.
-Que désirez-vous? répéta la vieille demoiselle immobile.
-On m'a dit que vous étiez malade et je suis venue.
-Et vous êtes venue!
Elle redit ces mots comme s'ils avaient eu les sons
incompréhensibles d'une langue étrangère. Vous êtes venue! fit-elle
avec l'incrédulité du dormeur qui sent venir la fin de son
rêve. Qui êtes-vous?
-Auberte de Menaudru.
Il y eut un silence, l'ombre d'une déception tomba sur ce visage
transparent. Elle fit un mouvement bref comme pour parer le coup
auquel elle était à l'avance résignée.
-Comment avez-vous dit?
-Auberte de Menaudru, Aube comme on m'appelle.
-Mon enfant, reprit Mlle Anne avec hésitation, ne vous êtes-vous
pas trompée? Savez-vous qui je suis?
-Un peu notre parente. Votre nom est dans les miens. Et puis
vous avez été malade. Etes-vous mieux?
Elle répondit oui, de la tête.
-Ne puis-je rien faire pour vous?
-Non, mon enfant, merci.
-Je vous apportais des fleurs, mais vous en avez plus que nous,
il me semble.
Pas de réponse. Un froid s'infiltrait en Auberte.
Il y avait entre elles comme une glace, que ni l'une ni l'autre
ne pouvait briser. Aube allait être obligée de partir, et elle
devinait qu'il n'y aurait plus lieu pour elle de revenir ici.
Qu'était-elle venue faire, que voulait-elle? Secourir une
coupable? Mais Mlle Anne de demandait rien. Une coupable? Aube
s'interrogeait. Elle pensait, avec une sorte de terreur, que sa
pitié était peut-être une insulte. Mlle Anne ne lisait-elle pas
sur les traits de sa visiteuse que celle-ci partageait l'opinion
générale.
Un chuchotement de voix, un piétinement de sabots troublèrent le
lourd silence. Une demi-douzaine de petites paysannes faisaient
irruption chez Mlle Anne. Quand elles furent dans la petite salle
carrelée, elles prirent une attitude sage, un peu contrainte.
-Ce sont mes élèves, dit Mlle Anne; je leur apprends à
raccommoder et à coudre. Ces menus talents font défaut parmi nos
paysannes. Aujourd'hui, fit-elle, s'adressant aux petites, il n'y
aura toujours pas de leçon, je suis encore fatiguée. Il n'y aura
pas de leçon, mais il y aura à goûter.
Elle se leva péniblement et tira d'une armoire du pain et des
fruits qu'elle distribua aux enfants avant de les congédier.
Auberte, mue par elle ne savait quel instinct spontané, tendit la
main pour avoir sa part. Alors Mlle Anne rompit le pain avec
Aube, comme si elle accomplissait quelque rite. Mais elle garda
le silence. Les enfants étaient parties après un adieu sans
effusion, et la tranquillité qui suivit rendit plus immuable et
désolée la solitude de la petite maison.
Machinalement, Aube porta le pain à ses lèvres: quelque chose se
détendit dans le visage angoissé de Mlle Anne.
-Oui, dit le vieille demoiselle, elles viennent ainsi deux fois
par semaine, celles qui veulent bien, et vous voyez qu'il n'y en
a pas beaucoup; je ne peux pas assez faire pour elles, je suis
pauvre.
Elle était pauvre, Aube n'en doutait plus: la jeune fille voyait
l'indice de cette pauvreté extrême, justificatrice, dans la
nudité des pièces, dans l'indigence du costume noir de Mlle Anne.
Mais alors qu'avait-elle fait du trésor?
Mlle Anne croisa ses mains d'enfant et parla de sa voix égale,
presque sans timbre.
-Oui, dit-elle encore, répondant à la question qu'Aube n'avait
pas formulée. On se trompe, on se trompe en m'accusant, vous
comme les autres. Mon enfant, je ne vous en veux pas.
Mais il y eut dans tout son être un changement subit. Un
frémissement rompit l'immobilité voulue de son visage, et,
secouée tout à coup d'une victorieuse émotion, elle gémit:
-Oh! pas vous, pas vous comme les autres. Vous ne me croyez pas
coupable. Dites-le-moi. Je vous regardais quelquefois à l'église,
en vous voyant si pieuse et si pure, je me disais: celle-là, du
moins, ne me calomnie pas... Mais, mon enfant, j'ai tort; comment
auriez-vous pu savoir? Tout à l'heure, vous croyiez à notre faute
et pourtant vous vous êtes assise là, près de moi, vous avez
mangé mon pain... Voir quelqu'un accepter mon pain de son propre
gré...
Elle se tut, ses lèvres remuaient encore, mais n'émettaient plus
aucun son. Dans la palpitation impuissante, navrée, de ces lèvres
muettes, Aube lut l'histoire de la grande injustice qu'on avait
faite à cette femme.
-Enfant, je suis pauvre, dit-elle à la fin, comme mon père et
mon grand-père l'ont été avant moi, comme l'était aussi mon
aïeule, Mme de Mareux, qu'on accuse d'avoir dépouillé ses frères.
On vous a dit que j'étais avare, n'est-ce pas? que je n'avais
même pas la générosité de dépenser largement les richesses mal
acquises? C'est bien cela, n'est-il pas vrai? N'ayez pas peur de
me contrister. Maintenant, fit-elle d'un ton presque timide, vous
ne le croyez plus?
-Oh! comment avez-vous tout supporté? dit la voix étouffée
d'Auberte.
-Cela a d'abord été très cruel après la mort de mon père. Mon
père était un artiste qui gagnait beaucoup et dépensait de même;
il n'accusait personne, il ne croyait pas qu'un autre membre de
la famille de Menaudru eût secrètement accaparé les richesses
qu'on nous réclamait, et je pense avec lui que si le trésor
existe, il a été caché par l'intendant dans quelque recoin de
votre château. Quand j'ai perdu mon père, j'ai résolu de venir
ici pour mettre fin au soupçon inique qui s'attachait à nous et
que l'ignorance des faits avait perpétué. Je m'étais dit: En me
voyant, ils comprendront tout de suite que nous n'avons rien
pris. Et je me suis heurtée, non pas à un antagonisme que
j'aurais pu combattre, mais à une méfiance, à un dédain sourd,
inavoué, sur lequel je n'avais nulle prise. C'est un de ces
ennemis à la fois tenaces et insaisissables, qui ne meurent point
et qu'on ne peut étreindre pour les tuer. Je n'ai pas plus de
preuve de notre innocence qu'on n'en a de notre culpabilité. Ceux
qui avaient autorité pour me secourir, ceux dont l'estime
m'aurait rendu l'estime des autres, vos parents, -pardonnez-moi,
Auberte, -s'enfermaient dans leur indifférence, m'accusant
ou ne se souciant pas de moi. Quelquefois j'avais envie de
pleurer tout haut, de crier: Mais voyez donc... je suis seule, je
suis vieille, je suis pauvre... je n'ai qu'un coeur altéré
d'affection, ne le repoussez pas, au nom de la miséricorde... Et,
dans mon abandon, j'aurais mendié une bonne parole au pauvre qui
voulait bien mendier chez moi une aumône. Je n'ai jamais dit ces
choses à personne, et il me semble naturel et bon de vous les
dire à vous, parce que, Dieu soit loué, dans toutes ces ténèbres,
j'ai fini par trouver mon chemin.
Elle se tourna vers le dehors où les grandes roses trémières
fleuries se balançaient dans la lumière blonde, et elle dit
seulement:
-Ces choses m'affligent quand j'y songe, mais malgré tout j'ai
été heureuse.
-Heureuse! dit Aube.
-Oui, j'ai fait ce que j'ai pu pour les autres et pour moi, ce
que j'ai pu, c'est tout. Je me suis dit bientôt: Anne de Mareux,
ne pleurons pas, ne rêvons pas, et, si nous ne pouvons être bonne
aux autres que par notre patience et notre silence, patientons et
taisons-nous.
Aube écoutait, suspendue à ces lèvres pâles d'où tombaient les
mots de la résignation à la vie. Elle aurait voulu prendre cette
femme méprisée par les deux mains, l'attirer dans le cercle de
respect, d'honneur intact où elle-même vivait, devancer le temps
qu'il lui faudrait pour faire partager sa conviction aux autres.
Mlle Anne voulut accompagner Auberte jusqu'au seuil de la maison.
Aube s'en alla, oppressée par l'amère injustice de ce sort et, en
même temps, soulevée hors d'elle-même par l'élan généreux qui
avait empêché cette femme de sombrer.
Elle avait apporté ici des fleurs, mais c'est Mlle Anne qui lui
en avait donné d'impérissables.
Au bout du jardin, elle s'arrêta et vit encore l'ombre
immatérielle et sereine de Mlle Anne, droite au milieu de ses
roses élancées que baignait une lumière couleur de miel.