XIV
Gillette ne se trompait pas. Aube avait grandi de corps et d'âme,
elle devenait femme sans rien perdre de son attrait candide et
profond. Cette croissance l'avait dégagée de ce qu'elle appelait
l'esclavage des petites choses. Elle n'en était plus à dire comme
jadis, quand elle avait rencontré M. Droy: Je pense, je pense, et
puis je ne sais plus dans quel monde nous sommes. Elle savait
trop qu'elle était dans un monde d'action, où chacun n'obtient
que la part qu'il conquiert. Elle suivait sa nouvelle voie, elle
travaillait à sa nouvelle tâche. Les autres, les pauvres, lui
étaient toujours apparus dans un lointain vague, un peu irréel.
Maintenant, ils se rapprochaient, ils l'entouraient, ils la
pressaient de toute part; elle sentait comme le contact tangible
de leurs souffrances, de leurs tentations, de leurs peines. Elle
aussi s'approchait d'eux, son âme s'ouvrait, compatissante et
amie dans sa mélancolique sérénité, à leurs âmes mornes ou
rétives, dolentes ou tourmentées.
Elle pensait sans amertume à ses premiers essais, à la journée
où, avec une conviction si angélique, elle avait gardé des
moutons et s'était fait la servante de sa servante: l'heure de
ces enfantines tentatives était passée, ç'avait été le premier
balbutiement de sa langue qui cherchait la parole de vie,
l'ébauche de son premier geste qui appelait la lumière.
Depuis qu'elle connaissait les Droy, son coeur battait, son sang
courait plus vite dans ses veines longtemps assoupies; le monde
se transfigurait autour d'elle, il s'emplissait d'une vie pleine
de terreur et d'attrait. Auberte s'était éveillée, Auberte
vivait.
... Entre la Maison et le château, on avait changé en paix
définitive la trêve conclue pour l'amour d'Auberte.
Les rapports, bien que toujours cérémonieux et espacés entre les
parents, avaient suffi pour dissiper ce qu'il y avait
d'irréconciliable dans leurs préventions respectives.
Et il était à croire que Mlle Gillette pardonnait Aube d'être
châtelaine à Menaudru, car elle n'abordait plus ce thème.
M. de Menaudru était toujours valétudinaire, la Comtesse
préoccupée, Laurent devenait un peu soucieux. Peut-être s'était-il
piqué les doigts aux épines trop nombreuses de certaine petite
rose rouge qu'Aube lui avait naguère envoyée, de la Maison.
Par une attention de bon voisinage, M. de Menaudru fit convier
tous les Droy à visiter la crypte nouvellement découverte, avant
que la démolition de la chapelle n'en condamnât les abords.
Aube ouvrit elle-même la petite porte du parc voisine de la
chapelle, et introduisit ceux des Droy qui avaient pu accepter
l'invitation, c'est-à-dire M. Droy, Gillette, Cam, Edmée et
quatre ou cinq garçons.
M. Droy fit seul au château une visite de quelques minutes et
rejoignit ses enfants. M. et Mme de Menaudru, qui ne goûtaient
pas les expéditions souterraines, s'étaient fait représenter par
Laurent qui, à défaut de l'architecte absent, suffirait tant bien
que mal à diriger la caravane, ainsi que le remarqua obligeamment
Camille.
Les découvertes de l'architecte étaient, en effet, curieuses. En
faisant abattre un mur, il avait trouvé, encastré dans
l'invraisemblable maçonnerie, un escalier conduisant à des caves
dont les maîtres de Menaudru ignoraient l'existence.
Ces caves s'étendaient jusqu'à la chapelle ruinée, ce qui avait
amené la découverte de la crypte.
L'architecte avait tout préparé de longue main en prévision de
cette visite. Cam, qui réclamait des lanternes et des torches,
fut désappointée en constatant que, partout où l'on n'avait pu
déblayer ou ménager des jours de souffrance, on avait disposé des
lumières assez puissantes pour éclairer à fond ce ténébreux
royaume.
C'était certainement ici que les premiers maîtres de Menaudru,
les vieux rois d'avant Charlemagne, entassaient leur butin; mais,
de ce butin, il ne restait nulle trace, ainsi que Laurent l'avait
déjà déclaré: les caves étaient vides, c'est à peine si Cam put
réunir et ramasser ce qu'elle appelait dévotement de la poussière
burgonde.
L'habile architecte, qui n'était pas là pour savourer les éloges,
avait, en Laurent de Menaudru, un représentant bien informé, car
celui-ci dirigea l'expédition comme s'il en avait lui-même
organisé tous les détails.
Quand on eut visité la dernière cave, Aube continua de marcher en
avant; avec son air grave, un peu mystérieux, ses yeux calmes, sa
grande chevelure tombante, elle leur parut une émanation de ce
passé dont ils étaient venus chercher ici l'impalpable souvenir.
Gillette la prit par la main, comme si elle craignait de la voir
disparaître avec les visions brumeuses que venait d'évoquer pour
eux ce voyage dans les siècles évanouis.
-Je voudrais aller jusqu'à la crypte, dit Aube.
-Pour chercher le trésor? demanda en riant Edmée. Comme vous
tenez aux légendes! Nous le chercherons avec vous.
Et tous, elle comme eux, n'y croyant pas, mais désireux d'y
croire à demi, de ne pas briser le lien fragile de la légende qui
les rattachait au passé, ils firent mine de chercher le trésor.
Aube, se rappelant le visage patient de Mlle Anne, se disait que
Dieu permettrait peut-être le miracle, puisque tous les
témoignages, sauf celui-là, ne pouvaient rien en faveur de la
vieille demoiselle et s'émousseraient contre la barrière
d'indifférence que le monde avait élevée autour d'elle.
Ils arrivèrent dans la crypte et furent surpris d'y voir filtrer
le jour à travers des vantaux récemment déblayés. Ce jour pâle
glissait sur les dalles en y découpant des ombres de hautes
herbes et de feuillages clairsemés. Aube reconnut une ombre plus
lourde et plus noire: celle de son grand sapin.
-Nous sommes au bout de notre voyage, dit Laurent en touchant
un mur. De l'autre côté, il y a...
-Notre jardin, acheva M. Droy, et, si je ne me trompe, notre
petite terrasse qu'ombrage en partie votre sapin.
-L'architecte dit que c'est le mur même qui soutient notre
terrasse, annonça Cam d'un air entendu.
Mais ils se retournèrent tous vers Aube qui venait de dire:
-J'ai trouvé quelque chose!
Elle avait monté deux marches, et elle leur montrait une petite
porte très basse, restée inaperçue. Ils essayèrent de l'ouvrir,
elle résista, bien qu'aucun verrou ne l'assujettît; mais une
masse compacte de lierre et de ronces, accumulés en un
enchevêtrement peut-être séculaire, la cloîtrait de l'extérieur.
Après de vigoureuses poussées, ils obtinrent un entrebâillement
par lequel leur regard plongea dehors. Cette ouverture donnait
sur un petit espace qui, profondément encaissé entre les restes
de la chapelle et le mur du jardin des Droy, ressemblait à un
véritable trou de verdure. C'est de là que s'élançait le tronc du
vieux sapin. La porte, en s'ébranlant, communiqua à ce fouillis
de verdure rousse une ondulation prolongée qui mit en émoi toute
une cohorte de lézards et de couleuvres tandis que, des pans de
murs branlants de la chapelle, des chouettes s'envolaient,
effarées. Il faisait triste dans ce puits et l'on referma la
porte.
La découverte d'Aube restait infructueuse. Il lui avait semblé,
pourtant, que ces longs circuits souterrains la rapprochaient
d'un but obscur depuis longtemps pressenti, et que la petite
porte s'était ouverte tout à coup sur la réalisation de son rêve.
Elle s'était trompée, pour aujourd'hui du moins, et elle garda le
silence sur sa déception pendant que la petite caravane se
séparait, après avoir quitté ce caverneux royaume, et que les
Droy retournaient chez eux par le parc.
Pour voir ses amis s'éloigner dans leur jardin, elle s'assit
toute seule sur son mur, à sa place de prédilection.
Ils étaient rentrés à la Maison, qu'elle regardait encore; mais
elle regardait Hugues Droy qui, arrivant de la montagne,
s'avançait dans son jardin de son pas souple et décidé. Il la
salua en souriant.
-Suis-je en retard?
Elle lui montra, d'un mouvement des cils, la porte par laquelle
ils étaient partis.
-Ainsi, reprit-il gaiement, les vandales ont fait invasion chez
la princesse? J'ai dû m'absenter, mais j'espérais remonter à
temps pour vous préserver de leurs déprédations et chercher moi
aussi le lotus. L'avez-vous trouvé?
Aube répondit en souriant aussi, ce qui était rare chez elle:
-Non, je n'ai pas encore trouvé le lotus.
-Mon père, reprit Hugues, n'était-il pas ici?..
-Il est rentré avec tout le monde.
-Et ils vous ont laissée seule, pauvre petite enfant.
Elle n'avait pas autant grandi pour lui que pour Gillette, car il
se reprit bien vite en disant Mademoiselle... mais, sous sa
moustache de soie claire, s'accentua son sourire vif et
entraînant.
Il regardait Aube, ainsi assise sur son large siège moussu, avec
son air de quiétude religieuse et de religieuse pureté, dans
l'ombre du grand sapin qui répétait: ici, ici... Il la trouvait
ravissante, et ses yeux, ses yeux clairs et scintillants, le lui
disaient avec une fraternelle douceur.
-Si ce n'était un peu barbare de vous condamner à vivre sur un
mur, je dirais que c'est votre vraie place. Vous y avez l'air si
confortablement à l'abri de nos erreurs et de nos tourments... Je
remarque que je vous rencontre souvent dans des lieux élevés
comme la Roche de Brague, d'où vous dominez ce pauvre monde et
moi plus encore.
-Alors montez, dit-elle, ou bien je... et elle fit mine de
descendre.
Il la retint du geste et Aube demeura où elle était. Leur entente
avait fait de grands progrès depuis le jour auquel il venait de
faire allusion. Aube s'accoutumait à l'affectueuse raillerie par
laquelle Hugues s'amusait à faire passer sur ce visage de jeune
fille, des sourires tremblants comme de petits rayons de soleil
très doux. C'était une raillerie d'accent si tendre, si plein de
dévotion et de respect...
-J'ai toujours aimé ce mur, repartit-elle. C'est là que j'ai
fait connaissance avec Gillette.
C'était là aussi qu'elle avait déchiré ses aquarelles pour
commencer à sortir des limbes. Elle croyait voir les fragments de
son oeuvre s'envoler mollement en pétales fantastiques de fleurs
mortes, elle se détourna pour chercher la place où Olge, ce même
jour, l'avait attendue en broutant des branches de cytises; mais
Olge n'était plus là, la frêle chanson de ses grelots s'était tue
et la vue de sa place vide faisait souffrir Aube.
Elle ne remplacerait pas Olge, bien que Laurent fût tout prêt à
lui chercher une autre mule si elle l'avait demandé. Aube avait
remarqué que personne ne lui refusait jamais rien. On aurait dit
que... Elle secoua la tête pour éloigner un funèbre doute qui
venait de l'effleurer et qui avait fait glisser sur son front une
ombre légère et rapide, l'ombre d'un oiseau noir qui passe et
fuit.
Elle reprit, de sa voix un peu éteinte où couraient parfois des
notes argentines:
-Gillette disait que vous me comprendriez; elle avait raison,
vous êtes très bon.
Elle leva sur lui ses yeux pathétiques et murmura d'un ton calme
et réfléchi:
-Je crois que votre femme sera très heureuse.
Elle avait parlé simplement, dans son innocence, avec sa droiture
aimante qui ne connaissait ni conventions banales, ni
dissimulations, ni mensonges. Le visage d'Hugues s'illumina
autant que si ces mots d'Aube avaient renfermé pour lui une
promesse.
-Il faudrait d'abord, répliqua-t-il, que cette femme existât.
Il plaisantait, mais ses lèvres avaient pâli. La parole d'Aube
venait d'évoquer devant ses yeux l'image de Stéphanie; il se
rappelait que tout lui interdisait de penser à Mlle d'Aumay,
maintenant qu'elle allait retrouver sa fortune, puisqu'il avait
dû s'incliner devant le refus de la jeune institutrice alors
qu'elle était pauvre.
-Il faudrait aussi, poursuivit-il, qu'elle voulût bien de ce
bonheur que vous lui promettez généreusement, et enfin que je
puisse lui offrir de tenter l'épreuve. Mais cette femme n'existe
pas, à ma connaissance, elle n'est pas née.
-Vous disposez donc de son sort sans la consulter. N'est-ce pas
votre devoir de lui laisser au moins le choix, l'alternative?
-Non, si les conditions de la vie nous séparent, répondit-il.
-Il y aura donc une heure où je vous donnerai l'exemple du
courage.
Il tressaillit, et, dans son regard, s'éveilla un soupçon
incrédule, l'idée qu'Aube parlait pour elle-même et souhaitait
d'être sa femme. Mais elle ne détourna point ses yeux qui
n'étaient bien que des yeux d'enfant.
Elle dit d'un air de pudeur tendre et de grâce craintive:
-Si vous aviez de l'affection pour elle?
-Je lui répondrais qu'elle s'est trompée, que son imagination
l'abuse, qu'elle oublie... Oui, je lui dirais d'oublier ou plutôt
de se souvenir que j'étais indigne.
Mais, involontairement, il la regarda de nouveau et il sentit son
coeur défaillir dans cette tragique et muette rencontre de leurs
yeux. Aube était devenue d'une blancheur mate.
-Et si on lui a dit... Ah! que vous êtes dur et orgueilleux,
malgré toute votre bonté! Vous ne m'aiderez pas? Que vous êtes
dur... si on lui a dit que vous n'oublieriez point?
-Qu'elle ne s'inquiète pas de moi, je suis un homme.
-Mais si elle... elle ne peut oublier?
Il vit, sur ce visage pâle, une subite, une foudroyante terreur,
la terreur d'une irréparable et mortelle méprise et une douleur
sans borne qui n'était pas une douleur d'enfant.
Si Aube apprenait qu'elle s'était trompée, qu'il ne pensait pas à
elle, l'enfant fière et sensitive en mourrait peut-être. Il était
libre, Stéphanie l'avait irrévocablement repoussé, et Aube avait
besoin de lui pour être heureuse, pour vivre.
Il s'inclina très bas en disant d'un ton ferme, avec une
tendresse chevaleresque inexprimable:
-Auberte, me permettrez-vous de demander votre main?
Elle ne répondit pas, un allégement recueilli, divin, se répandit
sur ses traits détendus, transfigurés. Elle regarda autour
d'elle, le parc, la chapelle aux fleurons brisés, le vieux sapin
qui répétait plus fort: "ici, ici..." en étendant ses bras sur
elle. Elle dit:
-Je suis heureuse de vous avoir parlé à cette place.
Avant de s'éloigner, elle répéta doucement, faiblement, avec la
ferveur d'une oraison:
-Je suis très heureuse!
. . . . . .
. . . . . .
. . . . . .
-Maman, des soucis?
Aube était au salon, près de sa mère, et elle renouvela sa
question en regardant le front obscurci de la Comtesse.
Mme de Menaudru caressa du doigt la tête brune d'Auberte.
-Enfant, dit-elle avec précaution, votre père n'est pas plus
malade, mais ces premiers froids l'éprouvent et il ne passera pas
l'hiver prochain à Menaudru: il n'y passerait pas celui-ci, si ce
n'était trop tard pour partir.
-Chère maman, vous ne serez pas du tout malheureuse de quitter
Menaudru pour la Sicile ou l'Egypte.
-Mais, Aube, c'est pour vous.
-Oh! moi...
Elle eut un sourire doux, d'une joie si pénétrante et pieuse que
la mère en fut éblouie.
Aube glissa sur le siège bas aux pieds de la Comtesse.
-Vous rappelez-vous, maman, qu'un jour, dans ce salon, -mais
ce n'était pas le même salon, il ne m'apparaissait pas comme
aujourd'hui, -je me suis assise contre vous, je me suis appuyée
là...
Et elle berça sa tête sur les genoux maternels.
-Et je vous ai dit... maman, vous rappelez-vous?
Elle se haussa un peu, approcha sa bouche de l'oreille de la
Comtesse.
-Je vous ai dit que je ne me marierais pas.
Mme de Menaudru eut un mouvement prompt, ses bras qui entouraient
Auberte resserrèrent leur étreinte.
-Aube, voyons...
-Je me marierai si vous le voulez bien, je me marierai dès
qu'il vous conviendra. Mon coeur a changé, ou plutôt je crois
bien que, lorsque je vous ai parlé de cela jadis, je n'avais pas
encore de coeur. Je suis contente pour moi et pour vous; vous
désirez mon mariage, je ne fais plus d'opposition, je ne proteste
plus, seulement c'est Hugues Droy que j'épouserai.
-Hugues Droy, pauvre enfant!
Ces mots furent une plainte basse, navrée.
-Me plaignez-vous? dit Aube.
Il y eut un silence que la mère ne put rompre. Aube poursuivit
d'un air de timide fermeté, dans la plénitude sereine de sa foi:
-N'est-ce pas un grand bonheur que Dieu ait dirigé mon coeur de
ce côté? Hugues Droy n'est-il pas, comme mon frère Laurent,
supérieur à tout le monde? Vous m'avez toujours dit, -vous êtes
si bons pour moi, mon père et vous, -que le jour où je me
marierais, vous me donneriez le château. Les Droy regrettent
Menaudru, quoiqu'ils soient trop délicats pour le rappeler
maintenant qu'ils sont nos amis, Gillette sera consolée en voyant
le château revenir à son frère.
-Aube, est-ce pour cela que vous épouseriez M. Droy?
-Non, pas seulement pour cela, répondit-elle avec une loyauté
noble et naïve. Je l'aime.
Elle reprit posément:
-Songez donc! leur rendre Menaudru sans le perdre nous-mêmes...
Je ne vous dirai pas que je ne puis vivre sans ce bonheur, il me
semble que je ne suis pas faite pour l'exaltation et les grands
sentiments enthousiastes. Si vous me répondez non, je ne mourrai
pas, je vous assure, fit-elle souriant de nouveau avec confiance.
J'épouserai Hugues avec votre complète approbation, ou je ne me
marierai pas. Ce n'est pas une terrible menace, vous n'aurez qu'à
garder votre fille. Mais vous m'approuverez, vos objections ne
porteront que sur des détails puisque, moi, j'accepte de ne plus
m'appeler Menaudru.
Elle eut un petit tressaillement, comme si ces derniers mots lui
infligeaient une blessure.
Elle répéta: J'accepte, j'accepte...
Et, à la fois très fière et très persuasive, elle continua son
plaidoyer. Elle ne connaissait guère d'obstacle, elle ne
rencontrait jamais de résistance ainsi qu'elle l'avait constaté;
le peu de choses qu'elle avait voulues ou seulement désirées,
elle les avait obtenues sans qu'on se rendît compte de
l'ascendant qu'elle exerçait.
-Oui, vos objections ne porteront que sur des détails, et ces
détails ne vous arrêteront pas longtemps. Qu'est-ce que des
questions de fortune, de rang, de vieilles rancunes plus qu'à
demi oubliées; qu'est-ce que la fortune et même le rang à côté de
la justice, du bonheur que nous pourrons avoir et du bien que
nous pourrons faire? Je sais que vous pensez comme moi, fit-elle
attachant sur sa mère ses prunelles graves et sombres. Oh! je
n'ai pas eu peur de votre refus, j'ai compté sur vous, je me suis
dit que vous voudriez bien parce que vous m'aimez... et parce que
vous êtes maman.
-Enfant, arrêtez! dit Mme de Menaudru avec trouble. Je ne suis
pas plus libre que vous! Je ne puis que transmettre votre voeu au
Comte. Quand je suis allée vous prendre à Sainte-Cécile et que
vous m'avez raconté l'histoire de vos trois jours, je croyais ne
jamais rien entendre de pis, et aujourd'hui... Mais la prochaine
fois, qu'aurez-vous donc à m'apprendre, que me direz-vous?
-Rien, sinon que je suis heureuse...
-Vous ne l'étiez pas avant, Aube?
-Aube! dit songeusement la jeune fille. Ne trouvez-vous pas que
c'est un nom triste, si court, rappelant une chose qui finit si
vite!
Quelques semaines plus tard, un jeune officier en grand uniforme
de chasseur fut introduit dans le salon de Menaudru où il se
trouva face à face avec le Comte.
Il salua le grand vieillard courbé et débile qui lui tendait
froidement la main. Dans ces traits creusés, on retrouvait par
instant une ressemblance fugitive, poignante, avec les traits
réguliers, pâlement bruns d'Auberte.
M. de Menaudru regarda le jeune homme dont la taille élancée, la
beauté blonde, à la fois mâle et fine, ressortaient dans son
éclatant uniforme. Les yeux d'Hugues décelaient une résolution
grave et réfléchie.
-Vous m'avez autorisé, Monsieur, à venir chercher votre
réponse.
-Oui, dit M. de Menaudru qui était retombé dans son fauteuil.
Il continua avec ses façons irrévocablement glacées et
courtoises:
-Votre père m'a dit que vos projets le prenaient à l'improviste
et qu'il n'avait pas deviné votre attachement pour ma fille, que
vous vous en étiez peu expliqué avec lui et qu'il se bornait à me
communiquer votre demande.
Il était vrai que le dessein d'Hugues avait surpris ses parents.
M. et Mme Droy avaient espéré, malgré tout, que Hugues finirait
par se réconcilier avec Stéphanie; le jeune homme avait
strictement gardé le secret de l'entrevue au cours de laquelle
Aube lui avait confié qu'elle se croyait aimée de lui.
-Mon père a compris comme moi que mon ambition pouvait vous
paraître excessive.
-Vous avez supposé que je ne l'approuverais pas?
Hugues eut un geste évasif.
-Maintenez-vous toutefois votre demande?
-Oui, si vous le permettez.
-Je puis donc vous répondre que cette demande est favorablement
accueillie.
Hugues se tut dans la surprise d'une adhésion qu'il ne pouvait
guère espérer si vite...
-Notre décision étant prise dans ce sens, poursuivit le Comte,
il serait bien inutile de revenir sur les motifs qui l'ont
provoquée ou sur ceux qui auraient peut-être pu l'empêcher. Vous
avez notre consentement.
Hugues dit avec émotion:
-Je ne puis répondre à votre confiance qu'en vouant toutes mes
forces et toute ma vie au bonheur de Mlle Auberte.
M. de Menaudru le regarda pensivement une longue minute, et
répliqua par ces seuls mots:
-Je vous crois.
Ils se turent. Le salon triste et grandiose était, en l'absence
d'Aube, d'une pire tristesse; l'atmosphère était froide, d'un
froid gris de cendre éteinte.
-Aube n'est pas ici, je tenais à vous voir seul. Sa mère l'a
conduite au devant de M. de Gourville qui vient, comme chaque
année, à cette époque, passer quelques jours à Menaudru. Nous
attendrons la fin de cette visite pour annoncer officiellement
votre mariage. M. de Gourville, qui a élevé mon fils, est un
oncle de la mère de Laurent, et votre allié aussi, il me semble.
Il n'y a pas de parenté proche entre lui et Auberte, mais il est
étroitement attaché à ma fille. Il fera des objections à votre
mariage, c'est pour vous mettre au courant d'une situation et non
pour vous offenser que je vous en préviens. Mais il se rendra
comme nous, et d'autant plus facilement qu'il vous connaît mieux
sans doute.
Hugues s'inclina. L'effort résolu et loyal de ce vieillard altier
vers une entente le touchait; il y voyait la marque d'un esprit
élevé. Le Comte sortait de l'apathie où le murait ordinairement
sa santé pour sanctionner un événement qu'il ne désirait pas,
mais qu'il ne voulait pas empêcher. Son mal l'avait tenu en
dehors de la vie commune, il était trop fier et trop froid pour
se plaindre, et il se taisait.
M. de Menaudru reconnaissait en Hugues un grand coeur, une âme
tendre et forte. Celui-là n'était pas indigne, après tout,
d'obtenir Auberte et le vieux château.
-Je vous crois, répéta-t-il.
Mais, cette fois, il y avait dans son accent comme une
supplication sourde.
Hugues se levait; il se leva aussi et donna sa main au jeune
homme en disant:
-Vous prendrez bientôt votre place au milieu de nous. Vous êtes
déjà l'un des nôtres. Vous êtes le fiancé d'Aube.
Ils regardèrent instinctivement autour d'eux. Il leur avait
semblé une seconde qu'Aube était là en esprit; mais elle était
déjà partie, disparue en un évanouissement lent et subtil qui ne
leur laissait rien. Il n'y avait plus sur eux que la religieuse
mélancolie de ces fiançailles sans fiancée, avec le bonheur de
rendre Aube heureuse.