PLUME DE POÉSIES
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 Berthe De Buxy. (1863-1921) VII

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Berthe De Buxy. (1863-1921) VII Empty
MessageSujet: Berthe De Buxy. (1863-1921) VII   Berthe De Buxy. (1863-1921) VII Icon_minitimeLun 30 Avr - 16:12

VII



Il y eut jubilation générale lorsque la famille Droy reçut
l'invitation de se rendre en masse à la pêche d'un étang, situé à
quelque distance du mont de Menaudru.

L'hôte, assez bénévole pour attirer de son plein gré chez lui
toute la phalange des Droy, était un grand propriétaire comtois,
vieil ami du patriarche; il poussait l'aberration jusqu'à être
enchanté du voisinage de la tribu, et la faiblesse, au point de
réclamer avec de formelles instances une acceptation sans réserve
de ses offres hospitalières.

Il fut décidé que Mme Droy seulement resterait avec Auberte, et
que le reste de la smalah irait jouir des délices de cette pêche.

Or, parmi l'allégresse répandue par la bonne nouvelle, Camille,
qui aurait dû l'emporter sur les autres en joie exubérante,
restait taciturne, presque consternée. Cam, absorbée par mille
occupations pressantes, avait repoussé jusqu'au dernier jour
l'achèvement des fameux chaussons qui devaient la couvrir de
gloire; elle se trouvait placée dans l'alternative de renoncer à
la pêche ou de forfaire à une chose aussi sacrée que la parole de
Camille Droy.

Et cette pêche devait être une partie tout à fait incomparable.
Edmée et Gillette s'en réjouissaient hautement. Il y aurait le
trajet d'abord, une longue promenade en voiture parmi les sites
les plus accidentés d'une partie renommée de la montagne, puis un
déjeuner qui promettait d'être fastueux, et, comme la réunion
serait nombreuse, peut-être bien une sauterie; enfin le retour au
clair de lune dans le paysage de fin d'été qui, avant de
s'ensevelir sous les neiges précoces, se revêtait d'une beauté
indescriptible.

Mais quand il n'y aurait eu que la pêche... Songez donc qu'on
viderait l'étang! Si un étang vulgairement rempli était pour les
jeunes Droy un lieu de délice comme éminemment propice à toute
espèce d'accidents et de périls, rien ne pouvait rivaliser avec
le plaisir extraordinaire qu'on allait leur offrir sous la forme
d'un étang à sec.

-Tu es libre, nous te laissons le choix, dit Mme Droy à
Camille.

L'enfant ne répondit pas, elle resta muette et concentrée tout le
jour; mais le soir, en embrassant ses parents pour la nuit, elle
dit:

-Je n'irai pas.

M. et Mme Droy n'objectèrent rien. Ce cuisant sacrifice qui leur
plaisait par son courage, serait salutaire à la petite fille dont
la nature indépendante et rétive n'avait point encore trouvé son
point d'appui comme Gillette.

Tout le monde se retira de bonne heure, Aube, qu'on ne veillait
plus, rentra dans sa chambre après avoir dit qu'elle se
déshabillerait elle-même, et l'on tenait trop à lui voir prendre
une initiative quelconque pour contrarier son désir. Mais elle ne
se coucha point, elle attendit que tout bruit eût cessé dans la
maison. Alors, elle se glissa dans la bibliothèque silencieuse;
la pièce semblait si vide, si vaste, qu'Aube frémit d'une vague
frayeur.

Par l'immense baie vitrée, on voyait distinctement au dehors. La
lune, la belle lune resplendissante qui devait éclairer demain
les voyageurs, baignait la campagne et le jardin qui, derrière la
grande glace limpide, semblaient faire immédiatement suite à la
pièce comme si rien ne les en séparait. Leur sérénité majestueuse
pénétra Auberte.

La jeune fille, un peu craintive et frissonnante, s'approcha de
la cheminée, écarta le garde-feu, raviva les tisons qu'on avait
couverts de cendres, puis elle alluma une lampe avec précaution,
comme si elle maniait un engin destructeur.

La lumière de la lampe et celle du feu s'élevèrent à la fois,
mais il parut à Auberte que ces clartés accentuaient encore les
coins d'ombre. Dehors, la nocturne lumière blanche était si
claire, si victorieuse, qu'elle ne mourut pas, elle s'effaça à
peine, devenant plus fantastique et mystérieuse.

Aube prit dans la corbeille de Cam l'ouvrage de tricot commencé,
et se mit au travail. Aube n'avait pas encore veillé et quand,
dans le grand silence de la maison, sonna une heure avancée
qu'elle n'avait jamais entendue, une solennelle impression
descendit sur elle. Et la paix auguste de cette nuit lui apporta
de belles pensées, tristes ou consolantes. Le problème qu'elle
avait obscurément pressenti développait ses complications devant
elle. Les jeunes voix de Gillette et d'Edmée flottaient encore
dans la pièce avec les enseignements plus austères de leurs
aînés. Aube ne pouvait plus se laisser vivre; sa conscience
l'avait déjà plus d'une fois sourdement tourmentée, elle l'avait
apaisée en se disant que sa vie était pure, qu'elle ne
commettrait jamais de faute. Cela ne suffisait plus. Même avant
de mieux apprécier les Droy, bien des faits lui avaient paru
singuliers, inexplicables, mais elle connaissait si peu, si peu
de la vie; elle avait toujours été de son église à son château,
de son château désert à la petite église assoupie au milieu des
morts. Et il y avait pour elle un devoir immense et impérieux
qu'elle n'avait pas vu: elle pouvait le remplir, il n'était pas
au-dessus de ses forces d'enfant; seulement, il fallait le
prendre petit à petit, jour après jour. Et c'est pour cela
qu'elle était ici, encore souffrante, dans la grande nuit
désolée, à travailler pour une autre. C'était l'humble début qui
convenait à sa faiblesse.

Elle s'était assise en face de la baie: l'ombre noire de sapins
se découpait sur le ciel d'opale, la lune traînait sur les hautes
herbes étincelantes de rosée les draperies de sa tunique
vaporeuse. Que c'était beau, que c'était majestueux et doux!

De sa place, elle voyait un peu de Menaudru. Souvent elle errait
en esprit dans ces vieux murs de forteresse, où elle avait hâte
de rentrer; elle avait hâte de revoir Olge, l'esprit familier de
Menaudru; les yeux douloureusement intelligents de la bête la
réclamaient, l'attiraient. Elle songeait avec un serrement de
coeur à ce Menaudru inhabité, délaissé par ses maîtres. Cette
nuit, Aube disait de loin au château: Je suis là, je te
reviendrai; je ne t'oublie pas et je t'aime. Seulement, on t'a
appelé le palais de la Belle au bois dormant.

Elle voyait aussi son sapin, elle croyait l'entendre bruisser;
mais la lune disparut, le grand sapin ténébreux rentra dans
l'ombre et il sembla à Aube, prise d'une angoisse troublante, que
son âme y rentrait aussi. Elle pria pour être délivrée des
épouvantes de la nuit.

Elle continuait son travail. Il y avait un contraste pathétique
entre l'humilité patiente, l'inexorable prose de son occupation
et la hauteur des pensées éternelles qui la hantaient. Elle
travailla jusqu'à ce que sa lampe mourût dans le souffle glacé du
matin.

Elle avait fini, son épaule se révoltait. Elle entra sans bruit
dans la chambre de Gillette; elle vit à la lueur d'une veilleuse
Gillette qui dormait, une expression ferme et sincère sur son
visage si délicatement pétri et teinté. Camille avait dû pleurer
en sourdine, car elle cachait sa figure dans l'oreiller comme
pour y étouffer ses derniers sanglots; le sommeil l'avait saisie
au milieu de ses larmes.

Aube fixa son ouvrage au pied du lit pour qu'il frappât les yeux
de Cam dès son réveil, puis elle retourna chez elle et gagna son
lit.

Avant que le jour fût complètement levé, les Droy partirent pour
leur expédition matinale. Elle entendit le roulement du grand
break, un tumulte étouffé d'allées et venues et de voix heureuses
parmi lesquelles ne manquait point celle de Camille. La voiture
s'éloigna, Aube s'endormit et ne s'éveilla qu'au milieu du jour.

-Comme vous voilà pâle! Vous vous êtes fatiguée, lui dit Mme
Droy maternellement grondeuse, tout en lui servant à déjeuner
dans son lit. C'était une imprudence. Cam a failli perdre la tête
dans son bonheur. Nous avons eu toutes les peines du monde à
l'empêcher de sauter comme une bombe dans votre chambre;
j'entends que vous ne vous leviez pas avant dîner et que vous
reposiez à fond votre pauvre bras.



Aube fut si docile que, vers trois heures, Mme Droy ne put lui
refuser une plume et du papier pour écrire à son frère; elle lui
installa le petit pupitre de Stéphanie sur les genoux, et s'en
alla pour ne pas la déranger dans ses soucis épistolaires.

"Mon cher Laurent, écrivit Aube, je vais mieux, je suis très bien
ici et il me tarde, en même temps, de retourner à Menaudru et de
vous y revoir. Il me semble que Menaudru sans moi n'est plus que
la moitié de lui-même, et que sans Menaudru, je ne suis plus
Auberte. Je vous dis ce que je pense, j'espère que vous ne me
trouverez pas trop ridicule.

"C'est du château que je voudrais vous parler, et aussi vous dire
que vous me manquez et que j'ai l'intention d'être une meilleure
soeur pour vous. Vous savez que, depuis longtemps, mon père et
vous jugiez que quelques modifications seraient utiles à notre
vieux palais, et moi, j'en éprouvais de la peine. Aussi, pour ne
pas m'affliger, y renonciez-vous. J'ai réfléchi et je crois que
vous aviez raison, qu'il vaut mieux se résoudre à réparer
Menaudru et je suis consentante, si vous voulez bien vous en
occuper; vous chercherez un architecte. Mais, mon cher Laurent,
dites-lui bien surtout qu'il ne s'agit que de restaurations et
qu'elles devront se voir le moins possible. N'est-ce pas qu'il
serait dommage de rien changer à l'aspect de Menaudru, aux préaux
où Bertrix, la petite princesse burgonde, s'est promenée, et que
nous pouvons nous contenter des fenêtres qui lui dont donné assez
de jour et d'air pour qu'elle y vive, et qui ont été assez
grandes pour laisser partir son âme quand elle est morte! J'ai
là-dessus une croyance particulière, c'est que quand je mourrai,
vous aurez beau agrandir les fenêtres et toutes les ouvrir, mon
âme ne pourra pas quitter Menaudru. Je voudrais, quand je ne
serai plus là, qu'on ferme le château et qu'on le laisse en paix
tomber en poussière.

"Quand je ne serai plus là... ce n'est pas très sage à moi d'y
penser, puisque je suis encore très jeune. Gillette est mon aînée
de trois mois, ce qui est beaucoup plus qu'on n'imagine.

"Choisissez donc cet architecte avec soin, je vous en prie,
comme, par exemple, vous choisiriez un médecin pour votre soeur,
et que ce soit pas un démolisseur surtout, mais un homme bon,
pieux, oui, de cette piété qui nous fait respecter les choses;
qu'il sache que les vieilles pierres qu'il voudrait déranger ont
absorbé un peu de tout ce qui s'est passé près d'elles, et que
les vieux arbres souffrent quand on les coupe."



Aube baissa la tête, l'extrémité de sa natte balaya les dernières
lignes qu'elle avait écrites, et, étendant l'encre fraîche, fit
des sillons noirs; la lettre parut trempée de larmes bien qu'Aube
n'eût point pleuré.



"Gillette Droy qui est mon amie a des idées à elle sur les
réparations de Menaudru. Je ne vous les dirai pas, elles vous
feraient frémir; c'est assez que je les entende. Si vous saviez
pourtant comme elle est bonne, Gillette, même vous qui êtes si
sévère et difficile, vous oublieriez qu'elle a une bicyclette,
qu'elle chasse quelquefois avec ses frères et qu'elle joue du
Wagner plus que du Mozart. Je vous assure que Stéphanie, qui a
une si belle tenue, n'est pas meilleure. J'espère avoir profité
des laçons qu'on reçoit ici. M. Droy mérite son nom de
patriarche; ils sont tous bons, laborieux et vaillants à faire
peur."



Elle redouta que Laurent n'eût peur, en effet, et termina sa
lettre en gardant la conviction qu'elle ne parviendrait pas à
donner à son frère une idée équitable des Droy, et plus
spécialement de Gillette. En lisant Aube, il allait dire de son
air froid:

-Ces gens-là sont bien incorrects et terriblement ennuyeux.

Incorrects, ils le furent, les garçons du moins, pendant cette
période, de façon à justifier amplement l'opinion présumée de
Laurent; mais il était bien impossible de s'ennuyer autour d'eux,
tant ils s'entendaient à vous tenir en haleine par la diversité
de leurs inventions saugrenues.

Ce qui étonnait Aube autant que l'intrépidité folle de ces
garnements, c'était le calme relatif de leurs parents et de leurs
soeurs au milieu de méfaits qui mettaient continuellement leurs
vies en danger.

-Ce sont des garçons, que voulez-vous? soupirait Mme Droy.

-Eh! ce sont des garçons, parbleu! s'écriait M. Droy quand il
leur avait administré consciencieusement le châtiment
réglementaire.

Et Aube ne croyait pas se tromper en décelant une étincelle fière
dans les yeux de la mère encore bouleversée, ou du père encore
furieux.

Le jour où Camille monta dans un peuplier pour y remettre un nid
de corbeaux et n'en put plus redescendre, même avec l'aide de ses
jeunes frères, ceux-ci résolurent de la tirer d'affaire sans
avertir personne; le patriarche surgit au moment où ils prenaient
des mesures vigoureuses pour abattre l'arbre. La famille gémit en
choeur:

-Que voulez-vous! Cam n'est encore qu'un garçon... comme si ce
mot expliquait tous les égarements et renfermait toutes les
excuses.

Les garçons eurent à la fin une si formidable idée que l'excuse
habituelle ne suffit plus et que, pour les justifier un peu de
pareille incartade, il fallut admettre que c'étaient presque des
hommes.

Marc, Jacques, Joseph et Antoine, mettant à profit une absence du
vigilant patriarche, détachèrent les chevaux, boeufs, vaches et
ânes que renfermaient les écuries de la maison et de la ferme
pour se donner le spectacle d'une course de taureaux sur la
grande pelouse. Ils mirent seulement les babies dans la
confidence, ce qui était une confiance sagement placée: Rosie et
Annie, ne sachant que très imparfaitement parler, étaient tout
indiquées pour bien garder un secret.

M. Droy avait emmené Mme Droy, Gillette et Pascal qui passait
quelques jours à la Maison, visiter l'emplacement de la scierie.
Les promeneurs, rentrant plus tôt qu'on ne les attendait, furent
salués par une monstrueuse affiche éclatante et bariolée qui
avait dû coûter bien des veilles et des pots de couleur, et qui
annonçait à tout venant, du haut des murs, que la Maison serait
aujourd'hui le théâtre d'une grande course de taureaux avec mort
de l'animal.

Suivaient les noms des célèbres toréadors Marco, Jose, Antonio et
Jacopo. Mme Droy eut un soulagement en constatant qu'il n'était
question ni du célèbre toréador Camillo, ni de deux babies
toréadors donnant les plus flatteuses espérances.

Un violent tumulte où se mêlaient des appels, des piétinements,
des objurgations, des cris d'enfants, des beuglements et des
hennissements de bêtes, leur fit hâter le pas. Ils entrèrent dans
la cour où tout était tranquille et tournèrent la maison. Les
têtes blêmes et effarées d'Aube et de Stéphanie apparaissaient
aux fenêtres où s'agitaient aussi des mains de servantes
désespérées. Edmée, sortant de la maison, courait vers la pelouse
où se déchaînait un troupeau disparate de bêtes en délire qui
bondissaient, labouraient le sol de leurs cornes et de leurs
sabots, écrasaient les massifs et leurs bordures, déracinaient
les arbustes, tandis que les garçons, drapés de rideaux en
andrinople rouge, armés de longues lances que surmontaient de
flottantes oriflammes, s'exténuaient en cris et en efforts pour
se rendre maîtres des animaux.

Les toréadors, essoufflés, en nage, rouges comme leurs rideaux,
aiguillonnés par l'apparition inopinée du patriarche et la vue du
visage pâlissant de leur mère, gesticulaient, s'enrouaient,
redoublaient de courage. Les bêtes, affolées, se ruèrent dans la
direction du jardin, s'engouffrèrent dans la même allée, comme si
elles avaient été piquées de la tarentule, et disparurent au
galop, brisant tout ce qui s'opposait à leur passage. La
propriété n'ayant pas de clôture, elles seraient bientôt dans les
bois et les pâturages de la montagne. Derrière elles, les garçons
s'élancèrent en une course échevelée, suivis de Pascal qui vola à
la rescousse de ses cadets.

M. Droy rejoignit sa famille dans la bibliothèque, où Aube
confirmait par signes terrifiés le récit que faisait Stéphanie.

-Oh! Monsieur, vous n'allez pas à leur secours? fit Aube en
voyant M. Droy s'asseoir devant son bureau.

-Il faut bien qu'ils s'en tirent. Ils n'ont pas besoin de moi
pour s'emparer de deux pauvres vaches et de deux boeufs qui ont
travaillé toute la semaine, répondit-il. Pascal et Marc
reprendront les chevaux.

-Mais les enfants n'osent peut-être pas rentrer, dit encore
Aube emportée hors de sa réserve habituelle.

-J'espère que pas un ne se permettra de remettre les pieds ici
avant que le dernier veau ait réintégré l'étable.

-S'il leur arrivait quelque chose? murmura-t-elle d'une voix
altérée.

-Il ne leur arrivera rien. Ils se livreront à une chasse
mouvementée, assez fatigante pour les rassir. Ils ont désobéi,
qu'ils en portent la peine; ils ont fait le mal, qu'ils le
réparent.

Le ton était catégorique. Aube se tut, abasourdie par la
responsabilité qu'on laissait à dessein aux coupables. Les soeurs
n'essayaient même pas d'intervenir, et, pourtant, tout comme
Aube, elles se représentaient cette course effrénée dans les bois
où la nuit allait venir.

Le crépuscule tomba, on servit le dîner; les garçons étaient
toujours en chasse. Les jeunes filles allaient souvent à la
fenêtre et regardaient d'un air préoccupé le ciel devenu noir.

Enfin, il y eut un hourra dans le lointain, puis un piétinement
tumultueux, et toute la bande reparut en un indescriptible
désordre. Les bêtes, exténuées, furent claquemurées dans leur
écurie. Gillette, pressentant avec la divination que donne une
longue expérience, que ses frères mouraient de faim et n'étaient
pas plus présentables qu'une horde de voleurs, courut leur faire
servir un souper quelconque dans la grande cuisine.

L'on entendit bientôt de la bibliothèque les voix des garçons qui
racontaient leur odyssée d'une façon véhémente et décousue. Sous
leur accent déconfit, perçait un certain triomphe.

-C'est que nous avons cru ne jamais en finir et passer la nuit
en chasse. Nous courrions encore si on n'avait forcé les boeufs,
oui, forcé... Par une chance miraculeuse, nous avons rencontré un
cavalier très gentleman, qui s'est mis en quatre pour nous tirer
d'affaire. Et, ma foi, déclara Antoine avec enthousiasme,
j'aurais été fâché qu'il s'encorne.

Ils ne tarirent pas en détails sur l'adresse, la force,
l'ingéniosité audacieuse de leur bienfaiteur inconnu qui devenait
le héros du jour. Leurs descriptions atteignirent au sublime.

Mais personne, et Aube moins que les autres, n'imagina qui
pouvait être ce gentleman qui s'était dévoué pour rattraper du
bétail récalcitrant et qui avait ainsi mérité l'estime de toute
la tribu.

Le lendemain, la maison bénéficia du calme qui suit les grandes
tempêtes. Mais vers le milieu de l'après-midi, comme les Droy
étaient encore assujettis à toutes les exigences de la fragilité
humaine, et que même la vertu des jeunes convertis a des bornes,
une grande partie de chat perché s'organisa toute seule pendant
le goûter.

Cette partie, qui s'étendit dans toute la demeure comme une
contagion, devint si entraînante qu'Aube en subit l'irrésistible
séduction et se percha comme le commun des mortels.

Au moment le plus animé, la porte de la bibliothèque s'ouvrit et
l'on vit entrer un très grand jeune homme de belle prestance et
d'impeccables manières.

Laurent de Menaudru, car c'était lui-même, regarda sans
sourciller autour de lui. Cam était assise sur la table, Edmée
debout sur une chaise, les garçons un peu partout. Il y avait des
babies dans le coffre à bois, des enfants sur le bahut. Marc se
pendait des deux mains à la tringle transversale qui soutenait
les rideaux. Enfin Aube, oui, Aube de Menaudru, les joues rosées,
les cheveux un peu défaits, debout sur une console, étendait les
deux mains en avant, prête à prendre son vol, et elle resta ainsi
pétrifiée dans le saisissement que lui causait la présence
inopinée de son frère.

Elle mettait peut-être en pratique ces enseignements moraux qu'on
lui prodiguait ici, disait-elle. Laurent contempla longuement
l'aspect sous lequel s'offrait à lui cette famille modèle.

Avant que personne eût maîtrisé la situation, sauf M. de Menaudru
dont le sang-froid était merveilleux, il y eut un bruissement
d'étoffe rapide comme l'approche d'un léger ouragan;
l'inconsciente Gillette, le visage épanoui en un rayonnement de
malice et de gaieté, s'élança d'un repaire ignoré, derrière
Laurent quelle ne voyait que de dos et prenait pour quelque
membre de la famille, elle lui lança au vol une petite tape sur
l'épaule en criant d'une voix claire la formule sacramentelle:

-C'est vous qui l'avez!...

Et elle bondit comme un chat sur la console d'Auberte.

Mais, plus prompt que l'éclair, -et, cette fois, Aube se crut
bien le jouet d'une hallucination, -Laurent avait sauté sur un
tabouret et s'y tenait en équilibre comme Mercure rattachant sa
talonnière.

Au même instant, arrivait le patriarche qui ne parut pas éloigné
de chercher des yeux quelque aérien refuge pour ne pas être pris
et, pendant qu'Aube implorait mentalement de toutes ses forces la
venue de Stéphanie, dont l'attitude couvrait et rachetait
toujours les manquements de la famille, Mme Droy accourut,
effrayée de ce surnaturel silence. Elle ne s'inquiétait pas trop
quand les murs menaçaient de crouler, mais un calme si parfait
lui fit pressentir quelque horrible catastrophe.

Laurent fut aussitôt à terre, et, avec la plus remarquable
aisance, offrit ses hommages à la maîtresse de maison, et salua
M. Droy dans lequel il avait miraculeusement reconnu le vénérable
patriarche décrit par Auberte; puis il se retourna vers Gillette
et tendit courtoisement à la jeune fille une main très ferme pour
l'aider à descendre.

-Eh bien! Laurent, et moi? dit la douce voix d'Aube.

Quand Gillette eut sauté à terre, il prit Aube comme une enfant
dans ses bras et l'embrassa tendrement avant de la laisser aller,
en disant qu'il était heureux de la voir si bien guérie.

Peu après, les membres prépondérants de la tribu entretenaient
Laurent au salon, et une nuance d'intimité, qu'on n'aurait point
osé prédire entre eux, rappelait seule le début original de la
connaissance.

Il résulta de ses éclaircissements qu'en entrant à la Maison, M.
de Menaudru avait prié la vieille servante qui lui répondait, de
bien vouloir informer ses maîtres que Laurent de Menaudru, de
retour au château depuis la veille, sollicitait de M. et Mme
Droy, l'honneur de leur être présenté et la permission de
reprendre Mlle de Menaudru, sa soeur.

La vieille Céleste s'était acquittée en bloc de cette
diplomatique mission en désignant à M. de Menaudru une porte
derrière laquelle devaient se passer des choses considérables, si
la valeur des événements se mesure au tapage.

-Entrez donc si le coeur vous en dit, avait répondu amicalement
Céleste qui était un peu sourde.

Et, si étonnant que cela parût, le coeur en avait dit à Laurent
de Menaudru, car il était entré.

Dans les corridors et les coins, le menu fretin riait de la
mésaventure de Gillette, répétant avec d'innombrables invocations
à Hugues et des regrets réitérés qu'Hugues n'eût point été là,
que Gillette en avait fait de belles et que Laurent de Menaudru
s'était bien comporté; mais qu'on aurait pu s'y attendre de sa
part, puisque c'était lui qui avait capturé les boeufs, et qu'il
fallait saluer en lui le mystérieux cavalier dont l'aide épique
leur avait tourné la cervelle.

Laurent venait chercher Auberte. M. et Mme de Menaudru, qu'il
avait précédés de peu, rentraient ce soir même et le Comte avait
voulu que son fils offrît sans retard leurs remerciements à la
famille Droy, et ramenât sa soeur au château où ses parents
désiraient la trouver en arrivant.

Aube et Gillette allèrent présider aux préparatifs peu compliqués
de ce départ, après avoir entendu Laurent accepter au nom de son
père la proposition que Mlle Stéphanie d'Aumay avait bien voulu
faire à Auberte.

Ce ne serait donc pas une séparation, et Aube pouvait goûter sans
mélange la joie de rentrer à Menaudru.

Quand elle se retrouva dans le parc avec son frère, elle prit la
main de Laurent. C'était une habitude qu'elle avait gardée de sa
petite enfance. Et, tout en marchant à côté du jeune homme, elle
parla de leurs parents, de tout ce qu'elle aurait à leur dire si
elle en avait le courage, d'un travail qu'elle voulait commencer,
d'Olge qu'elle allait revoir.

Et c'était aussi son habitude de parler à Laurent pendant qu'ils
se promenaient ensemble. Il l'écoutait toujours et, parfois,
provoquait d'un mot ses timides confidences. Mais, cette
après-dîner, Auberte s'interrompit, il lui sembla qu'un froid avait
passé, et pourtant le soleil brillait. Elle leva sur Laurent ses
grands yeux aimants et peinés, pleins d'un étonnement sans
reproche; elle venait de sentir que, pour la première fois,
Laurent ne l'avait pas écoutée.

Il lui caressa cependant la main de ses lèvres avant de la
quitter, près du château, mais il la quitta.

Il avait affaire à X..., un rendez-vous avec l'architecte qu'Aube
avait demandé. Il serait de retour pour dîner avec M. et Mme de
Menaudru, qu'il prendrait à la gare et ramènerait dans sa
voiture.

Aube faillit dire:

-Déjà l'architecte?...

Elle s'arrêta à temps.

Laurent s'éloigna, mais Menaudru était devant elle dans sa
splendeur pesante et morose, et l'on ne toucherait à rien de ce
qui en faisait une si noble demeure.

Aube entra, le château dormait dans la chaleur silencieuse de
l'après-midi. Aube s'y trouva tout à coup très seule et souhaita,
plus encore qu'elle ne l'avait fait, le retour de sa mère.

Après le mouvement joyeux de la Maison, c'était un apaisement
subit, intense. Autrefois, elle se complaisait dans ce silence
accablé qu'en elle-même rien ne venait rompre; aujourd'hui, elle
se figura entendre battre faiblement son coeur.

Elle s'en fut dire bonjour à Olge qu'on lui amenait. Olge eut un
si grand bonheur qu'elle resta anéantie, immobile, toute
frissonnante sous la main d'Aube. Mais le docteur Amaux ne s'y
serait pas trompé plus qu'Auberte, et lui aurait certainement dit
d'un ton d'avertissement: Allons, Olge, ne vous pâmez pas.

Aube eut l'impression, aussi vive et pénétrante qu'aux jours de
son enfance, qu'Olge était plus qu'un animal. Elle appuya sa tête
sur le cou tiède et soyeux de la mule, se pressa avec une secrète
douceur contre Olge, cherchant d'instinct, à travers la prison de
l'enveloppe animale, cette pauvre âme incomplète et bornée qui,
obscurément, aveuglément, se tournait vers elle. Quand Aube se
redressa, il y avait des larmes sur sa main, et elle ne douta pas
un instant que ce ne fût Olge qui les eût pleurées.

Elle alla dans le parc avec Olge qui la suivait librement, en
chien fidèle. Elle allait rendre visite à son sapin qui lui parut
plus grand, plus fier que jamais, s'élevant à perte de vue dans
le ciel calme, comme une tour sombre que le soleil déclinant
moirait d'or.

Elle s'assit sur la mousse chaude du vieux mur, à la place d'où
elle dominait le jardin des Droy et la chapelle en ruines. Tout
près de là, Olge broutait quelques tiges et balançait ses
sonnettes dont les vibrations caressaient l'oreille d'Auberte.

Auberte se demandait pourquoi Laurent ne l'écoutait plus.
Devenait-il distrait même vis-à-vis d'elle? ou bien allait-il
prendre, comme tout le monde, un but qui le détournerait d'Aube?
Elle avait senti tout à l'heure quelque chose d'indéfinissable
s'interposer entre sa main et la caresse de son frère.

Aube pensait que la première opinion de Laurent sur les Droy
n'avait pas été favorable, bien que sa politesse patricienne lui
eût interdit d'en rien laisser paraître. Si la lettre d'Aube
n'avait pu lui faire apprécier leurs voisins, qu'était-ce
maintenant qu'il les avait vus dans leur plus turbulent entrain?
Il est vrai que Stéphanie avait été exemplaire comme toujours.
Laurent et Stéphanie étaient faits pour s'entendre.

Mais peut-être qu'il y avait un changement pour Laurent comme
pour Auberte. Gillette ne lui avait cependant pas crié: C'est ici
le château de la Belle au bois dormant. Vivez, éveillez-vous!

Tout en pensant, Aube avait défait les noeuds de soie d'un carton
à dessin qu'elle avait apporté. On se trompait en croyant qu'elle
n'avait jamais rien fait. Il y avait là le résultat de ses heures
actives, quelques dessins et quelques aquarelles. Elle les tira
du carton, un à un, lentement, et le sapin pencha ses branches
pour voir.

C'étaient des oeuvres singulières qu'elle avait conservées pour
elle, jalousement cachées à tous les yeux. Elles représentaient
des paysages inconnus, irréels, des paysages de songe, des lieux
qu'aucun pied humain n'avait foulés, mais où s'était promené
l'esprit d'Auberte. Ils étaient baignés d'une lumière qui n'était
celle d'aucun astre créé, on y voyait des eaux pures, dormantes,
sans rives, parmi des blancheurs de nuée et des traînées pâles
d'aurore, des fleurs hautes comme des arbres et pas un fruit, des
fleurs énormes, invraisemblables et très légères, immobiles et
diaphanes, des lis, des iris, les nénuphars que Gillette avait
condamnés, des feuilles mortes qui n'étaient tombées d'aucun
arbre, des pétales épars dans le ciel comme si le soleil qu'on ne
voyait pas avait, au lieu de rayons, répandu des fleurs. Puis des
ombres de nuage, des ombres de feuillée, avec des feuillées et
des nuages, sans qu'on pût savoir bien où commençait l'image de
la réalité et celle de l'ombre. C'était enfin la vision de ce
monde flottant, fuyant, inexprimable, que nous entrevoyons
parfois en rêve et qu'Aube avait habité.

Elle regarda ses dessins dont les contours vagues donnaient une
impression de morne infini, et d'un air doux, d'une voix basse et
distincte, elle dit comme Gillette le lui avait recommandé: Je
veux, je veux!...

Elle se recueillit comme si elle attendait l'effet d'une
incantation. Le sapin seul répondit par sa mélopée frémissante.

Alors Aube prit ses dessins et commença à les déchirer. Elle les
déchira tous en petits morceaux qui s'éparpillèrent au loin, s'en
allèrent fleurir de pétales fantastiques les ronces de la
chapelle et jusqu'aux branches du sapin. Le vent qui les
soulevait, qui les emportait irrévocablement, était peut-être le
même que celui qui avait touché Auberte. C'était un souffle vif
et ranimant qui la secouait, l'enveloppait, qui la faisait
souffrir, mais elle serait morte maintenant de ne plus le
respirer.

Aube, il fait jour. Vivez, vivez, éveillez-vous!
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Berthe De Buxy. (1863-1921) VII
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