FRAGMENT V
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Avant que des États la base fût constante,
Avant que de pouvoir à pas mieux assurés
Des sciences, des arts monter quelques degrés,
Du temps et du besoin l’inévitable empire
Dut avoir aux humains enseigné l’art d’écrire.
D’autres arts l’ont poli; mais aux arts, le premier,
Lui seul des vrais succès put ouvrir le sentier,
Sur la feuille d’Égypte ou sur la peau ductile,
Même un jour sur le dos d’un albâtre docile,
Au fond des eaux formé des dépouilles du lin,
Une main éloquente, avec cet art divin,
Tient, fait voir l’invisible et rapide pensée,
L’abstraite intelligence et palpable et tracée;
Peint des sons à nos yeux, et transmet à la fois
Une voix aux couleurs, des couleurs à la voix.
Quand des premiers traités la fraternelle chaîne
Commença d’approcher, d’unir la race humaine,
La terre et de hauts monts, des fleuves, des forêts,
Des contrats attestés garants sûrs et muets,
Furent le livre auguste et les lettres sacrées
Qui faisaient lire aux yeux les promesses jurées.
Dans la suite peut-être ils voulurent sur soi
L’un de l’autre emporter la parole et la foi;
Ils surent donc, broyant de liquides matières,
L’un sur l’autre imprimer leurs images grossières,
Ou celle du témoin, homme, plante ou rocher,
Qui vit jurer leur bouche et leurs mains se toucher.
De là dans l’Orient ces colonnes savantes,
Rois, prêtres, animaux peints en scènes vivantes,
De la religion ténébreux monuments,
Pour les sages futurs laborieux tourments,
Archives de l’État, où les mains politiques
Traçaient en longs tableaux les annales publiques.
De là, dans un amas d’emblèmes captieux,
Pour le peuple ignorant monstre religieux,
Des membres ennemis vont composer ensemble
Un seul tout, étonné du noeud qui les rassemble:
Un corps de femme au front d’un aigle enfant des airs
Joint l’écaille et les flancs d’un habitant des mers.
Cet art simple et grossier nous a suffi peut-être
Tant que tous nos discours n’ont su voir ni connaître
Que les objets présents dans la nature épars,
Et que tout notre esprit était dans nos regards.
Mais on vit, quand vers l’homme on apprit à descendre,
Quand il fallut fixer, nommer, écrire, entendre,
Du coeur, des passions les plus secrets détours,
Les espaces du temps ou plus longs ou plus courts,
Quel cercle étroit bornait cette antique écriture.
Plus on y mit de soins, plus incertaine, obscure,
Du sens confus et vague elle épaissit la nuit.
Quelque peuple à la fin, par le travail instruit,
Compte combien de mots l’héréditaire usage
A transmis jusqu’à lui pour former un langage.
Pour chacun de ces mots un signe est inventé,
Et la main qui l’entend des lèvres répété
Se souvient d’en tracer cette image fidèle;
Et sitôt qu’une idée inconnue et nouvelle
Grossit d’un mot nouveau ces mots déjà nombreux,
Un nouveau signe accourt s’enrôler avec eux.
C’est alors, sur des pas si faciles à suivre,
Que l’esprit des humains est assuré de vivre.
C’est alors que le fer à la pierre, aux métaux,
Livre, en dépôt sacré pour les âges nouveaux,
Nos âmes et nos moeurs fidèlement gardées;
Et l’oeil sait reconnaître une forme aux idées.
Dès lors des grands aïeux les travaux, les vertus
Ne sont point pour leurs fils des exemples perdus.
Le passé du présent est l’arbitre et le père,
Le conduit par la main, l’encourage, l’éclaire.
Les aïeux, les enfants, les arrière-neveux,
Tous sont du même temps, ils ont les mêmes voeux,
La patrie, au milieu des embûches, des traîtres,
Remonte en sa mémoire, a recours aux ancêtres,
Cherche ce qu’ils feraient en un danger pareil,
Et des siècles vieillis assemble le conseil.
Ainsi quand de l'Euxin la Déesse étonnée
Vit du premier vaisseau son onde sillonnée,
Aux héros de la Grèce, à Colchos appelés,
Orphée expédiait les mystères sacrés
Dont sa mère immortelle avait daigné l'instruire.
Près de la poupe assis, appuyé sur sa lyre,
Il chantait quelles lois à ce vaste univers
Impriment à la fois des mouvements divers;
Quelle puissance entraîne ou fixe les étoiles,
D'où le souffle des vents vient animer les voiles,
Dans l'ombre de la nuit, quels célestes flambeaux
Sur l'aveugle Amphitrite éclairent les vaisseaux.
Ardents à recueillir ces merveilles utiles,
Autour du demi-dieu les princes immobiles
Aux accents de sa voix demeuraient suspendus,
Et l'écoutaient encor quand il ne chantait plus.