La Source.
Le corbeau, comme l’horloger sur sa montre ajustant sur moi un seul oeil, me
verrait, minime personnage précis, une canne semblable à un dard entre les
doigts, m’avancer par l’étroit sentier en remuant nettement les jambes. La
campagne entre les monts qui l’enserrent est plate comme le fond d’une poêle. A
ma droite et à ma gauche, c’est immensément le travail de la moisson; on tond la
terre comme une brebis. Je dispute la largeur de la sente et de mon pied à la
file ininterrompue des travailleurs, ceux qui s’en vont, la sape à la ceinture,
à leur champ, ceux qui s’en reviennent, ployant comme des balances sous le faix
d’une double corbeille dont la forme à la fois ronde et carrée allie les
symboles de la terre et du firmament. Je marche longtemps, l’étendue est close
comme une chambre, l’air est sombre, et de longues fumées stagnantes surnagent,
telles que le résidu de quelque bûcher barbare. Je quitte la rizière rase et les
moissons de la boue, et je m’engage peu à peu dans la gorge qui se resserre. Aux
champs de cannes à sucre succèdent les roseaux vains, et, les souliers à la
main, je traverse à trois reprises les eaux rapides rassemblées dans le corps
d’une rivière. A cet endroit où elle naît du coeur d’une quintuple vallée,
j’entreprends de trouver la tête d’un des rus qui l’alimentent. L’ascension
devient plus rude à mesure que le filet des cascades s’exténue. Je laisse sous
moi les derniers champs de patates. Et tout-à-coup je suis entré dans un bois
pareil à celui qui sur le Parnasse sert aux assemblées des Muses! Des arbres à
thé élèvent autour de moi leurs sarments contournés et, si haut que la main
tendue ne peut y pénétrer, leur feuillage sombre et net. Retraite charmante!
ombrage bizarre et docte émaillé d’une floraison pérennelle! un parfum délié qui
semble, plutôt qu’émaner, survivre, flatte la narine en récréant l’esprit. Et je
découvre dans un creux la source. Comme le grain hors du furieux blutoir, l’eau
de dessous la terre éclate à saut et à bouillons. La corruption absorbe; ce qui
est pur seul, l’original et l’immédiat jaillit. Née de la rosée du ciel,
recueillie dans quelque profonde matrice, l’eau vierge de vive force s’ouvre
issue comme un cri. Heureux de qui une parole nouvelle jaillit avec violence!
que ma bouche soit pareille à celle de cette source toujours pleine, qui naît là
d’une naissance perpétuelle toute seule, insoucieuse de servir aux travaux des
hommes et de ces bas lieux où, nappe épandue, mélangée comme une salive à la
boue, elle nourrira la vaste moisson stagnante.