Amour.
-Il n’y a rien pour le dîner, ce soir. . . Ce matin, Tricotet n’avait pas encore
tué. . . Il devait tuer à midi. Je vais moi-même à la boucherie, comme je suis.
Quel ennui! Ah! pourquoi mange-t-on? Qu’allons-nous manger ce soir?
Ma mère est debout, découragée, devant la fenêtre. Elle porte sa « robe de
maison » en satinette à pois, sa broche d’argent qui représente deux anges
penchés sur un portrait d’enfant, ses lunettes au bout d’une chaîne et son
lorgnon au bout d’un cordonnet de soie noire, accroché à toutes les clés de
porte, rompu à toutes les poignées de tiroir et renoué vingt fois. Elle nous
regarde, tour à tour, sans espoir. Elle sait qu’aucun de nous ne lui donnera un
avis utile. Consulté, papa répondra:
-Des tomates crues avec beaucoup de poivre.
-Des choux rouges au vinaigre, eût dit Achille, l’aîné de mes frères, que sa
thèse de doctorat retient à Paris.
-Un grand bol de chocolat! postulera Léo, le second.
Et je réclamerai, en sautant en l’air parce que j’oublie souvent que j’ai quinze
ans passés:
-Des pommes de terre frites! Des pommes de terres frites! Et des noix avec du
fromage!
Mais il paraît que frites, chocolat, tomates et choux rouges ne « font pas un
dîner ». . .
-Pourquoi, maman?
-Ne pose donc pas de questions stupides. . .
Elle est toute à son souci. Elle a déjà empoigné le panier fermé, en rotin noir,
et s’en va, comme elle est. Elle garde son chapeau de jardin roussi par trois
étés, à grands bords, à petit fond cravaté d’une ruche marron, et son tablier de
jardinière, dont le bec busqué du sécateur a percé une poche. Des graines sèches
de nigelles, dans leur sachet de papier, font, au rythme de son pas, un bruit de
pluie et de soie égratignée au creux de l’autre poche. Coquette pour elle, je
lui crie:
-Maman! ôte ton tablier!
Elle tourne en marchant sa figure à bandeaux qui porte, chagrine, ses cinquante-
cinq ans, et trente lorsqu’elle est gaie.
-Pourquoi donc? Je ne vais que dans la rue de la Roche.
-Laisse donc ta mère tranquille, gronde mon père dans sa barbe. Où va-t-elle, au
fait?
-Chez Léonore, pour le dîner.
-Tu ne vas pas avec elle?
-Non. Je n’ai pas envie aujourd’hui.
Il y a des jours où la boucherie de Léonore, ses couteaux, sa hachette, ses
poumons de boeuf gonflés que le courant d’air irise et balance, roses comme la
pulpe du bégonia, me plaisent à l’égal d’une confiserie. Léonore y tranche pour
moi un ruban de lard salé qu’elle me tend, transparent, du bout de ses doigts
froids. Dans le jardin de la boucherie, Marie Tricotet, qui est pourtant née le
même jour que moi, s’amuse encore à percer d’une épingle des vessies de porc ou
de veau non vidées, qu’elle presse sous le pied « pour faire jet d’eau ». Le son
affreux de la peau qu’on arrache à la chair fraîche, la rondeur des rognons,
fruits bruns dans leur capitonnage immaculé de « panne » rosée, m’émeuvent d’une
répugnance compliquée, que je recherche et que je dissimule. Mais la graisse
fine qui demeure au creux du petit sabot fourchu, lorsque le feu fait éclater
les pieds du cochon mort, je la mange comme une friandise saine. . . N’importe.
Aujourd’hui, je n’ai guère envie de suivre maman.
Mon père n’insiste pas, se dresse agilement sur sa jambe unique, empoigne sa
béquille et sa canne et monte à la bibliothèque. Avant de monter, il plie
méticuleusement le journal le Temps, le cache sous le coussin de sa bergère,
enfouit dans une poche de son long paletot la Nature en robe d’azur. Son petit
oeil cosaque, étincelant sous un sourcil de chanvre gris, rafle sur les tables
toute provende imprimée, qui prendra le chemin de la bibliothèque et ne reverra
plus la lumière. . . Mais, bien dressés à cette chasse, nous ne lui avons rien
laissé. . .
-Tu n’as pas vu le Mercure de France?
-Non, papa.
-Ni la Revue Bleue?
-Non, papa.
Il darde sur ses enfants un oeil de tortionnaire.
-Je voudrais bien savoir qui, dans cette maison. . .
Il s’épanche en sombres et impersonnelles conjectures, émaillées de
démonstratifs venimeux. Sa maison est devenue cette maison, où règne ce
désordre, où ces enfants « de basse extraction » professent le mépris du papier
imprimé, encouragés d’ailleurs par cette femme. . .
-. . . Au fait, où est cette femme?
-Mais, papa, elle est chez Léonore!
-Encore!
-Elle vient de partir. . .
Il tire sa montre, la remonte comme s’il allait se coucher, agrippe, faute de
mieux, l’Office de Publicité d’avant-hier, et monte à la bibliothèque. Sa main
droite étreint fortement le barreau d’une béquille qui étaie l’aisselle droite
de mon père. L’autre main se sert seulement d’une canne. J’écoute s’éloigner,
ferme, égal, ce rythme de deux bâtons et d’un seul pied qui a bercé toute ma
jeunesse. Mais voilà qu’un malaise neuf me trouble aujourd’hui, parce que je
viens de remarquer, soudain, les veines saillantes et les rides sur les mains si
blanches de mon père, et combien cette frange de cheveux drus, sur sa nuque, a
perdu sa couleur depuis peu. . . C’est donc possible qu’il ait bientôt soixante
ans?. . .
Il fait frais et triste, sur le perron où j’attends le retour de ma mère. Son
petit pas élégant sonne enfin dans la rue de la Roche et je m’étonne de me
sentir si contente. . . Elle tourne le coin de la rue, elle descend vers moi.
L’Infâme-Patasson -le chien -la précède, et elle se hâte.
-Laisse-moi, chérie, si je ne donne pas l’épaule de mouton tout de suite à
Henriette pour la mettre au feu, nous mangerons de la semelle de bottes. . . Où
est ton père?
Je la suis, vaguement choquée, pour la première fois qu’elle s’inquiète de papa.
Puisqu’elle l’a quitté il y a une demi-heure et qu’il ne sort presque jamais. .
. Elle le sait bien, où est mon père. . . Ce qui pressait davantage, c’était de
me dire, par exemple: « Minet-Chéri, tu es pâlotte. . . Minet-Chéri, qu’est-ce
que tu as? »
Sans répondre, je la regarde jeter loin d’elle son chapeau de jardin, d’un geste
jeune qui découvre des cheveux gris et un visage au frais coloris, mais marqué
ici et là de plis ineffaçables. C’est donc possible -mais oui, je suis la
dernière née des quatre -c’est donc possible que ma mère ait bientôt cinquante-
quatre ans?. . . Je n’y pense jamais. Je voudrais l’oublier.
Le voici, celui qu’elle réclamait. Le voici hérissé, la barbe en bataille. Il a
guetté le claquement de la porte d’entrée, il est descendu de son aire. . .
-Te voilà? Tu y as mis le temps.
Elle se retourne, rapide comme une chatte:
-Le temps? C’est une plaisanterie, je n’ai fait qu’aller et revenir.
-Revenir d’où? de chez Léonore?
-Ah! non, il fallait aussi que je passe chez Corneau pour. . .
-Pour sa tête de crétin? et ses considérations sur la température?
-Tu m’ennuies! J’ai été aussi chercher de la feuille de cassis chez Cholet.
Le petit oeil cosaque jette un trait aigu:
-Ah! ah! chez Cholet!
Mon père rejette la tête en arrière, passe une main dans ses cheveux épais,
presque blancs:
-Ah! ah! chez Cholet! As-tu remarqué seulement que ses cheveux tombent, à
Cholet, et qu’on lui voit le caillou?
-Non, je n’ai pas remarqué.
-Tu n’as pas remarqué! mais non, tu n’as pas remarqué! Tu étais bien trop
occupée à faire la belle pour les godelureaux du mastroquet d’en face et les
deux fils Mabilat!
-Oh! c’est trop fort! Moi, moi, pour les deux fils Mabilat! Écoute, vraiment, je
ne conçois pas comment tu oses. . . Je t’affirme que je n’ai pas même tourné la
tête du côté de chez Mabilat! Et la preuve c’est que. . .
Ma mère croise avec feu, sur sa gorge que hausse un corset à goussets, ses
jolies mains, fanées par l’âge et le grand air. Rougissante entre ses bandeaux
qui grisonnent, soulevée d’une indignation qui fait trembler son menton détendu,
elle est plaisante, cette petite dame âgée, quand elle se défend, sans rire,
contre un jaloux sexagénaire. Il ne rit pas non plus, lui, qui l’accuse à
présent de « courir le guilledou ». Mais je ris encore, moi, de leurs querelles,
parce que je n’ai que quinze ans, et que je n’ai pas encore deviné, sous un
sourcil de vieillard, la férocité de l’amour, et sur des joues flétries de femme
la rougeur de l’adolescence.