Sur une absence.
Stances.
Beaux yeux, de qui les traits sont si forts et si doux,
Et de qui la splendeur n' eut jamais de seconde,
Lors que l' injuste ciel m' a separé de vous,
Que ne m' a-t' il aussi separé de ce monde ?
Si la possession d' un bien si precieux
Est l' unique thresor dont mon ame est ravie,
N' estoit-ce pas raison en vous perdant, beaux yeux,
Que je perdisse encor le thresor de la vie ?
Ô beaux yeux, puis-je croire à ces foibles discours,
Qu' un feu meurt éloigné du sujet qu' il enflâme ?
Puis que par un prodige, effroyable en nos jours,
Mon ame vit sans corps, et mon corps vit sans ame ?
C' est grand cas que le ciel, pour me persecuter,
Renverse incessamment l' ordre de la nature ;
Et ce que sa rigueur ne peut executer,
L' amour plus rigoureux, tente cette advanture.
Ainsi de quelque part que je tourne les yeux,
Maintenant vers le ciel, maintenant sur la terre,
Ou je ne voy plus rien, ou je voy qu' en tous lieux,
Si l' un m' est ennemy, l' autre me fait la guerre.
Adorable beauté, je proteste pourtant,
Puis qu' à vos dures loix mon ame s' est soumise,
Que pour ne perdre point le titre de constant,
Je garderay la foy que je vous ay promise.
Mais si le souvenir de ma ferme amitié,
Dont vous avez, Cloris, assez de tesmoignage,
Touche encor vostre coeur des traits de la pitié,
Pour finir mon tourment, finissez ce voyage.
Rendez à mon amour ce que vous luy devez,
En faveur des excés de ma peine soufferte ;
Vous aurez plus d' honneur, si vous me conservez,
Que le ciel, ny l' amour, n' ont de honte à ma perte.
Ainsi vostre beauté, qui cause mon tourment,
Des plus superbes coeurs soit tousjours adorée ;
Et s' il faut que mon mal dure eternellement,
Qu' elle soit comme luy d' eternelle durée.