PLUME DE POÉSIES
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 Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE I

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Inaya
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Inaya


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Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE I Empty
MessageSujet: Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE I   Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE I Icon_minitimeMar 26 Juin - 18:23


CHAPITRE I

Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l'université
de Gottingue. - L'intention de mon père, ministre de l'électeur de
**, était que je parcourusse les pays les plus remarquables de
l'Europe. Il voulait ensuite m'appeler auprès de lui, me faire
entrer dans le département dont la direction lui était confiée, et
me préparer à le remplacer un jour. J'avais obtenu, par un travail
assez opiniâtre, au milieu d'une vie très dissipée, des succès qui
m'avaient distingué de mes compagnons d'étude, et qui avaient
fait concevoir à mon père sur moi des espérances probablement
fort exagérées.

Ces espérances l'avaient rendu très indulgent pour beaucoup
de fautes que j'avais commises. Il ne m'avait jamais laissé souffrir
des suites de ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois
prévenu, mes demandes à cet égard.

Malheureusement sa conduite était plutôt noble et généreuse
que tendre. J'étais pénétré de tous ses droits à ma reconnaissance
et à mon respect. Mais aucune confiance n'avait existé jamais
entre nous. Il avait dans l'esprit je ne sais quoi d'ironique qui
convenait mal à mon caractère. Je ne demandais alors qu'à me
livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l'âme
hors de la sphère commune, et lui inspirent le dédain de tous les
objets qui l'environnent. Je trouvais dans mon père, non pas un
censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait
d'abord de pitié, et qui finissait bientôt la conversation avec
impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit
premières années, d'avoir eu jamais un entretien d'une heure
avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils,
raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence
l'un de l'autre qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je
ne pouvais m'expliquer, et qui réagissait sur moi d'une manière
pénible. Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette
souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus
avancé, qui refoule sur notre coeur les impressions les plus
profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche
tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous
exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins
amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments
mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire
connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon père
était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de
moi quelques témoignages d'affection que sa froideur apparente
semblait m'interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes et
se plaignait à d'autres de ce que je ne l'aimais pas.

Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon
caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j'étais
plus jeune, je m'accoutumai à renfermer en moi-même tout ce
que j'éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter
que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l'intérêt,
l'assistance et jusqu'à la seule présence des autres comme une
gêne et comme un obstacle. Je contractai l'habitude de ne jamais
parler de ce qui m'occupait, de ne me soumettre à la conversation
que comme à une nécessité importune et de l'animer alors par
une plaisanterie perpétuelle qui me la rendait moins fatigante, et
qui m'aidait à cacher mes véritables pensées. De là une certaine
absence d'abandon qu'aujourd'hui encore mes amis me
reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j'ai
toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir
ardent d'indépendance, une grande impatience des liens dont
j'étais environné, une terreur invincible d'en former de nouveaux.
Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est même à
présent l'effet de cette disposition d'âme que, dans les
circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre
deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement
naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n'avais point
cependant la profondeur d'égoïsme qu'un tel caractère paraît
annoncer : tout en ne m'intéressant qu'à moi, je m'intéressais
faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon coeur un
besoin de sensibilité dont je ne m'apercevais pas, mais qui, ne
trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de
tous les objets qui tour à tour attiraient ma curiosité. Cette
indifférence sur tout s'était encore fortifiée par l'idée de la mort,
idée qui m'avait frappé très jeune, et sur laquelle je n'ai jamais
conçu que les hommes s'étourdissent si facilement. J'avais à l'âge
de dix-sept ans vu mourir une femme âgée, dont l'esprit, d'une
tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le
mien. Cette femme, comme tant d'autres, s'était, à l'entrée de sa
carrière, lancée vers le monde, qu'elle ne connaissait pas, avec le
sentiment d'une grande force d'âme et de facultés vraiment
puissantes. Comme tant d'autres aussi, faute de s'être pliée à des
convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses
espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir ; et la
vieillesse enfin l'avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans
un château voisin d'une de nos terres, mécontente et retirée,
n'ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son
esprit. Pendant près d'un an, dans nos conversations
inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et
la mort toujours pour terme de tout ; et après avoir tant causé de
la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux.

Cet événement m'avait rempli d'un sentiment d'incertitude
sur la destinée, et d'une rêverie vague qui ne m'abandonnait pas.
Je lisais de préférence dans les poètes ce qui rappelait la brièveté
de la vie humaine. Je trouvais qu'aucun but ne valait la peine
d'aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit
affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées
sur moi. Serait-ce parce qu'il y a dans l'espérance quelque chose
de douteux, et que, lorsqu'elle se retire de la carrière de l'homme,
cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif ?
Serait-ce que la vie semble d'autant plus réelle que toutes les
illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine
mieux dans l'horizon lorsque les nuages se dissipent ?

Je me rendis, en quittant Gottingue, dans la petite ville de
D**. Cette ville était la résidence d'un prince qui, comme la
plupart de ceux de l'Allemagne, gouvernait avec douceur un pays
de peu d'étendue, protégeait les hommes éclairés qui venaient s'y
fixer, laissait à toutes les opinions une liberté parfaite, mais qui,
borné par l'ancien usage à la société de ses courtisans, ne
rassemblait par là même autour de lui que des hommes en grande
partie insignifiants ou médiocres. Je fus accueilli dans cette cour
avec la curiosité qu'inspire naturellement tout étranger qui vient
rompre le cercle de la monotonie et de l'étiquette. Pendant
quelques mois je ne remarquai rien qui put captiver mon
attention. J'étais reconnaissant de l'obligeance qu'on me
témoignait ; mais tantôt ma timidité m'empêchait d'en profiter,
tantôt la fatigue d'une agitation sans but me faisait préférer la
solitude aux plaisirs insipides que l'on m'invitait à partager. Je
n'avais de haine contre personne, mais peu de gens m'inspiraient
de l'intérêt ; or les hommes se blessent de l'indifférence, ils
l'attribuent à la malveillance ou à l'affectation ; ils ne veulent pas
croire qu'on s'ennuie avec eux, naturellement. Quelquefois je
cherchais a contraindre mon ennui ; je me réfugiais dans une
taciturnité profonde : on prenait cette taciturnité pour du dédain.
D'autres fois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller
à quelques plaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement,
m'entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous
les ridicules que j'avais observés durant un mois. Les confidents
de mes épanchements subits et involontaires ne m'en savaient
aucun gré et avaient raison ; car c'était le besoin de parler qui me
saisissait, et non la confiance. J'avais contracté dans mes
conversations avec la femme qui la première avait développé mes
idées une insurmontable aversion pour toutes les maximes
communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc
que j'entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des
principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de
convenances ou de religion, choses qu'elle met assez volontiers
sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire, non que
j'eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j'étais
impatiente d'une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel
instinct m'avertissait, d'ailleurs, de me défier de ces axiomes
généraux si exempts de toute restriction, si purs de toute nuance.
Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible,
pour qu'elle se mêle le moins possible avec leurs actions et les
laisse libres dans tous les détails.

Je me donnai bientôt, par cette conduite une grande
réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. Mes paroles
amères furent considérées comme des preuves d'une âme
haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce
qu'il y avait de plus respectable. Ceux dont j'avais eu le tort de me
moquer trouvaient commode de faire cause commune avec les
principes qu'ils m'accusaient de révoquer en doute : parce que
sans le vouloir je les avais fait rire aux dépens les uns des autres,
tous se réunirent contre moi. On eût dit qu'en faisant remarquer
leurs ridicules, je trahissais une confidence qu'ils m'avaient faite.
On eût dit qu'en se montrant à mes yeux tels qu'ils étaient, ils
avaient obtenu de ma part la promesse du silence : je n'avais
point la conscience d'avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils
avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière : j'en trouvais
à les observer et à les décrire ; et ce qu'ils appelaient une perfidie
me paraissait un dédommagement tout innocent et très légitime.

Je ne veux point ici me justifier : j'ai renoncé depuis
longtemps à cet usage frivole et facile d'un esprit sans
expérience ; je veux simplement dire, et cela pour d'autres que
pour moi qui suis maintenant à l'abri du monde, qu'il faut du
temps pour s'accoutumer à l'espèce humaine, telle que l'intérêt,
l'affectation, la vanité, la peur nous l'ont faite. L'étonnement de la
première jeunesse, à l'aspect d'une société si factice et si
travaillée, annonce plutôt un coeur naturel qu'un esprit méchant.
Cette société d'ailleurs n'a rien à en craindre. Elle pèse tellement
sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu'elle ne
tarde pas a nous façonner d'après le moule universel. Nous ne
sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et
nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l'on
finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la
foule, tandis qu'en y entrant on n'y respirait qu'avec effort.

Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils
renferment en eux-mêmes leur dissentiment secret ; ils
aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices : ils
n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie,
et que le mépris est silencieux.

Il s'établit donc, dans le petit public qui m'environnait, une
inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune
action condamnable ; on ne pouvait même m'en contester
quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du
dévouement ; mais on disait que j'étais un homme immoral, un
homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour
insinuer les faits qu'on ignore, et laisser deviner ce qu'on ne sait
pas.


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