CHAPITRE VI
Quand nous fûmes arrivés sur les frontières, j'écrivis à mon
père. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fond
d'amertume. Je lui savais mauvais gré d'avoir resserré mes liens
en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je ne quitterais
Ellénore que lorsque, convenablement fixée, elle n'aurait plus
besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en s'acharnant
sur elle, à lui rester toujours attaché. J'attendis sa réponse pour
prendre une détermination sur notre établissement. « Vous avez
vingt-quatre ans, me répondit-il : je n'exercerai pas contre vous
une autorité qui touche à son terme, et dont je n'ai jamais fait
usage ; je cacherai même, autant que je le pourrai, votre étrange
démarche ; je répandrai le bruit que vous êtes parti par mes
ordres et pour mes affaires. Je subviendrai libéralement à vos
dépenses. Vous sentirez vous-même bientôt que la vie que vous
menez n'est pas celle qui vous convenait. Votre naissance, vos
talents, votre fortune, vous assignaient dans le monde une autre
place que celle de compagnon d'une femme sans patrie et sans
aveu. Votre lettre me prouve déjà que vous n'êtes pas content de
vous. Songez que l'on ne gagne rien à prolonger une situation
dont on rougit. Vous consumez inutilement les plus belles années
de votre jeunesse, et cette perte est irréparable. »
La lettre de mon père me perça de mille coups de poignard.
Je m'étais dit cent fois ce qu'il me disait : j'avais eu cent fois honte
de ma vie s'écoulant dans l'obscurité et dans l'inaction. J'aurais
mieux aimé des reproches, des menaces ; j'aurais mis quelque
gloire à résister, et j'aurais senti la nécessité de rassembler mes
forces pour défendre Ellénore des périls qui l'auraient assaillie.
Mais il n'y avait point de périls ; on me laissait parfaitement
libre ; et cette liberté ne me servait qu'à porter plus
impatiemment le joug que j'avais l'air de choisir.
Nous nous fixâmes à Caden, petite ville de la Bohême. Je me
répétai que, puisque j'avais pris la responsabilité du sort
d'Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me
contraindre ; je renfermai dans mon sein jusqu'aux moindres
signes de mécontentement, et toutes les ressources de mon esprit
furent employées à me créer une gaieté factice qui pût voiler ma
profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré.
Nous sommes des créatures tellement mobiles, que, les
sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver.
Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes
plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie ; et
les assurances de tendresse dont j'entretenais Ellénore
répandaient dans mon coeur une émotion douce qui ressemblait
presque à l'amour.
De temps en temps des souvenirs importuns venaient
m'assiéger. Je me livrais, quand j'étais seul, à des accès
d'inquiétude ; je formais mille plans bizarres pour m'élancer tout
à coup hors de la sphère dans laquelle j'étais déplacé. Mais je
repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore
paraissait heureuse ; pouvais-je troubler son bonheur ? Près de
cinq mois se passèrent de la sorte.
Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une
idée qui l'occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit
promettre que je ne combattrais point la résolution qu'elle avait
prise, et m'avoua que M. de P** lui avait écrit : son procès était
gagné ; il se rappelait avec reconnaissance les services qu'elle lui
avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié
de sa fortune, non pour se réunir avec elle, ce qui n'était plus
possible, mais à condition qu'elle quitterait l'homme ingrat et
perfide qui les avait séparés. « J'ai répondu, me dit-elle, et vous
devinez bien que j'ai refusé ». Je ne le devinais que trop. J'étais
touché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisait
Ellénore. Je n'osai toutefois lui rien objecter : mes tentatives en ce
sens avaient toujours été tellement infructueuses ! Je m'éloignai
pour réfléchir au parti que j'avais à prendre. Il m'était clair que
nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour moi, ils
lui devenaient nuisibles ; j'étais le seul obstacle à ce qu'elle
retrouvât un état convenable et la considération, qui, dans le
monde, suit tôt ou tard l'opulence ; j'étais la seule barrière entre
elle et ses enfants : je n'avais plus d'excuse à mes propres yeux.
Lui céder dans cette circonstance n'était plus de la générosité,
mais une coupable faiblesse. J'avais promis à mon père de
redevenir libre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à
Ellénore. Il était temps enfin d'entrer dans une carrière, de
commencer une vie active, d'acquérir quelques titres à l'estime
des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je
retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein
de la forcer à ne pas rejeter les offres du comte de P** et pour lui
déclarer, s'il le fallait, que je n'avais plus d'amour pour elle.
« Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa
destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société
sont plus fortes que les volontés des hommes ; les sentiments les
plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En
vain l'on s'obstine à ne consulter que son coeur ; on est condamné
tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus
longtemps dans une position également indigne de vous et de
moi ; je ne le puis ni pour vous ni pour moi-même ». A mesure
que je parlais sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir
plus vagues et ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir mes
forces, et je continuai d'une voix précipitée : « Je serai toujours
votre ami ; j'aurai toujours pour vous l'affection la plus profonde.
Les deux années de notre liaison ne s'effaceront pas de ma
mémoire ; elles seront à jamais l'époque la plus belle de ma vie.
Mais l'amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet
oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l'ai
plus ». J'attendis longtemps sa réponse sans lever les yeux sur
elle. Lorsque enfin je la regardai, elle était immobile ; elle
contemplait tous les objets comme si elle n'en eût reconnu
aucun ; je pris sa main : je la trouvai froide. Elle me repoussa.
« Que me voulez-vous ? me dit-elle ; ne suis-je pas seule, seule
dans l'univers, seule sans un être qui m'entende ? Qu'avez-vous
encore à me dire ? ne m'avez-vous pas tout dit ? Tout n'est-il pas
fini, fini sans retour ? Laissez-moi, quittez-moi ; n'est-ce pas là ce
que vous désirez ? » Elle voulut s'éloigner, elle chancela ; j'essayai
de la retenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds ; je la
relevai, je l'embrassai, je rappelai ses sens. « Ellénore, m'écriai-je,
revenez à vous, revenez à moi ; je vous aime d'amour, de l'amour
le plus tendre, je vous avais trompée pour que vous fussiez plus
libre dans votre choix ». Crédulités du coeur, vous êtes
inexplicables ! Ces simples paroles, démenties par tant de paroles
précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à la confiance ; elle me
les fit répéter plusieurs fois : elle semblait respirer avec avidité.
Elle me crut : elle s'enivra de son amour, qu'elle prenait pour le
nôtre ; elle confirma sa réponse au comte de P**, et je me vis plus
engagé que jamais.
Trois mois après, une nouvelle possibilité de changement
s'annonça dans la situation d'Ellénore. Une de ces vicissitudes
communes dans les républiques que des factions agitent rappela
son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens. Quoiqu'il ne
connût qu'à peine sa fille, que sa mère avait emmenée en France à
l'âge de trois ans, il désira la fixer auprès de lui. Le bruit des
aventures d'Ellénore ne lui était parvenu que vaguement en
Russie, où, pendant son exil, il avait toujours habité. Ellénore
était son enfant unique : il avait peur de l'isolement, il voulait être
soigné : il ne chercha qu'à découvrir la demeure de sa fille, et, dès
qu'il l'eut apprise, il l'invita vivement à venir le joindre. Elle ne
pouvait avoir d'attachement réel pour un père qu'elle ne se
souvenait pas d'avoir vu. Elle sentait néanmoins qu'il était de son
devoir d'obéir ; elle assurait de la sorte à ses enfants une grande
fortune, et remontait elle-même au rang que lui avaient ravi ses
malheurs et sa conduite ; mais elle me déclara positivement
qu'elle n'irait en Pologne que si je l'accompagnais. « Je ne suis
plus, me dit-elle, dans l'âge où l'âme s'ouvre à des impressions
nouvelles. Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici,
d'autres l'entoureront avec empressement ; il en sera tout aussi
heureux. Mes enfants auront la fortune de M. de P**. Je sais bien
que je serai généralement blâmée ; je passerai pour une fille
ingrate et pour une mère peu sensible : mais j'ai trop souffert ; je
ne suis plus assez jeune pour que l'opinion du monde ait une
grande puissance sur moi. S'il y a dans ma résolution quelque
chose de dur, c'est à vous, Adolphe, que vous devez vous en
prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, je consentirais
peut-être à une absence, dont l'amertume serait diminuée par la
perspective d'une réunion douce et durable ; mais vous ne
demanderiez pas mieux que de me supposer à deux cents lieues
de vous, contente et tranquille, au sein de ma famille et de
l'opulence. Vous m'écririez là-dessus des lettres raisonnables que
je vois d'avance ; elles déchireraient mon coeur ; je ne veux pas
m'y exposer. Je n'ai pas la consolation de me dire que, par le
sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirer le
sentiment que je méritais ; mais enfin vous l'avez accepté, ce
sacrifice. Je souffre déjà suffisamment par l'aridité de vos
manières et la sécheresse de nos rapports ; je subis ces
souffrances que vous m'infligez ; je ne veux pas en braver de
volontaires. »
Il y avait dans la voix et dans le ton d'Ellénore je ne sais quoi
d'âpre et de violent qui annonçait plutôt une détermination ferme
qu'une émotion profonde ou touchante. Depuis quelque temps
elle s'irritait d'avance lorsqu'elle me demandait quelque chose,
comme si je le lui avais déjà refusé. Elle disposait de mes actions,
mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait
voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée pour y
briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. Je lui
parlai de ma situation, du voeu de mon père, de mon propre
désir ; je priai, je m'emportai. Ellénore fut inébranlable. Je voulus
réveiller sa générosité, comme si l'amour n'était pas de tous les
sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu'il est blessé,
le moins généreux. Je tâchai par un effort bizarre de l'attendrir
sur le malheur que j'éprouvais en restant près d'elle ; je ne
parvins qu'à l'exaspérer. Je lui promis d'aller la voir en Pologne ;
mais elle ne vit dans mes promesses, sans épanchement et sans
abandon, que l'impatience de la quitter.
La première année de notre séjour à Caden avait atteint son
terme, sans que rien changeât dans notre situation. Quand
Ellénore me trouvait sombre ou abattu, elle s'affligeait d'abord, se
blessait ensuite, et m'arrachait par ses reproches l'aveu de la
fatigue que j'aurais voulu déguiser. De mon côté, quand Ellénore
paraissait contente, je m'irritais de la voir jouir d'une situation
qui me coûtait mon bonheur, et je la troublais dans cette courte
jouissance par des insinuations qui l'éclairaient sur ce que
j'éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions donc tour à
tour par des phrases indirectes, pour reculer ensuite dans des
protestations générales et de vagues justifications, et pour
regagner le silence. Car nous savions si bien mutuellement tout ce
que nous allions nous dire que nous nous taisions pour ne pas
l'entendre. Quelquefois l'un de nous était prêt à céder, mais nous
manquions le moment favorable pour nous rapprocher. Nos
coeurs défiants et blessés ne se rencontraient plus.
Je me demandais souvent pourquoi je restais dans un état si
pénible : je me répondais que, si je m'éloignais d'Ellénore, elle me
suivrait, et que j'aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me dis
enfin qu'il fallait la satisfaire une dernière fois, et qu'elle ne
pourrait plus rien exiger quand je l'aurais replacée au milieu de sa
famille. J'allais lui proposer de la suivre en Pologne, quand elle
reçut la nouvelle que son père était mort subitement. Il l'avait
instituée son unique héritière, mais son testament était contredit
par des lettres postérieures que des parents éloignés menaçaient
de faire valoir. Ellénore, malgré le peu de relations qui
subsistaient entre elle et son père, fut douloureusement affectée
de cette mort : elle se reprocha de l'avoir abandonné. Bientôt elle
m'accusa de sa faute. « Vous m'avez fait manquer, me dit-elle, à
un devoir sacré. Maintenant, il ne s'agit que de ma fortune : je
vous l'immolerai plus facilement encore. Mais, certes, je n'irai pas
seule dans un pays où je n'ai que des ennemis à rencontrer. - Je
n'ai voulu, lui répondis-je, vous faire manquer à aucun devoir ;
j'aurais désiré, je l'avoue, que vous daignassiez réfléchir que, moi
aussi, je trouvais pénible de manquer aux miens ; je n'ai pu
obtenir de vous cette justice. Je me rends, Ellénore : votre intérêt
l'emporte sur tout autre considération. Nous partirons ensemble
quand vous le voudrez. »
Nous nous mîmes effectivement en route. Les distractions du
voyage, la nouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur
nous-mêmes ramenaient de temps en temps entre nous quelques
restes d'intimité. La longue habitude que nous avions l'un de
l'autre, les circonstances variées que nous avions parcourues
ensemble avaient attaché à chaque parole, presque à chaque
geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coup dans le
passé, et nous remplissaient d'un attendrissement involontaire,
comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions,
pour ainsi dire, d'une espèce de mémoire du coeur, assez
puissante pour que l'idée de nous séparer nous fût douloureuse,
trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Je
me livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contrainte
habituelle. J'aurais voulu donner à Ellénore des témoignages de
tendresse qui la contentassent ; je reprenais quelquefois avec elle
le langage de l'amour ; mais ces émotions et ce langage
ressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées qui, par un reste
de végétation funèbre, croissent languissamment sur les branches
d'un arbre déraciné.