PLUME DE POÉSIES
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

PLUME DE POÉSIES

Forum de poésies et de partage. Poèmes et citations par noms,Thèmes et pays. Écrivez vos Poésies et nouvelles ici. Les amoureux de la poésie sont les bienvenus.
 
AccueilPORTAILS'enregistrerDernières imagesConnexion
 

 Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IX

Aller en bas 
AuteurMessage
Inaya
Plume d'Eau
Inaya


Féminin
Rat
Nombre de messages : 50031
Age : 63
Date d'inscription : 05/11/2010

Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IX Empty
MessageSujet: Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IX   Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IX Icon_minitimeMar 26 Juin - 18:30

CHAPITRE IX

Je n'étais pas retourné chez le baron de T** depuis ma
dernière visite. Un matin je reçus de lui le billet suivant :

« Les conseils que je vous avais donnés ne méritaient pas une
si longue absence. Quelque parti que vous preniez sur ce qui vous
regarde, vous n'en êtes pas moins le fils de mon ami le plus cher,
je n'en jouirai pas moins avec plaisir de votre société, et j'en aurai
beaucoup à vous introduire dans un cercle dont j'ose vous
promettre qu'il vous sera agréable de faire partie. Permettez-moi
d'ajouter que, plus votre genre de vie, que je ne veux point
désapprouver, a quelque chose de singulier, plus il vous importe
de dissiper des préventions mal fondées, sans doute, en vous
montrant dans le monde. »

Je fus reconnaissant de la bienveillance qu'un homme âgé me
témoignait. Je me rendis chez lui ; il ne fut point question
d'Ellénore. Le baron me retint à dîner : il n'y avait, ce jour-là, que
quelques hommes assez spirituels et assez aimables. Je fus
d'abord embarrassé, mais je fis effort sur moi-même ; je me
ranimai, je parlai ; je déployai le plus qu'il me fut possible de
l'esprit et des connaissances. Je m'aperçus que je réussissais à
captiver l'approbation. Je retrouvai dans ce genre de succès une
jouissance d'amour-propre dont j'avais été prive dès longtemps ;
cette jouissance me rendit la société du baron de T** plus
agréable.

Mes visites chez lui se multiplièrent. Il me chargea de
quelques travaux relatifs à sa mission, et qu'il croyait pouvoir me
confier sans inconvénient. Ellénore fut d'abord surprise de cette
révolution dans ma vie ; mais je lui parlai de l'amitié du baron
pour mon père, et du plaisir que je goûtais à consoler ce dernier
de mon absence, en ayant l'air de m'occuper utilement. La pauvre
Ellénore, je l'écris dans ce moment avec un sentiment de
remords, éprouva plus de joie de ce que je paraissais plus
tranquille, et se résigna, sans trop se plaindre, à passer souvent la
plus grande partie de la journée séparée de moi. Le baron, de son
côté, lorsqu'un peu de confiance se fut établie entre nous, me
reparla d'Ellénore. Mon intention positive était toujours d'en dire
du bien, mais, sans m'en apercevoir, je m'exprimais sur elle d'un
ton plus leste et plus dégagé : tantôt j'indiquais, par des maximes
générales, que je reconnaissais la nécessité de m'en détacher ;
tantôt la plaisanterie venait à mon secours ; je parlais en riant des
femmes et de la difficulté de rompre avec elles. Ces discours
amusaient un vieux ministre dont l'âme était usée, et qui se
rappelait vaguement que, dans sa jeunesse, il avait aussi été
tourmenté par des intrigues d'amour. De la sorte, par cela seul
que j'avais un sentiment caché, je trompais plus ou moins tout le
monde : je trompais Ellénore, car je savais que le baron voulait
m'éloigner d'elle, et je le lui taisais ; je trompais M. de T**, car je
lui laissais espérer que j'étais prêt à briser mes liens. Cette
duplicité était fort éloignée de mon caractère naturel ; mais
l'homme se déprave dès qu'il a dans le coeur une seule pensée
qu'il est constamment forcé de dissimuler.

Jusqu'alors je n'avais fait connaissance chez le baron de T**,
qu'avec les hommes qui composaient sa société particulière. Un
jour il me proposa de rester à une grande fête qu'il donnait pour
la naissance de son maître. « Vous y rencontrerez, me dit-il, les
plus jolies femmes de Pologne : vous n'y trouverez pas, il est vrai,
celle que vous aimez ; j'en suis fâché, mais il y a des femmes que
l'on ne voit que chez elles ». Je fus péniblement affecté de cette
phrase ; je gardai le silence, mais je me reprochais intérieurement
de ne pas défendre Ellénore, qui, si l'on m'eût attaqué en sa
présence, m'aurait si vivement défendu.

L'assemblée était nombreuse ; on m'examinait avec attention.
J'entendais répéter tout bas, autour de moi, le nom de mon père,
celui d'Ellénore, celui du comte de P**. On se taisait à mon
approche ; on recommençait quand je m'éloignais. Il m'était
démontré que l'on se racontait mon histoire, et chacun, sans
doute, la racontait à sa manière ; ma situation était
insupportable ; mon front était couvert d'une sueur froide. Tour à
tour je rougissais et je pâlissais.

Le baron s'aperçut de mon embarras. Il vint à moi, redoubla
d'attentions et de prévenances, chercha toutes les occasions de
me donner des éloges, et l'ascendant de sa considération força
bientôt les autres à me témoigner les mêmes égards.

Lorsque tout le monde se fut retiré : « Je voudrais, me dit
M. de T**, vous parler encore une fois à coeur ouvert. Pourquoi
voulez-vous rester dans une situation dont vous souffrez ? À qui
faites-vous du bien ? Croyez-vous que l'on ne sache pas ce qui se
passe entre vous et Ellénore ? Tout le monde est informé de votre
aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites
du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par
votre dureté ; car, pour comble d'inconséquence, vous ne la
rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux. »

J'étais encore froissé de la douleur que j'avais éprouvée. Le
baron me montra plusieurs lettres de mon père. Elles
annonçaient une affliction bien plus vive que je ne l'avais
supposée. Je fus ébranlé. L'idée que je prolongeais les agitations
d'Ellénore vint ajouter à mon irrésolution. Enfin, comme si tout
s'était réuni contre elle, tandis que j'hésitais, elle-même, par sa
véhémence, acheva de me décider. J'avais été absent tout le jour ;
le baron m'avait retenu chez lui après l'assemblée ; la nuit
s'avançait. On me remit, de la part d'Ellénore, une lettre en
présence du baron de T**. Je vis dans les yeux de ce dernier une
sorte de pitié de ma servitude. La lettre d'Ellénore était pleine
d'amertume. « Quoi ! me dis-je, je ne puis passer un jour libre ! Je
ne puis respirer une heure en paix ! Elle me poursuit partout,
comme un esclave qu'on doit ramener à ses pieds » ; et, d'autant
plus violent que je me sentais plus faible : « Oui, m'écriai-je, je le
prends, l'engagement de rompre avec Ellénore, j'oserai le lui
déclarer moi-même, vous pouvez d'avance en instruire mon
père. »

En disant ces mots, je m'élançai loin du baron. J'étais
oppressé des paroles que je venais de prononcer, et je ne croyais
qu'à peine à la promesse que j'avais donnée.

Ellénore m'attendait avec impatience. Par un hasard étrange,
on lui avait parlé, pendant mon absence, pour la première fois,
des efforts du baron de T** pour me détacher d'elle. On lui avait
rapporté les discours que j'avais tenus, les plaisanteries que
j'avais faites. Ses soupçons étant éveillés, elle avait rassemblé
dans son esprit plusieurs circonstances qui lui paraissaient les
confirmer. Ma liaison subite avec un homme que je ne voyais
jamais autrefois, l'intimité qui existait entre cet homme et mon
père, lui semblaient des preuves irréfragables. Son inquiétude
avait fait tant de progrès en peu d'heures que je la trouvai
pleinement convaincue de ce qu'elle nommait ma perfidie.

J'étais arrivé auprès d'elle, décidé à tout lui dire. Accusé par
elle, le croira-t-on ? je ne m'occupai qu'à tout éluder. Je niai
même, oui, je niai ce jour-là ce que j'étais déterminé à lui déclarer
le lendemain.

Il était tard ; je la quittai ; je me hâtai de me coucher pour
terminer cette longue journée ; et quand je fus bien sûr qu'elle
était finie, je me sentis, pour le moment, délivré d'un poids
énorme.

Je ne me levai le lendemain que vers le milieu du jour,
comme si, en retardant le commencement de notre entrevue,
j'avais retardé l'instant fatal.

Ellénore s'était rassurée pendant la nuit, et par ses propres
réflexions et par mes discours de la veille. Elle me parla de ses
affaires avec un air de confiance qui n'annonçait que trop qu'elle
regardait nos existences comme indissolublement unies. Où
trouver des paroles qui la repoussassent dans l'isolement ?

Le temps s'écoulait avec une rapidité effrayante. Chaque
minute ajoutait à la nécessité d'une explication. Des trois jours
que j'avais fixés, déjà le second était près de disparaître ;
M. de T** m'attendait au plus tard le surlendemain. Sa lettre pour
mon père était partie et j'allais manquer à ma promesse sans
avoir fait pour l'exécuter la moindre tentative. Je sortais, je
rentrais, je prenais la main d'Ellénore, je commençais une phrase
que j'interrompais aussitôt, je regardais la marche du soleil qui
s'inclinait vers l'horizon. La nuit revint, j'ajournai de nouveau. Un
jour me restait : c'était assez d'une heure.

Ce jour se passa comme le précédent. J'écrivis à M. de T**
pour lui demander du temps encore : et, comme il est naturel aux
caractères faibles de le faire, j'entassai dans ma lettre mille
raisonnements pour justifier mon retard, pour démontrer qu'il ne
changeait rien à la résolution que j'avais prise, et que, dès
l'instant même, on pouvait regarder mes liens avec Ellénore
comme brisés pour jamais.

CHAPITRE X

Je passai les jours suivants plus tranquille. J'avais rejeté dans
le vague la nécessité d'agir ; elle ne me poursuivait plus comme
un spectre ; je croyais avoir tout le temps de préparer Ellénore. Je
voulais être plus doux, plus tendre avec elle, pour conserver au
moins des souvenirs d'amitié. Mon trouble était tout différent de
celui que j'avais connu jusqu'alors. J'avais imploré le ciel pour
qu'il élevât soudain entre Ellénore et moi un obstacle que je ne
pusse franchir. Cet obstacle s'était élevé. Je fixais mes regards sur
Ellénore comme sur un être que j'allais perdre. L'exigence, qui
m'avait paru tant de fois insupportable, ne m'effrayait plus ; je
m'en sentais affranchi d'avance. J'étais plus libre en lui cédant
encore, et je n'éprouvais plus cette révolte intérieure qui jadis me
portait sans cesse à tout déchirer. Il n'y avait plus en moi
d'impatience : il y avait, au contraire, un désir secret de retarder
le moment funeste.

Ellénore s'aperçut de cette disposition plus affectueuse et plus
sensible : elle-même devint moins amère. Je recherchais des
entretiens que j'avais évités ; je jouissais de ses expressions
d'amour, naguère importunes, précieuses maintenant, comme
pouvant chaque fois être les dernières.

Un soir, nous nous étions quittés après une conversation plus
douce que de coutume. Le secret que je renfermais dans mon sein
me rendait triste, mais ma tristesse n'avait rien de violent.
L'incertitude sur l'époque de la séparation que j'avais voulue me
servait à en écarter l'idée. La nuit j'entendis dans le château un
bruit inusité. Ce bruit cessa bientôt, et je n'y attachai point
d'importance. Le matin cependant, l'idée m'en revint ; j'en voulus
savoir la cause, et je dirigeai mes pas vers la chambre d'Ellénore.
Quel fut mon étonnement, lorsqu'on me dit que depuis douze
heures elle avait une fièvre ardente, qu'un médecin que ses gens
avaient fait appeler déclarait sa vie en danger, et qu'elle avait
défendu impérieusement que l'on m'avertît ou qu'on me laissât
pénétrer jusqu'à elle !

Je voulus insister. Le médecin sortit lui-même pour me
représenter la nécessité de ne lui causer aucune émotion. Il
attribuait sa défense, dont il ignorait le motif, au désir de ne pas
me causer d'alarmes. J'interrogeai les gens d'Ellénore avec
angoisse sur ce qui avait pu la plonger d'une manière si subite
dans un état si dangereux. La veille, après m'avoir quitté, elle
avait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme à
cheval ; l'ayant ouverte et parcourue, elle s'était évanouie ;
revenue à elle, elle s'était jetée sur son lit sans prononcer une
parole. L'une de ses femmes, inquiète de l'agitation qu'elle
remarquait en elle, était restée dans sa chambre à son insu ; vers
le milieu de la nuit, cette femme l'avait vue saisie d'un
tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle était couchée : elle
avait voulu m'appeler. Ellénore s'y était opposée avec une espèce
de terreur tellement violente qu'on n'avait osé lui désobéir. On
avait envoyé chercher un médecin ; Ellénore avait refusé, refusait
encore de lui répondre ; elle avait passé la nuit, prononçant des
mots entrecoupés qu'on n'avait pu comprendre, et appuyant
souvent son mouchoir sur sa bouche, comme pour s'empêcher de
parler.

Tandis qu'on me donnait ces détails, une autre femme, qui
était restée près d'Ellénore, accourut tout effrayée. Ellénore
paraissait avoir perdu l'usage de ses sens. Elle ne distinguait rien
de ce qui l'entourait. Elle poussait quelquefois des cris, elle
répétait mon nom ; puis, épouvantée, elle faisait signe de la main,
comme pour que l'on éloignât d'elle quelque objet qui lui était
odieux.

J'entrai dans sa chambre. Je vis au pied de son lit deux
lettres. L'une était la mienne au baron de T**, l'autre était de lui-
même à Ellénore. Je ne conçus que trop alors le mot de cette
affreuse énigme. Tous mes efforts pour obtenir le temps que je
voulais consacrer encore aux derniers adieux s'étaient tournés de
la sorte contre l'infortunée que j'aspirais à ménager. Ellénore
avait lu, tracées de ma main, mes promesses de l'abandonner,
promesses qui n'avaient été dictées que par le désir de rester plus
longtemps près d'elle, et que la vivacité de ce désir même m'avait
porte à répéter, à développer de mille manières. L'oeil indifférent
de M. de T** avait facilement démêlé dans ces protestations
réitérées à chaque ligne l'irrésolution que je déguisais et les ruses
de ma propre incertitude ; mais le cruel avait trop bien calculé
qu'Ellénore y verrait un arrêt irrévocable. Je m'approchai d'elle :
elle me regarda sans me reconnaître. Je lui parlai : elle tressaillit.
« Quel est ce bruit ? s'écria-t-elle ; c'est la voix qui m'a fait du
mal ». Le médecin remarqua que ma présence ajoutait à son
délire, et me conjura de m'éloigner. Comment peindre ce que
j'éprouvai pendant trois longues heures ? Le médecin sortit enfin.
Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il ne
désespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre était calmée.

Ellénore dormit longtemps. Instruit de son réveil, je lui
écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle me fit dire
d'entrer. Je voulus parler ; elle m'interrompit. « Que je n'entende
de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus, je ne
m'oppose à rien ; mais que cette voix que j'ai tant aimée, que cette
voix qui retentissait au fond de mon coeur n'y pénètre pas pour le
déchirer. Adolphe, Adolphe, j'ai été violente, j'ai pu vous
offenser ; mais vous ne savez pas ce que j'ai souffert. Dieu veuille
que jamais vous ne le sachiez ! »

Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma
main ; il était brûlant ; une contraction terrible défigurait ses
traits. « Au nom du ciel, m'écriai-je, chère Ellénore, écoutez-moi.
Oui, je suis coupable : cette lettre… ». Elle frémit et voulut
s'éloigner. Je la retins. « Faible, tourmenté, continuai-je, j'ai pu
céder un moment à une instance cruelle ; mais n'avez-vous pas
vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce qui nous
sépare ? J'ai été mécontent, malheureux, injuste ; peut-être, en
luttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-
vous donné de la force à des velléités passagères que je méprise
aujourd'hui ; mais pouvez-vous douter de mon affection
profonde ? nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l'une à l'autre
par mille liens que rien ne peut rompre ? Tout le passé ne nous
est-il pas commun ? Pouvons-nous jeter un regard sur les trois
années qui viennent de finir, sans nous retracer des impressions
que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons goûtés, des
peines que nous avons supportées ensemble ? Ellénore,
commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons les
heures du bonheur et de l'amour ». Elle me regarda quelque
temps avec l'air du doute. « Votre père, reprit-elle enfin, vos
devoirs, votre famille, ce qu'on attend de vous !… - Sans doute,
répondis-je, une fois, un jour peut-être... ». Elle remarqua que
j'hésitais. « Mon Dieu, s'écria-t-elle, pourquoi m'avait-il rendu
l'espérance pour me la ravir aussitôt ? Adolphe, je vous remercie
de vos efforts : ils m'ont fait du bien, d'autant plus de bien qu'ils
ne vous coûteront, je l'espère, aucun sacrifice ; mais, je vous en
conjure, ne parlons plus de l'avenir… Ne vous reprochez rien,
quoi qu'il arrive. Vous avez été bon pour moi. J'ai voulu ce qui
n'était pas possible. L'amour était toute ma vie : il ne pouvait être
la vôtre. Soignez-moi maintenant quelques jours encore ». Des
larmes coulèrent abondamment de ses yeux ; sa respiration fut
moins oppressée ; elle appuya sa tête sur mon épaule. « C'est ici,
dit-elle, que j'ai toujours désiré mourir ». Je la serrai contre mon
coeur, j'abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mes fureurs
cruelles. « Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content.
- Puis-je l'être si vous êtes malheureuse ? - Je ne serai pas
longtemps malheureuse, vous n'aurez pas longtemps à me
plaindre ». Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire
chimériques. « Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a
longtemps invoqué la mort, le Ciel nous envoie, à la fin, je ne sais
quel pressentiment infaillible qui nous avertit que notre prière est
exaucée ». Je lui jurai de ne jamais la quitter. « Je l'ai toujours
espéré, maintenant j'en suis sûre. »

C'était une de ces journées d'hiver où le soleil semble éclairer
tristement la campagne grisâtre, comme s'il regardait en pitié la
terre qu'il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir.
« Il fait bien froid, lui dis-je. - N'importe, je voudrais me
promener avec vous ». Elle prit mon bras ; nous marchâmes
longtemps sans rien dire ; elle avançait avec peine, et se penchait
sur moi presque tout entière. « Arrêtons-nous un instant. - Non,
me répondit-elle, j'ai du plaisir à me sentir encore soutenue par
vous ». Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein ;
mais les arbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n'agitait l'air,
aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et le seul bruit
qui se fît entendre était celui de l'herbe glacée qui se brisait sous
nos pas. « Comme tout est calme, me dit Ellénore ; comme la
nature se résigne ! Le coeur aussi ne doit-il pas apprendre à se
résigner ? » Elle s'assit sur une pierre ; tout à coup elle se mit à
genoux, et, baissant la tête, elle l'appuya sur ses deux mains.
J'entendis quelques mots prononces à voix basse. Je m'aperçus
qu'elle priait. Se relevant enfin : « Rentrons, dit-elle, le froid m'a
saisie. J'ai peur de me trouver mal. Ne me dites rien ; je ne suis
pas en état de vous entendre. »

À dater de ce jour, je vis Ellénore s'affaiblir et dépérir. Je
rassemblai de toutes parts des médecins autour d'elle : les uns
m'annoncèrent un mal sans remède, d'autres me bercèrent
d'espérances vaines ; mais la nature sombre et silencieuse
poursuivait d'un bras invisible son travail impitoyable. Par
moments, Ellénore semblait reprendre à la vie. On eût dit
quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s'était retirée.
Elle relevait sa tête languissante ; ses joues se couvraient de
couleurs un peu plus vives ; ses yeux se ranimaient : mais tout à
coup, par le jeu cruel d'une puissance inconnue, ce mieux
mensonger disparaissait, sans que l'art en pût deviner la cause. Je
la vis de la sorte marcher par degrés à la destruction. Je vis se
graver sur cette figure si noble et si expressive les signes avant-
coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant et déplorable, ce
caractère énergique et fier recevoir de la souffrance physique
mille impressions confuses et incohérentes, comme si, dans ces
instants terribles, l'âme, froissée par le corps, se métamorphosait
en tous sens pour se plier avec moins de peine à la dégradation
des organes.

Un seul sentiment ne varia jamais dans le coeur d'Ellénore :
ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse lui permettait rarement
de me parler ; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me
semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne
pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion
violente ; j'inventais des prétextes pour sortir : je parcourais au
hasard tous les lieux où je m'étais trouvé avec elle ; j'arrosais de
mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me
retraçaient son souvenir.

Ce n'était pas les regrets de l'amour, c'était un sentiment plus
sombre et plus triste ; l'amour s'identifie tellement à l'objet aimé
que dans son désespoir même il y a quelque charme. Il lutte
contre la réalité, contre la destinée ; l'ardeur de son désir le
trompe sur ses forces, et l'exalte au milieu de sa douleur. La
mienne était morne et solitaire ; je n'espérais point mourir avec
Ellénore ; j'allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que
j'avais souhaité tant de fois de traverser indépendant. J'avais
brisé l'être qui m'aimait ; j'avais brisé ce coeur, compagnon du
mien, qui avait persisté à se dévouer à moi, dans sa tendresse
infatigable ; déjà l'isolement m'atteignait. Ellénore respirait
encore, mais je ne pouvais déjà plus lui confier mes pensées ;
j'étais déjà seul sur la terre ; je ne vivais plus dans cette
atmosphère d'amour qu'elle répandait autour de moi ; l'air que je
respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je
rencontrais plus indifférents ; toute la nature semblait me dire
que j'allais à jamais cesser d'être aimé.

Le danger d'Ellénore devint tout à coup plus imminent ; des
symptômes qu'on ne pouvait méconnaître annoncèrent sa fin
prochaine : un prêtre de sa religion l'en avertit. Elle me pria de lui
apporter une cassette qui contenait beaucoup de papiers ; elle en
fit brûler plusieurs devant elle, mais elle paraissait en chercher un
qu'elle ne trouvait point, et son inquiétude était extrême. Je la
suppliai de cesser cette recherche qui l'agitait, et pendant
laquelle, deux fois, elle s'était évanouie. « J'y consens, me
répondit-elle ; mais, cher Adolphe, ne me refusez pas une prière.
Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais où, une lettre qui
vous est adressée ; brûlez-la sans la lire, je vous en conjure au
nom de notre amour, au nom de ces derniers moments que vous
avez adoucis ». Je le lui promis ; elle fut tranquille. « Laissez-moi
me livrer à présent, me dit-elle, aux devoirs de ma religion ; j'ai
bien des fautes à expier : mon amour pour vous fut peut-être une
faute ; je ne le croirais pourtant pas, si cet amour avait pu vous
rendre heureux. »

Je la quittai : je ne rentrai qu'avec tous ses gens pour assister
aux dernières et solennelles prières ; à genoux dans un coin de sa
chambre, tantôt je m'abîmais dans mes pensées, tantôt je
contemplais, par une curiosité involontaire, tous ces hommes
réunis, la terreur des uns, la distraction des autres, et cet effet
singulier de l'habitude qui introduit l'indifférence dans toutes les
pratiques prescrites, et qui fait regarder les cérémonies les plus
augustes et les plus terribles comme des choses convenues et de
pure forme ; j'entendais ces hommes répéter machinalement les
paroles funèbres, comme si eux aussi n'eussent pas dû être
acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi
n'eussent pas dû mourir un jour. J'étais loin cependant de
dédaigner ces pratiques ; en est-il une seule dont l'homme, dans
son ignorance, ose prononcer l'inutilité ? Elles rendaient du
calme à Ellénore ; elles l'aidaient à franchir ce pas terrible vers
lequel nous avançons tous, sans qu'aucun de nous puisse prévoir
ce qu'il doit éprouver alors. Ma surprise n'est pas que l'homme ait
besoin d'une religion ; ce qui m'étonne, c'est qu'il se croie jamais
assez fort, assez à l'abri du malheur pour oser en rejeter une : il
devrait, ce me semble, être porté, dans sa faiblesse, à les invoquer
toutes ; dans la nuit épaisse qui nous entoure, est-il une lueur que
nous puissions repousser ? Au milieu du torrent qui nous
entraîne, est-il une branche à laquelle nous osions refuser de
nous retenir ?

L'impression produite sur Ellénore par une solennité si
lugubre parut l'avoir fatiguée. Elle s'assoupit d'un sommeil assez
paisible ; elle se réveilla moins souffrante ; j'étais seul dans sa
chambre ; nous nous parlions de temps en temps à de longs
intervalles. Le médecin qui s'était montré le plus habile dans ses
conjectures m'avait prédit qu'elle ne vivrait pas vingt-quatre
heures ; je regardais tour à tour une pendule qui marquait les
heures, et le visage d'Ellénore, sur lequel je n'apercevais nul
changement nouveau. Chaque minute qui s'écoulait ranimait mon
espérance, et je révoquais en doute les présages d'un art
mensonger. Tout à coup Ellénore s'élança par un mouvement
subit ; je la retins dans mes bras : un tremblement convulsif
agitait tout son corps ; ses yeux me cherchaient, mais dans ses
yeux se peignait un effroi vague, comme si elle eût demandé grâce
à quelque objet menaçant qui se dérobait à mes regards : elle se
relevait, elle retombait, on voyait qu'elle s'efforçait de fuir ; on eût
dit qu'elle luttait contre une puissance physique invisible qui,
lassée d'attendre le moment funeste, l'avait saisie et la retenait
pour l'achever sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l'acharnement
de la nature ennemie ; ses membres s'affaissèrent, elle sembla
reprendre quelque connaissance : elle me serra la main ; elle
voulut pleurer, il n'y avait plus de larmes ; elle voulut parler, il n'y
avait plus de voix : elle laissa tomber, comme résignée, sa tête sur
le bras qui l'appuyait ; sa respiration devint plus lente ; quelques
instants après elle n'était plus.

Je demeurai longtemps immobile près d'Ellénore sans vie. La
conviction de sa mort n'avait pas encore pénétré dans mon âme ;
mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide ce corps
inanimé. Une de ses femmes étant entrée répandit dans la maison
la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi me tira de la
léthargie où j'étais plongé ; je me levai : ce fut alors que j'éprouvai
la douleur déchirante et toute l'horreur de l'adieu sans retour.
Tant de mouvement, cette activité de la vie vulgaire, tant de soins
et d'agitations qui ne la regardaient plus, dissipèrent cette illusion
que je prolongeais, cette illusion par laquelle je croyais encore
exister avec Ellénore. Je sentis le dernier lien se rompre, et
l'affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle
me pesait, cette liberté que j'avais tant regrettée ! Combien elle
manquait à mon coeur, cette dépendance qui m'avait révolté
souvent ! Naguère toutes mes actions avaient un but ; j'étais sûr,
par chacune d'elles, d'épargner une peine ou de causer un plaisir :
je m'en plaignais alors ; j'étais impatienté qu'un oeil ami observât
mes démarches, que le bonheur d'un autre y fût attaché. Personne
maintenant ne les observait ; elles n'intéressaient personne ; nul
ne me disputait mon temps ni mes heures ; aucune voix ne me
rappelait quand je sortais. J'étais libre, en effet, je n'étais plus
aimé : j'étais étranger pour tout le monde.

L'on m'apporta tous les papiers d'Ellénore, comme elle l'avait
ordonné ; à chaque ligne, j'y rencontrai de nouvelles preuves de
son amour, de nouveaux sacrifices qu'elle m'avait faits et qu'elle
m'avait cachés. Je trouvai enfin cette lettre que j'avais promis de
brûler ; je ne la reconnus pas d'abord ; elle était sans adresse, elle
était ouverte : quelques mots frappèrent mes regards malgré
moi ; je tentai vainement de les en détourner, je ne pus résister au
besoin de la lire tout entière. Je n'ai pas la force de la transcrire.
Ellénore l'avait écrite après une des scènes violentes qui avaient
précédé sa maladie.

« Adolphe, me disait-elle, pourquoi vous acharnez-vous sur
moi ? Quel est mon crime ? De vous aimer, de ne pouvoir exister
sans vous. Par quelle pitié bizarre n'osez-vous rompre un lien qui
vous pèse, et déchirez-vous l'être malheureux près de qui votre
pitié vous retient ? Pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de
vous croire au moins généreux ? Pourquoi vous montrez-vous
furieux et faible ? L'idée de ma douleur vous poursuit, et le
spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter ! Qu'exigez-vous ?
Que je vous quitte ? Ne voyez-vous pas que je n'en ai pas la force ?
Ah ! c'est à vous, qui n'aimez pas, c'est à vous à la trouver, cette
force, dans ce coeur lassé de moi, que tant d'amour ne saurait
désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez languir
dans les larmes, vous me ferez mourir à vos pieds ». - « Dites un
mot, écrivait-elle ailleurs. Est-il un pays où je ne vous suive ? Est-
il une retraite où je ne me cache pour vivre auprès de vous, sans
être un fardeau dans votre vie ? Mais non, vous ne le voulez pas.
Tous les projets que je propose, timide et tremblante, car vous
m'avez glacée d'effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce que
j'obtiens de mieux, c'est votre silence. Tant de dureté ne convient
pas à votre caractère. Vous êtes bon ; vos actions sont nobles et
dévouées : mais quelles actions effaceraient vos paroles ? Ces
paroles acérées retentissent autour de moi : je les entends la nuit ;
elles me suivent, elle me dévorent, elles flétrissent tout ce que
vous faites. Faut-il donc que je meure, Adolphe ? Eh bien, vous
serez content ; elle mourra, cette pauvre créature que vous avez
protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra,
cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de
vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne
trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue ; elle
mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle
vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces
hommes que vous remerciez aujourd'hui d'être indifférents ; et
peut-être un jour, froissé par ces coeurs arides, vous regretterez ce
coeur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût
bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus
récompenser d'un regard ».


Revenir en haut Aller en bas
 
Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IX
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE VII
» Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE I
» Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE II
» Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE III
» Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IV

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
PLUME DE POÉSIES :: POÈTES & POÉSIES INTERNATIONALES :: POÈMES FRANCAIS-
Sauter vers: