PLUME DE POÉSIES
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 Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE III

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE III Empty
MessageSujet: Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE III   Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE III Icon_minitimeMar 26 Juin - 18:24

CHAPITRE III

Je passai la nuit sans dormir. Il n'était plus question dans
mon âme ni de calculs ni de projets ; je me sentais, de la meilleure
foi du monde, véritablement amoureux. Ce n'était plus l'espoir du
succès qui me faisait agir : le besoin de voir celle que j'aimais, de
jouir de sa présence, me dominait exclusivement. Onze heures
sonnèrent, je me rendis auprès d'Ellénore ; elle m'attendait. Elle
voulut parler : je lui demandai de m'écouter. Je m'assis auprès
d'elle, car je pouvais à peine me soutenir, et je continuai en ces
termes, non sans être obligé de m'interrompre souvent :

« Je ne viens point réclamer contre la sentence que vous avez
prononcée ; je ne viens point rétracter un aveu qui a pu vous
offenser : je le voudrais en vain. Cet amour que vous repoussez
est indestructible : l'effort même que je fais dans ce moment pour
vous parler avec un peu de calme est une preuve de la violence
d'un sentiment qui vous blesse. Mais ce n'est plus pour vous en
entretenir que je vous ai priée de m'entendre ; c'est, au contraire,
pour vous demander de l'oublier, de me recevoir comme
autrefois, d'écarter le souvenir d'un instant de délire, de ne pas
me punir de ce que vous savez un secret que j'aurais dû renfermer
au fond de mon âme. Vous connaissez ma situation, ce caractère
qu'on dit bizarre et sauvage, ce coeur étranger à tous les intérêts
du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre
pourtant de l'isolement auquel il est condamné. Votre amitié me
soutenait : sans cette amitié je ne puis vivre. J'ai pris l'habitude
de vous voir ; vous avez laissé naître et se former cette douce
habitude : qu'ai-je fait pour perdre cette unique consolation d'une
existence si triste et si sombre ? Je suis horriblement
malheureux ; je n'ai plus le courage de supporter un si long
malheur ; je n'espère rien, je ne demande rien, je ne veux que
vous voir : mais je dois vous voir s'il faut que je vive. »

Ellénore gardait le silence. « Que craignez-vous ? repris-je.
Qu'est-ce que j'exige ? Ce que vous accordez à tous les
indifférents. Est-ce le monde que vous redoutez ? Ce monde,
absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans un coeur
tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent ? N'y va-t-il
pas de ma vie ? Ellénore, rendez-vous à ma prière : vous y
trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à
être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, occupé de vous seule,
n'existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de
bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre
présence à la souffrance et au désespoir. »

Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les
objections, retournant de mille manières tous les raisonnements
qui plaidaient en ma faveur. J'étais si soumis, si résigné, je
demandais si peu de chose, j'aurais été si malheureux d'un refus !

Ellénore fut émue. Elle m'imposa plusieurs conditions. Elle
ne consentit à me recevoir que rarement, au milieu d'une société
nombreuse, avec l'engagement que je ne lui parlerais jamais
d'amour. Je promis ce qu'elle voulut. Nous étions contents tous
les deux : moi, d'avoir reconquis le bien que j'avais été menacé de
perdre, Ellénore, de se trouver à la fois généreuse, sensible et
prudente.

Je profitai des le lendemain de la permission que j'avais
obtenue ; je continuai de même les jours suivants. Ellénore ne
songea plus à la nécessité que mes visites fussent peu fréquentes :
bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours.
Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de P** une confiance
entière ; il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il
avait eu à lutter contre l'opinion qui voulait exclure sa maîtresse
du monde où il était appelé à vivre, il aimait à voir s'augmenter la
société d'Ellénore ; sa maison remplie constatait à ses yeux son
propre triomphe sur l'opinion.

Lorsque j'arrivais, j'apercevais dans les regards d'Ellénore
une expression de plaisir. Quand elle s'amusait dans la
conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. L'on
ne racontait rien d'intéressant qu'elle ne m'appelât pour
l'entendre. Mais elle n'était jamais seule : des soirées entières se
passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que
quelques mots insignifiants ou interrompus. Je ne tardai pas à
m'irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal
dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à
peine lorsqu'un autre que moi s'entretenait à part avec Ellénore ;
j'interrompais brusquement ces entretiens. Il m'importait peu
qu'on pût s'en offenser, et je n'étais pas toujours arrêté par la
crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce
changement.

« Que voulez-vous ? lui dis je avec impatience : vous croyez
sans doute avoir fait beaucoup pour moi ; je suis forcé de vous
dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle
manière d'être. Autrefois vous viviez retirée ; vous fuyiez une
société fatigante ; vous évitiez ces éternelles conversations qui se
prolongent précisément parce qu'elles ne devraient jamais
commencer. Aujourd'hui votre porte est ouverte à la terre entière.
On dirait qu'en vous demandant de me recevoir, j'ai obtenu pour
tout l'univers la même faveur que pour moi. Je vous l'avoue, en
vous voyant jadis si prudente, je ne m'attendais pas à vous
trouver si frivole. »

Je démêlai dans les traits d'Ellénore une impression de
mécontentement et de tristesse. « Chère Ellénore, lui dis-je en me
radoucissant tout à coup, ne mérité-je donc pas d'être distingué
des mille importuns qui vous assiègent ? L'amitié n'a-t-elle pas
ses secrets ? N'est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du
bruit et de la foule ? »

Ellénore craignait, en se montrant inflexible, de voir se
renouveler des imprudences qui l'alarmaient pour elle et pour
moi. L'idée de rompre n'approchait plus de son coeur : elle
consentit à me recevoir quelquefois seule.

Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu'elle
m'avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour ; elle
se familiarisa par degrés avec ce langage : bientôt elle m'avoua
qu'elle m'aimait.

Je passai quelques heures à ses pieds, me proclamant le plus
heureux des hommes, lui prodiguant mille assurances de
tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elle me raconta
ce qu'elle avait souffert en essayant de s'éloigner de moi ; que de
fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts ;
comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait
annoncer mon arrivée ; quel trouble, quelle joie, quelle crainte
elle avait ressentis en me revoyant ; par quelle défiance d'elle-
même, pour concilier le penchant de son coeur avec la prudence,
elle s'était livrée aux distractions du monde, et avait recherché la
foule qu'elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits
détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être
celle d'une vie entière. L'amour supplée aux longs souvenirs, par
une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du
passé : l'amour crée, comme par enchantement, un passé dont il
nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir
vécu, durant des années, avec un être qui naguère nous était
presque étranger. L'amour n'est qu'un point lumineux, et
néanmoins il semble s'emparer du temps. Il y a peu de jours qu'il
n'existait pas, bientôt il n'existera plus ; mais, tant qu'il existe, il
répand sa clarté sur l'époque qui l'a précédé, comme sur celle qui
doit le suivre.

Ce calme pourtant dura peu. Ellénore était d'autant plus en
garde contre sa faiblesse qu'elle était poursuivie du souvenir de
ses fautes : et mon imagination, mes désirs, une théorie de fatuité
dont je ne m'apercevais pas moi-même se révoltaient contre un
tel amour. Toujours timide, souvent irrité, je me plaignais, je
m'emportais, j'accablais Ellénore de reproches. Plus d'une fois
elle forma le projet de briser un lien qui ne répandait sur sa vie
que de l'inquiétude et du trouble ; plus d'une fois je l'apaisai par
mes supplications, mes désaveux et mes pleurs.

« Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce
que je souffre. Près de vous, loin de vous, je suis également
malheureux. Pendant les heures qui nous séparent, j'erre au
hasard, courbé sous le fardeau d'une existence que je ne sais
comment supporter. La société m'importune, la solitude
m'accable. Ces indifférents qui m'observent, qui ne connaissent
rien de ce qui m'occupe, qui me regardent avec une curiosité sans
intérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent me
parler d'autre chose que de vous, portent dans mon sein une
douleur mortelle. Je les fuis ; mais, seul, je cherche en vain un air
qui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cette
terre qui devrait s'entrouvrir pour m'engloutir à jamais ; je pose
ma tête sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvre ardente
qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d'où l'on aperçoit
votre maison ; je reste là, les yeux fixés sur cette retraite que je
n'habiterai jamais avec vous. Et si je vous avais rencontrée plus
tôt, vous auriez pu être à moi ! J'aurais serré dans mes bras la
seule créature que la nature ait formée pour mon coeur, pour ce
coeur qui a tant souffert parce qu'il vous cherchait et qu'il ne vous
a trouvée que trop tard ! Lorsque enfin ces heures de délire sont
passées, lorsque le moment arrive où je puis vous voir, je prends
en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux
qui me rencontrent ne devinent les sentiments que je porte en
moi ; je m'arrête ; je marche à pas lents : je retarde l'instant du
bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois
toujours sur le point de perdre ; bonheur imparfait et troublé,
contre lequel conspirent peut-être à chaque minute et les
événements funestes et les regards jaloux, et les caprices
tyranniques, et votre propre volonté. Quand je touche au seuil de
votre porte, quand je l'entrouvre, une nouvelle terreur me saisit :
je m'avance comme un coupable, demandant grâce à tous les
objets qui frappent ma vue, comme si tous étaient ennemis,
comme si tous m'enviaient l'heure de félicité dont je vais encore
jouir. Le moindre son m'effraie, le moindre mouvement autour de
moi m'épouvante, le bruit même de mes pas me fait reculer. Tout
près de vous, je crains encore quelque obstacle qui se place
soudain entre vous et moi. Enfin je vous vois, je vous vois et je
respire, et je vous contemple et je m'arrête, comme le fugitif qui
touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors
même, lorsque tout mon être s'élance vers vous, lorsque j'aurais
un tel besoin de me reposer de tant d'angoisses, de poser ma tête
sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que
je me contraigne avec violence, que même auprès de vous je vive
encore d'une vie d'effort : pas un instant d'épanchement, pas un
instant d'abandon ! Vos regards m'observent. Vous êtes
embarrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quelle
gêne a succédé à ces heures délicieuses où du moins vous
m'avouiez votre amour. Le temps s'enfuit, de nouveaux intérêts
vous appellent : vous ne les oubliez jamais ; vous ne retardez
jamais l'instant qui m'éloigne. Des étrangers viennent : il n'est
plus permis de vous regarder ; je sens qu'il faut fuir pour me
dérober aux soupçons qui m'environnent. Je vous quitte plus
agité, plus déchiré, plus insensé qu'auparavant ; je vous quitte, et
je retombe dans cet isolement effroyable, où je me débats, sans
rencontrer un seul être sur lequel je puisse m'appuyer, me
reposer un moment. »

Ellénore n'avait jamais été aimée de la sorte. M. de P** avait
pour elle une affection très vraie, beaucoup de reconnaissance
pour son dévouement, beaucoup de respect pour son caractère ;
mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de
supériorité sur une femme qui s'était donnée publiquement à lui
sans qu'il l'eût épousée. Il aurait pu contracter des liens plus
honorables, suivant l'opinion commune : il ne le lui disait point, il
ne se le disait peut-être pas à lui-même ; mais ce qu'on ne dit pas
n'en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n'avait
eu jusqu'alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette
existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes
injustices et mes reproches, n'étaient que des preuves plus
irréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations,
toutes mes idées : je revenais des emportements qui l'effrayaient,
à une soumission, à une tendresse, à une vénération idolâtre. Je
la considérais comme une créature céleste. Mon amour tenait du
culte, et il avait pour elle d'autant plus de charme qu'elle craignait
sans cesse de se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna
enfin tout entière.

Malheur à l'homme qui, dans les premiers moments d'une
liaison d'amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle !
Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu'il vient d'obtenir,
conserve une funeste prescience, et prévoit qu'il pourra s'en
détacher ! Une femme que son coeur entraîne a, dans cet instant,
quelque chose de touchant et de sacré. Ce n'est pas le plaisir, ce
n'est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs ;
ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les
réflexions que l'expérience fait naître. J'aimai, je respectai mille
fois plus Ellénore après qu'elle se fût donnée. Je marchais avec
orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard
dominateur. L'air que je respirais était à lui seul une jouissance.
Je m'élançais au-devant de la nature, pour la remercier du
bienfait inespéré, du bienfait immense qu'elle avait daigné
m'accorder.
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Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE III
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