PLUME DE POÉSIES
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 Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IV

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Inaya
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Inaya


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Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE IV Empty
MessageSujet: Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IV   Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE IV Icon_minitimeMar 26 Juin 2012 - 18:25

CHAPITRE IV

- Charme de l'amour, qui pourrait vous peindre ! Cette
persuasion que nous avons trouvé l'être que la nature avait
destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui nous
semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue attachée
aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les
détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui ne
laissent dans notre âme qu'une longue trace de bonheur, cette
gaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un
attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et dans
l'absence tant d'espoir, ce détachement de tous les soins
vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette
certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous
vivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et
qui répond à chaque émotion, charme de l'amour, qui vous
éprouva ne saurait vous décrire !

M. de P** fut obligé, pour des affaires pressantes, de
s'absenter pendant six semaines. Je passai ce temps chez Ellénore
presque sans interruption. Son attachement semblait s'être accru
du sacrifice qu'elle m'avait fait. Elle ne me laissait jamais la
quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me
demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui
étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète
l'instant de mon retour. J'y souscrivais avec joie, j'étais
reconnaissant, j'étais heureux du sentiment qu'elle me
témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se
laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m'était
quelquefois incommode d'avoir tous mes pas marqués d'avance et
tous mes moments ainsi comptés. J'étais forcé de précipiter
toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes
relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances
lorsqu'on me proposait quelque partie que, dans une situation
naturelle, je n'aurais point eu de motif pour refuser. Je ne
regrettais point auprès d'Ellénore ces plaisirs de la vie sociale,
pour lesquels je n'avais jamais eu beaucoup d'intérêt, mais
j'aurais voulu qu'elle me permît d'y renoncer plus librement.
J'aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d'elle, de ma
propre volonté, sans me dire que l'heure était arrivée, qu'elle
m'attendait avec anxiété, et sans que l'idée de sa peine vînt se
mêler à celle du bonheur que j'allais goûter en la retrouvant.
Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais
elle n'était plus un but : elle était devenue un lien. Je craignais
d'ailleurs de la compromettre. Ma présence continuelle devait
étonner ses gens, ses enfants, qui pouvaient m'observer. Je
tremblais de l'idée de déranger son existence. Je sentais que nous
ne pouvions être unis pour toujours, et que c'était un devoir sacré
pour moi de respecter son repos : je lui donnais donc des conseils
de prudence, tout en l'assurant de mon amour. Mais plus je lui
donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à
m'écouter. En même temps je craignais horriblement de l'affliger.
Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa
volonté devenait la mienne : je n'étais à mon aise que lorsqu'elle
était contente de moi. Lorsqu'en insistant sur la nécessité de
m'éloigner pour quelques instants, j'étais parvenu à la quitter,
l'image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il
me prenait une fièvre de remords qui redoublait à chaque minute,
et qui enfin devenait irrésistible ; je volais vers elle, je me faisais
une fête de la consoler, de l'apaiser. Mais à mesure que je
m'approchais de sa demeure, un sentiment d'humeur contre cet
empire bizarre se mêlait à mes autres sentiments. Ellénore elle-
même était violente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu'elle
n'avait éprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes,
son coeur avait été froissé par une dépendance pénible ; elle était
avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans
une parfaite égalité ; elle s'était relevée à ses propres yeux par un
amour pur de tout calcul, de tout intérêt ; elle savait que j'étais
bien sûr qu'elle ne m'aimait que pour moi-même. Mais il résultait
de son abandon complet avec moi qu'elle ne me déguisait aucun
de ses mouvements ; et lorsque je rentrais dans sa chambre,
impatient d'y rentrer plus tôt que je ne l'aurais voulu, je la
trouvais triste ou irritée. J'avais souffert deux heures loin d'elle de
l'idée qu'elle souffrait loin de moi : je souffrais deux heures près
d'elle avant de pouvoir l'apaiser.

Cependant je n'étais pas malheureux ; je me disais qu'il était
doux d'être aimé, même avec exigence ; je sentais que je lui faisais
du bien : son bonheur m'était nécessaire, et je me savais
nécessaire à son bonheur.

D'ailleurs l'idée confuse que, par la seule nature des choses,
cette liaison ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports,
servait néanmoins à me calmer dans mes accès de fatigue ou
d'impatience. Les liens d'Ellénore avec le comte de P**, la
disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mon
départ que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dont
l'époque était prochaine, toutes ces considérations m'engageaient
à donner et à recevoir encore le plus de bonheur qu'il était
possible : je me croyais sûr des années, je ne disputais pas les
jours.

Le comte de P** revint. Il ne tarda pas à soupçonner mes
relations avec Ellénore ; il me reçut chaque jour d'un air plus
froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dangers
qu'elle courait ; je la suppliai de permettre que j'interrompisse
pour quelques jours mes visites ; je lui représentai l'intérêt de sa
réputation, de sa fortune, de ses enfants. Elle m'écouta longtemps
en silence ; elle était pâle comme la mort. « De manière ou
d'autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt ; ne devançons pas
ce moment ; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des
jours, gagnons des heures : des jours, des heures, c'est tout ce
qu'il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que
je mourrai dans vos bras. »

Nous continuâmes donc à vivre comme auparavant, moi
toujours inquiet, Ellénore toujours triste, le comte de P**
taciturne et soucieux. Enfin la lettre que j'attendais arriva : mon
père m'ordonnait de me rendre auprès de lui. Je portai cette lettre
à Ellénore. « Déjà ! me dit-elle après l'avoir lue ; je ne croyais pas
que ce fût si tôt ». Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et
elle me dit : « Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous ;
je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vous conjure de
ne pas partir encore : trouvez des prétextes pour rester.
Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour
encore six mois. Six mois, est-ce donc si long ? » Je voulus
combattre sa résolution ; mais elle pleurait si amèrement, et elle
était si tremblante, ses traits portaient l'empreinte d'une
souffrance si déchirante que je ne pus continuer. Je me jetai à ses
pieds, je la serrai dans mes bras, je l'assurai de mon amour, et je
sortis pour aller écrire à mon père. J'écrivis en effet avec le
mouvement que la douleur d'Ellénore m'avait inspiré. J'alléguai
mille causes de retard ; je fis ressortir l'utilité de continuer à D**
quelques cours que je n'avais pu suivre à Gottingue ; et lorsque
j'envoyai ma lettre à la poste, c'était avec ardeur que je désirais
obtenir le consentement que je demandais.

Je retournai le soir chez Ellénore. Elle était assise sur un
sofa ; le comte de P** était près de la cheminée, et assez loin
d'elle ; les deux enfants étaient au fond de la chambre, ne jouant
pas, et portant sur leurs visages cet étonnement de l'enfance
lorsqu'elle remarque une agitation dont elle ne soupçonne pas la
cause. J'instruisis Ellénore par un geste que j'avais fait ce qu'elle
voulait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda pas à
disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait
embarrassant pour tous trois. « On m'assure, monsieur, me dit
enfin le comte, que vous êtes prêt à partir ». Je lui répondis que je
l'ignorais. « Il me semble, répliqua-t-il, qu'à votre âge, on ne doit
pas tarder à entrer dans une carrière ; au reste, ajouta-t-il en
regardant Ellénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici
comme moi. »

La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais,
en ouvrant sa lettre, de la douleur qu'un refus causerait à
Ellénore. Il me semblait même que j'aurais partagé cette douleur
avec une égale amertume ; mais en lisant le consentement qu'il
m'accordait, tous les inconvénients d'une prolongation de séjour
se présentèrent tout à coup à mon esprit. « Encore six mois de
gêne et de contrainte ! m'écriai-je ; six mois pendant lesquels
j'offense un homme qui m'avait témoigné de l'amitié, j'expose une
femme qui m'aime ; je cours le risque de lui ravir la seule
situation où elle puisse vivre tranquille et considérée ; je trompe
mon père ; et pourquoi ? Pour ne pas braver un instant une
douleur qui, tôt ou tard, est inévitable ! Ne l'éprouvons-nous pas
chaque jour en détail et goutte à goutte, cette douleur ? Je ne fais
que du mal à Ellénore ; mon sentiment, tel qu'il est, ne peut la
satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur ; et
moi, je vis ici sans utilité, sans indépendance, n'ayant pas un
instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix ». J'entrai
chez Ellénore tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule.
« Je reste encore six mois, lui dis-je. - Vous m'annoncez cette
nouvelle bien sèchement. - C'est que je crains beaucoup, je
l'avoue, les conséquences de ce retard pour l'un et pour l'autre. -
Il me semble que pour vous du moins elles ne sauraient être bien
fâcheuses. - Vous savez fort bien, Ellénore, que ce n'est jamais de
moi que je m'occupe le plus. - Ce n'est guère non plus du
bonheur des autres ». La conversation avait pris une direction
orageuse. Ellénore était blessée de mes regrets dans une
circonstance où elle croyait que je devais partager sa joie : je
l'étais du triomphe qu'elle avait remporté sur mes résolutions
précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en
reproches mutuels. Ellénore m'accusa de l'avoir trompée, de
n'avoir eu pour elle qu'un goût passager, d'avoir aliéné d'elle
l'affection du comte ; de l'avoir remise, aux yeux du public, dans
la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie à sortir.
Je m'irritai de voir qu'elle tournât contre moi ce que je n'avais fait
que par obéissance pour elle et par crainte de l'affliger. Je me
plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesse consumée dans
l'inaction, du despotisme qu'elle exerçait sur toutes mes
démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout à coup
de pleurs : je m'arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai,
j'expliquai. Nous nous embrassâmes : mais un premier coup était
porté, une première barrière était franchie. Nous avions prononcé
tous deux des mots irréparables ; nous pouvions nous taire, mais
non les oublier. Il y a des choses qu'on est longtemps sans se dire,
mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais de les
répéter.

Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rapports forcés,
quelquefois doux, jamais complètement libres, y rencontrant
encore du plaisir, mais n'y trouvant plus de charme. Ellénore
cependant ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les
plus vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixait aussi
soigneusement l'heure de nos entrevues que si notre union eût été
la plus paisible et la plus tendre. J'ai souvent pensé que ma
conduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cette
disposition. Si je l'avais aimée comme elle m'aimait, elle aurait eu
plus de calme ; elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers
qu'elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la
prudence venait de moi ; elle ne calculait point ses sacrifices,
parce qu'elle était occupée à me les faire accepter ; elle n'avait pas
le temps de se refroidir à mon égard, parce que tout son temps et
toutes ses forces étaient employés à me conserver. L'époque fixée
de nouveau pour mon départ approchait ; et j'éprouvais, en y
pensant, un mélange de plaisir et de regret ; semblable à ce que
ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une
opération douloureuse.

Un matin, Ellénore m'écrivit de passer chez elle à l'instant.
« Le comte, me dit-elle, me défend de vous recevoir : je ne veux
point obéir à cet ordre tyrannique. J'ai suivi cet homme dans la
proscription, j'ai sauvé sa fortune : je l'ai servi dans tous ses
intérêts. Il peut se passer de moi maintenant : moi, je ne puis me
passer de vous ». On devine facilement quelles furent mes
instances pour la détourner d'un projet que je ne concevais pas.
Je lui parlai de l'opinion du public : « Cette opinion, me répondit-
elle, n'a jamais été juste pour moi. J'ai rempli pendant dix ans
mes devoirs mieux qu'aucune femme, et cette opinion ne m'en a
pas moins repoussée du rang que je méritais ». Je lui rappelai ses
enfants. « Mes enfants sont ceux de M. de P**. Il les a reconnus :
il en aura soin. Ils seront trop heureux d'oublier une mère dont ils
n'ont à partager que la honte ». Je redoublai mes prières.
« Écoutez, me dit-elle, si je romps avec le comte, refuserez-vous
de me voir ? Le refuserez-vous ? reprit-elle en saisissant mon bras
avec une violence qui me fit frémir. - Non, assurément, lui
répondis-je ; et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai
dévoué. Mais considérez… - Tout est considéré, interrompit-elle.
Il va rentrer, retirez-vous maintenant ; ne revenez plus ici. »

Je passai le reste de la journée dans une angoisse
inexprimable. Deux jours s'écoulèrent sans que j'entendisse
parler d'Ellénore. Je souffrais d'ignorer son sort ; je souffrais
même de ne pas la voir, et j'étais étonné de la peine que cette
privation me causait. Je désirais cependant qu'elle eût renoncé à
la résolution que je craignais tant pour elle, et je commençais à
m'en flatter, lorsqu'une femme me remit un billet par lequel
Ellénore me priait d'aller la voir dans telle rue, dans telle maison,
au troisième étage. J'y courus, espérant encore que, ne pouvant
me recevoir chez M. de P**, elle avait voulu m'entretenir ailleurs
une dernière fois. Je la trouvai faisant les apprêts d'un
établissement durable. Elle vint à moi, d'un air à la fois content et
timide, cherchant à lire dans mes yeux mon impression. « Tout
est rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre. J'ai de ma
fortune particulière soixante-quinze louis de rente ; c'est assez
pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous
partirez, je pourrai peut-être me rapprocher de vous ; vous
reviendrez peut-être me voir ». Et, comme si elle eût redouté une
réponse, elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets.
Elle chercha de mille manières à me persuader qu'elle serait
heureuse, qu'elle ne m'avait rien sacrifié ; que le parti qu'elle avait
pris lui convenait, indépendamment de moi. Il était visible qu'elle
se faisait un grand effort, et qu'elle ne croyait qu'à moitié ce
qu'elle me disait. Elle s'étourdissait de ses paroles, de peur
d'entendre les miennes ; elle prolongeait son discours avec
activité pour retarder le moment où mes objections la
replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon
coeur de lui en faire aucune. J'acceptai son sacrifice, je l'en
remerciai ; je lui dis que j'en étais heureux : je lui dis bien plus
encore, je l'assurai que j'avais toujours désiré qu'une
détermination irréparable me fît un devoir de ne jamais la
quitter ; j'attribuai mes indécisions à un sentiment de délicatesse
qui me défendait de consentir à ce qui bouleversait sa situation.
Je n'eus, en un mot, d'autres pensée que de chasser loin d'elle
toute peine, toute crainte, tout regret, toute incertitude sur mon
sentiment. Pendant que je lui parlais, je n'envisageais rien au-
delà de ce but et j'étais sincère dans mes promesses.

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Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE IV
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