XIV
AINSI voilà le but où je suis arrivé :
L'hallucination, et demain la folie!
Déborde, ô pauvre coeur! ô coupe trop remplie!
Et pleure jusqu'au sang ton beau rêve achevé!
Meurs, ô suprême espoir qui me restait dans l'âme!
Meurs, ô dernier foyer de pur et chaste amour
Qui dans moi pâlissais et brillais tour à tour,
Comme au vent se relève et se courbe une flamme!
Meurs! Pour les souvenirs il n'est pas de Léthé.
Meurs! car les vieux remords sont exacts et fidèles
Ainsi que la marée et que les hirondelles;
Et tout baiser mauvais vibre une éternité!
Je ne veux plus la voir! Oui, je veux fuir Suzanne.
Mon regard lui devient un outrage odieux,
Puisqu'il ose évoquer dans le ciel de ses yeux
L'âme d'une adultère ou d'une courtisane.
Je ne veux plus la voir! Et, d'amour éperdu,
De sa vue, hier encor, je faisais mon délice!
Ainsi qu'un condamné, le matin du supplice,
Je jette et trouve amer le pain où j'ai mordu.
- Mais l'aimais-je après tout? C'est l'erreur éternelle
D'un coeur dont s'est toujours assouvi le désir.
Non! mais l'illusion que je n'ai pu saisir,
Mais l'amour pur, voilà ce que j'aimais en elle.
Navré, mais sans regrets, je m'en vais donc d'ici.
Je ne la pleure pas, je pleure sur moi-même;
Je ne crois pas non plus que la simple enfant m'aime;
Et peut-être, vraiment, tout est-il mieux ainsi!
Parce que plus d'un front de folle ou de coquette
S'est caché dans mon sein d'un air tendre et honteux,
M'eût-elle aimé? Pourquoi? Pour mes lauriers douteux ?
Pour ma gloire d'un jour? Pour ce nom de poète?
Qui sait? J'aurais été peut-être son martyr?
Peut-être se fût-elle à quelque autre donnée?
Peut-être, un beau matin de sa vingtième année,
L'aurais-je vue, au bras d'un jeune homme, partir?
Elle heureuse par lui, lui tout enivré d'elle,
Je les aurais vus fuir dans leur rêve enchanté,
Ainsi qu'un conquérant par un fleuve arrêté
Voit deux libres oiseaux le franchir d'un coup d'aile!
- Elle, m'aimer! Qui sait si même elle y songea?
Mon départ ne saurait troubler son âme blanche.
A peine voyons-nous tressaillir une branche,
Lorsque vient de tomber le nid qui s'y logea.
L'oubli suivra l'adieu. Du miroir de ses rêves
Mon nom s'effacera sans rien laisser d'amer,
Tel que ces pas empreints des pêcheurs que la mer
Efface chaque jour sur le sable des grèves.
Elle oublîra! Mais moi, l'oublîrai-je? Hélas! non.
J'emporte, en la quittant, la douleur immortelle
De n'être plus naïf, pur, jeune et digne d'elle;
Et ma voix vibrera quand je dirai son nom.
Rien ne fera pâlir, ni le temps ni l'absence,
Ce souvenir, pour moi si cruel désormais,
De l'enfant qui m'a mis au coeur, et pour jamais,
L'affreux, le dévorant regret de l'innocence!
Il me suivra toujours! La femme que demain
Jettera dans mes bras l'amère destinée,
En me parlant d'amour, sera tout étonnée
De me voir soudain fondre en larmes sur sa main;
Et ses baisers viendront raviver mon envie,
Mon désespoir profond de ne connaître pas
Le seul bonheur que l'homme ait peut-être ici-bas :
Avoir le même amour pendant toute sa vie!