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| Octave Crémazie (1827-1879) OCTAVE CREMAZIE III | |
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Invité Invité
| Sujet: Octave Crémazie (1827-1879) OCTAVE CREMAZIE III Lun 30 Juil - 11:20 | |
| III 2 avril 1864. Cher monsieur, J'ai bien reçu en son temps votre lettre du mois de juin dernier. Si je ne vous ai pas répondu alors, c'est que j'étais tellement malade que j'avais à peine la force nécessaire pour écrire à mes frères. Depuis mon départ de Québec jusqu'au mois dernier, j'ai existé, mais je n'ai pas vécu. Ma tête, fatiguée par les inquiétudes et les douleurs qui m'ont fait la vie si pénible pendant les dernières années de mon séjour au pays, n'est que depuis quelques semaines revenue à son état normal. Mes frères m'ont envoyé le volume contenant mes poésies. Je vous remercie des soins que vous avez bien voulu apporter à la publication de ces vers. Pourquoi n'avez-vous donc pas publié les deux pièces sur la guerre d'Orient, qui ont paru, l'une dans le Journal de Québec du premier janvier 1855, l'autre dans la même feuille du premier janvier 1856? Je les regarde comme deux de mes bonnes pièces, et j'aurais préféré les voir reproduites plutôt que les vers insignifiants faits sur la musique de Rossini pour la fête de Mgr de Laval. Cette autre pauvreté intitulée: Qu'il fait bon d'être Canadien, ne méritait pas non plus les honneurs de l'impression.
Je reçois assez régulièrement les livraisons du Foyer canadien. J'ai lu avec un plaisir et un intérêt infinis la vie de Mgr Plessis par l'abbé Ferland. J'ai appris avec un vif regret que cet écrivain si sympathique avait eu deux attaques d'apoplexie. Espérons que la Providence voudra bien conserver longtemps encore au Canada ce talent si beau et si modeste, qui est à la fois l'honneur de l'Église et la gloire des lettres américaines.
M. Alfred Garneau a publié une très jolie pièce de vers dans le numéro de janvier 1864. Si je ne me trompe, c'est un peu dans le genre de mes Mille îles. Mais une chose m'a frappé dans le Foyer: où sont les nouveaux noms que vous vous promettiez d'offrir au public? Si l'on excepte Auger, qui a donné un joli sonnet dans le mois de janvier 1863, je ne rencontre que les signatures déjà connues. Que font donc les jeunes gens de Québec? Êtes-vous trop sévères pour eux?
Je ne le crois pas, car après avoir donné asile à la Maman de M. X., vous n'aviez plus le droit de vous montrer bien difficiles. Avez-vous donc mis de côté cette règle, établie dès la fondation des Soirées canadiennes, que les écrivains du pays devaient seuls avoir accès au Foyer? S'il en est ainsi, je le regrette, car ce recueil perdra ce qui faisait son principal cachet.
Du moment que vous avez abandonné cette ligne de conduite, qui me paraissait si sage, ne croyez-vous pas qu'il vaudrait mieux alors donner à vos abonnés les oeuvres des écrivains éminents du jour, que d'ouvrir votre répertoire aux minces productions des rimailleurs français échoués sur les bords du Saint-Laurent? J'admets volontiers que la Maman de M. X. a toujours raison, mais êtes-vous bien sûr, en admettant cette respectable dame, d'avoir eu raison? Les Soirées canadiennes existent-elles toujours? Quels sont les écrivains qui alimentent cette revue? Quand vous n'aurez rien de mieux à faire, vous me feriez un indicible plaisir en me donnant quelquefois des nouvelles de la petite république littéraire de Québec.
Préparez-vous quelques belles légendes? Légende ou poème, histoire ou roman, quel que soit le sujet que vous traitiez, j'ose espérer que vous voudrez bien en remettre un exemplaire à mes frères, afin qu'ils me le fassent parvenir. Car, de loin comme de près, je suis toujours un admirateur de votre talent.
Votre tout dévoué. La situation intellectuelle du pays, telle qu'elle existait il y a quinze ans, est tracée de main de maître dans la correspondance qui suit et qui n'a pas besoin de commentaires.
Cher monsieur, J'ai reçu, il y a quelques jours, le numéro du Foyer canadien, qui contient votre article magistral sur le mouvement littéraire en Canada. Dans cette étude vous avez bien voulu vous souvenir de moi en termes beaucoup trop élogieux pour mon faible mérite; c'est donc plutôt à votre amicale bienveillance qu'à ma valeur d'écrivain que je dois cette appréciation louangeuse de mon petit bagage poétique. Dans ce ciel sombre que me font les tristesses et les amertumes de l'exil, votre voix sympathique a fait briller un éclair splendide dont les rayons ont porté dans mon âme, avec les souvenirs chers de la patrie absente, une consolation pour le présent, une espérance pour l'avenir. Pour ces fleurs que vous avez semées sur mon existence maintenant si aride, soyez mille fois remercié du plus profond de mon coeur. Comme toutes les natures d'élite, vous avez une foi ardente dans l'avenir des lettres canadiennes. Dans les oeuvres que vous appréciez, vous saluez l'aurore d'une littérature nationale. Puisse votre espoir se réaliser bientôt! Dans ce milieu presque toujours indifférent, quelquefois même hostile, où se trouvent placés en Canada ceux qui ont le courage de se livrer aux travaux de l'intelligence, je crains bien que cette époque glorieuse que vous appelez de tous vos voeux ne soit encore bien éloignée. MM. Garneau et Ferland ont déjà, il est vrai, posé une base de granit à notre édifice littéraire; mais, si un oiseau ne fait pas le printemps, deux livres ne constituent pas une littérature. Tout ce qui s'est produit chez nous en dehors de ces deux grandes oeuvres ne me semble pas avoir chance de vie. Qui lira X*** dans cinquante ans? Et, s'il m'est permis de parler de moi, qui songera à mes pauvres vers dans vingt ans?
Nous n'avons donc réellement que deux oeuvres hors ligne, les monuments élevés par MM. Garneau et Ferland. Dans la poésie, dans le roman nous n'avons que des oeuvres de second ordre. La tragédie, le drame sont encore à naître. La cause de cette infériorité n'est pas dans la rareté des hommes de talent, mais dans les conditions désastreuses que fait à l'écrivain l'indifférence d'une population qui n'a pas encore le goût des lettres, du moins des oeuvres produites par les enfants du sol.
Dans tous les pays civilisés, il est admis que si le prêtre doit vivre de l'autel, l'écrivain doit vivre de sa plume. Chez tous les peuples de l'Europe, les lettres n'ont donné signe de vie que lorsqu'il s'est rencontré des princes pour protéger les auteurs. Avant la Renaissance, les couvents possédaient le monopole des travaux intellectuels, parce que les laïques qui auraient eu le goût et la capacité de cultiver les lettres ne pouvaient se vouer à un travail qui n'aurait donné du pain ni à eux ni à leurs familles.
Les moines, n'ayant pas à lutter contre les exigences de la vie matérielle, pouvaient se livrer, dans toute la sérénité de leur intelligence, aux travaux littéraires et aux spéculations scientifiques, et passer ainsi leur vie à remplir les deux plus nobles missions que puisse rêver l'esprit humain, l'étude et la prière.
Les écrivains du Canada sont placés dans les mêmes conditions que l'étaient ceux du moyen âge. Leur plume, à moins qu'ils ne fassent de la politique (et Dieu sait la littérature que nous devons aux tartines des politiqueurs), ne saurait subvenir à leurs moindres besoins. Quand un jeune homme sort du collège, sa plus haute ambition est de faire insérer sa prose ou ses vers dans un journal quelconque. Le jour où il voit son nom flamboyer pour la première fois au bas d'un article de son cru, ce jour-là il se croit appelé aux plus hautes destinées; et il se rêve l'égal de Lamartine, s'il cultive la poésie; de Balzac, s'il a essayé du roman. Et quand
il passe sous la porte Saint-Jean, il a bien soin de se courber de peur de se cogner la tête. Ces folles vanités de jeune homme s'évanouissent bientôt devant les soucis quotidiens de la vie. Peut-être pendant un an, deux ans, continuera-t-il à travailler; puis un beau jour sa voix se taira. Le besoin de gagner le pain du corps lui imposera la dure nécessité de consacrer sa vie à quelques occupations arides, qui étoufferont en lui les fleurs suaves de l'imagination et briseront les fibres intimes et délicates de la sensibilité poétique. Que de jeunes talents parmi nous ont produit des fleurs qui promettaient des fruits magnifiques; mais il en a été pour eux comme, dans certaines années, pour les fruits de la terre. La gelée est venue qui a refroidi pour toujours le feu de leur intelligence. Ce vent d'hiver qui glace les esprits étincelants, c'est le res angusta domi dont parle Horace, c'est le pain quotidien.
Dans de pareilles conditions, c'est un malheur que d'avoir reçu du ciel une parcelle du feu sacré. Comme on ne peut gagner sa vie avec les idées qui bouillonnent dans le cerveau, il faut chercher un emploi, qui est presque toujours contraire à ses goûts. Il arrive le plus souvent qu'on devient un mauvais employé et un mauvais écrivain. Permettez-moi de me citer comme exemple. Si je n'avais pas reçu en naissant, sinon le talent, du moins le goût de la poésie, je n'aurais pas eu la tête farcie de rêveries qui me faisaient prendre le commerce comme un moyen de vivre, jamais comme un but sérieux de la vie. Je me serais brisé tout entier aux affaires, et j'aurais aujourd'hui l'avenir assuré. Au lieu de cela, qu'est-il arrivé? J'ai été un mauvais marchand et un médiocre poète. Vous avez fondé une revue que vous donnez presque pour rien. C'est très beau pour les lecteurs. Ne pensez-vous pas
que si l'on s'occupait un peu plus de ceux qui produisent et un peu moins de ceux qui consomment, la littérature canadienne ne s'en porterait que mieux? Si une société se formait pour fournir le pain à un sou la livre, à la condition de ne pas payer les boulangers, croyez-vous que ceux-ci s'empresseraient d'aller offrir leur travail à la susdite société? Puisque tout travail mérite salaire, il faut donc que l'écrivain trouve dans le produit de ses veilles, sinon la fortune, du moins le morceau de pain nécessaire à sa susbsistance. Autrement vous n'aurez que des écrivains amateurs.
Vous savez ce que valent les concerts d'amateurs; c'est quelquefois joli, ce n'est jamais beau. La demoiselle qui chante: Robert, toi que j'aime, sera toujours à cent lieues de la Pasta ou de la Malibran. Le meilleur joueur de violon d'une société philharmonique ne sera toujours qu'un racleur, comparé à Vieuxtemps ou a Sivori. La littérature d'amateurs ne vaut guère mieux que la musique d'amateurs. Pour devenir un grand artiste, il faut donner toute son intelligence, tout son temps à des études sérieuses, difficiles et suivies. Pour parvenir à écrire en maître, il faut également faire de l'étude non pas un moyen de distraction, mais l'emploi et le but de toute son existence. Lisez la vie de tous les géants qui dominent la littérature, et vous verrez que le travail a été au moins pour autant dans leurs succès que le génie qu'ils avaient reçu de Dieu. Tous les grands noms de la littérature actuelle sont ceux de piocheurs, et ils ont trouvé dans leur labeur incessant la fortune en même temps que la gloire. Pour qu'un écrivain puisse ainsi se livrer à un travail assidu, il faut qu'il soit sûr au moins de ne pas mourir de faim. Pour donner le pain quotidien au jeune homme qui a le désir et la capacité de cultiver les lettres, il faudrait fonder en Canada une revue qui paierait cinq, dix et même quinze sous la ligne les oeuvres réellement supérieures. Quand un jeune auteur recevrait pour un travail d'un mois, pendant lequel il aurait produit 400 à 500 lignes bien limées, bien polies, soixante à quatre-vingts piastres, comme il trouverait dans cette somme de quoi vivre pendant deux mois, soyez sûr que, s'il avait réellement le mens divinior, il continuerait un métier qui, en lui donnant le nécessaire, lui apporterait encore la gloire par- dessus le marché!
Mais comment arriver à ce résultat? Par une société en commandite. C'est ainsi qu'ont été fondées toutes les grandes revues européennes. On perd de l'argent les premières années, mais un jour vient où le goût public s'épure par la production constante d'oeuvres grandes et belles, et alors la revue qui a produit cet heureux changement, voit chaque mois sa liste d'abonnés augmenter, et cette affaire, qui ne semblait d'abord n'être qu'un sacrifice patriotique, devient bientôt une excellente opération commerciale. Il en a été de même dans tous les pays. Pourquoi en serait-il autrement dans le Canada?
On jette, chaque année, des capitaux dans des entreprises qui présentent beaucoup plus de risques aux actionnaires et qui n'ont pas pour elles le mérite de contribuer à conserver notre langue, le second boulevard de notre nationalité, puisque la religion en est le premier.
J'ai souvent rêvé à cela dans les longues heures de l'exil. J'ai tout un plan dans la tête, mais les bornes d'une lettre ne me permettent pas de vous le détailler aujourd'hui. D'ailleurs la tête me fait toujours un peu souffrir, et je suis éreinté
quand j'écris trop longtemps. Je finirai demain cette trop longue missive...
Ce qui manque chez nous, c'est la critique littéraire. Je ne sais si, depuis que j'ai quitté le pays, on a fait des progrès dans cette partie essentielle de la littérature; mais de mon temps c'était pitoyable. Les journaux avaient tous la même formule, qui consistait en une réclame d'une dizaine de lignes.
Pour parler de vers, on disait: « Notre poète, etc. » S'agissait-il de faire mousser la boutique d'un chapelier qui avait fait cadeau d'un gibus au rédacteur, on lisait: «Notre intelligent et entreprenant M*** vient d'inventer un chapeau, etc. » Réclames pour poésies, pour chapeaux, pour modes, etc., tout était pris dans le même tas.
Dans votre article sur le mouvement littéraire, vous venez de placer la critique dans sa véritable voie; comme vous aviez pour but de montrer la force de notre littérature canadienne, vous avez dû naturellement me montrer que le beau côté de la médaille. Si je me permettais de vous adresser une prière, ce serait de continuer ce travail plus en détail, en louant ce qui est beau, en flagellant ce qui est mauvais. C'est le seul moyen d'épurer le goût des auteurs et des lecteurs. Personne n'est mieux doué que vous pour créer au Canada la critique littéraire.
Du long verbiage qui précède, je tire cette conclusion: aussi longtemps que nos écrivains seront placés dans les conditions où ils se trouvent maintenant, le Canada pourra bien avoir de temps en temps, comme par le passé, des accidents littéraires, mais il n'aura pas de littérature nationale.
Dans votre lettre du 1er juin 1864, à laquelle des douleurs physiques et morales m'ont empêché de répondre, vous me demandez de vous envoyer la fin de mon poème des Trois morts. Cette oeuvre n'est pas terminée, et des sept ou huit cents vers qui sont composés pas un seul n'est écrit. Dans la position où je me trouve, je dois chercher à gagner le pain quotidien avant de songer à la littérature. Ma tête, fatiguée par de rudes épreuves, ne me permet pas de travailler beaucoup. Ce que vous me demandez, d'autres amis me l'on également demandé, en m'écrivant que je devais cela à mon pays. Ces phrases sont fort belles, mais elles sont aussi vides qu'elles sont sonores. Je sais parfaitement que mon pays n'a pas besoin de mes faibles travaux, et qu'il ne me donnera jamais un sou pour m'empêcher de crever de faim sur la terre de l'exil. Il est donc tout naturel que j'emploie à gagner ma vie les forces qui me restent. J'ai bien deux mille vers au moins qui traînent dans les coins et les recoins de mon cerveau. À quoi bon les en faire sortir? Je suis mort à l'existence littéraire. Laissons donc ces pauvres vers pourrir tranquillement dans la tombe que je leur ai creusée au fond de ma mémoire. Dire que je ne fais plus de poésie serait mentir. Mon imagination travaille toujours un peu.
J' ébauche, mais je ne termine rien, et, suivant ma coutume, je n'écris rien. Je ne chante que pour moi. Dans la solitude qui s'est faite autour de moi, la poésie est plus qu'une distraction, c'est un refuge. Quand le trappeur parcourt les forêts du nouveau monde, pour charmer la longueur de la route solitaire, il chante les refrains naïfs de son enfance, sans s'inquiéter si l'oiseau dans le feuillage ou le castor au bord de la rivière prête l'oreille à ses accents. Il chante pour ranimer son courage et non pour faire admirer sa voix: ainsi de moi.
J'ai reçu hier les journaux qui m'apprennent la mort de Garneau. Le Canada est bien éprouvé depuis quelque temps. C'est une perte irréparable. C'était un grand talent et, ce qui vaut mieux, un beau caractère. Si ma tête me le permet, je veux payer mon tribut à cette belle et grande figure. Je vous enverrai cela, et vous en ferez ce que vous voudrez.
Votre tout dévoué. août 1866. Cher monsieur, Je ne saurais vous exprimer le bonheur que j'ai éprouvé en lisant votre lettre du 29 juin. Vos paroles sympathiques et consolantes ont ramené un peu de sérénité dans mon âme accablée par les douleurs du passé, les tristesses du présent et les sombres incertitudes de l'avenir. Cette lettre, je l'ai lue et relue bien des fois et je la relirai encore; car me reportant à ces jours heureux où je pouvais causer avec vous de cette littérature canadienne que j'ai, sinon bien servie, du moins tant aimée, cette lecture saura chasser les idées noires qui trop souvent s'emparent de moi. En même temps que votre lettre, le courrier m'a apporté la notice biographique de Garneau. Ce petit volume m'a causé le plus grand plaisir. Le style est élégant et sobre, comme il convient au sujet, et on sent à chaque page courir le souffle du patriotisme le plus vrai. Tous les hommes intelligents endosseront le jugement que vous portez sur notre historien national. On ne saurait apprécier ni mieux ni
en meilleurs termes la plus belle oeuvre de notre jeune littérature. Il est mort à la tâche, notre cher et grand historien. Il n'a connu ni les splendeurs de la richesse, ni les enivrements du pouvoir. Il a vécu humble, presque pauvre, loin des plaisirs du monde, cachant avec soin les rayonnements de sa haute intelligence pour les concentrer sur cette oeuvre qui dévora sa vie en lui donnant l'immortalité. Garneau a été le flambeau qui a porté la lumière sur notre courte mais héroïque histoire et c'est en se consumant lui-même qu'il a éclairé ses compatriotes. Qui pourra jamais dire de combien de déceptions, de combien de douleurs se compose une gloire? Dieu seul connaît, dites-vous, les trésors d'ignorance que renferme notre pays. D'après votre lettre je dois conclure que, loin de progresser, le goût littéraire a diminué chez nous. Si j'ai bonne mémoire, le Foyer canadien avait deux mille abonnés à son début, et vous me dites que vous ne comptez plus que quelques centaines de souscripteurs. À quoi cela tient-il?
À ce que nous n'avons malheureusement qu'une société d'épiciers. J'appelle épicier tout homme qui n'a d'autre savoir que celui qui lui est nécessaire pour gagner sa vie, car pour lui la science est un outil, rien de plus. L'avocat qui n'étudie que les Pandectes et les Statuts refondus, afin de se mettre en état de gagner une mauvaise cause et d'en perdre une bonne; le médecin qui ne cherche dans les traités d'anatomie, de chirurgie et de thérapeutique, que le moyen de vivre en faisant mourir ses patients; le notaire qui n'a d'autres connaissances que celles qu'il a puisées dans Ferrière et dans Massé, ces deux sources d'où coulent si abondamment ces oeuvres poétiques que l'on nomme protêts et contrats de vente; tous ces gens-là ne sont que des épiciers. Comme le vendeur de mélasse et de cannelle, ils ne savent, ils ne veulent savoir que ce qui peut rendre leur métier profitable. Dans ces natures pétrifiées par la routine, la pensée n'a pas d'horizon. Pour elles, la littérature française n'existe pas après le dix-huitième siècle. Ces messieurs ont bien entendu parler vaguement de Chateaubriand et de Lamartine, et les plus forts d'entre eux ont peut-être lu les Martyrs et quelques vers des Méditations. Mais les noms d'Alfred de Musset, de Gautier, de Nicolas, d'Ozanam, de Mérimée, de Ravignan, de Lacordaire, de Nodier, de Sainte- Beuve, de Cousin, de Gerbet, etc., enfin de toute cette pléiade de grands écrivains, la gloire et la force de la France du dix- neuvième siècle, leur sont presque complètement inconnus. N'allez pas leur parler des classiques étrangers, de Dante, d'Alfieri, de Goldoni, de Goethe, de Métastase, de Lope de Vega, de Calderon, de Schiller, de Schlegel, de Lemondorff, etc., car ils ne sauraient ce que vous voulez dire. Si ces gens- là ne prennent pas la peine de lire les chefs-d'oeuvre de l'esprit humain, comment pourrions-nous espérer qu'ils s'intéresseront aux premiers écrits de notre littérature au berceau? Les épiciers s'abonnent volontiers à une publication nouvelle, afin de se donner du genre et de se poser en protecteurs des entreprises naissantes; mais, comme cette mise de fonds, quelque minime qu'elle soit, ne leur rapporte ni plaisir (margaritas ante porcos) ni profit, ils ont bien soin de ne pas renouveler leur abonnement.
Le patriotisme devrait peut-être, à défaut du goût des lettres, les porter à encourager tout ce qui tend à conserver la langue de leurs pères. Hélas! vous le savez comme moi, nos messieurs riches et instruits ne comprennent l'amour de la
patrie que lorsqu'il se présente sous la forme d'actions de chemin de fer et de mines d'or promettant de beaux dividendes, ou bien encore quand il leur montre en perspective des honneurs politiques, des appointements et surtout des chances de jobs. Avec ces hommes vous ferez de bons pères de famille, ayant toutes les vertus d'une épitaphe; vous aurez des échevins, des marguilliers, des membres du parlement, voire même des ministres, mais vous ne parviendrez jamais à créer une société littéraire, artistique, et je dirai même patriotique, dans la belle et grande acception du mot.
Les épiciers étant admis, nous n'avons malheureusement pas le droit de nous étonner si le Foyer canadien, qui avait deux mille abonnés à sa naissance, n'en compte plus que quelques centaines. Pendant plus de quinze ans, j'ai vendu des livres et je sais à quoi m'en tenir sur ce que nous appelons, chez nous, un homme instruit. Qui nous achetait les oeuvres d'une valeur réelle? Quelques étudiants, quelques jeunes prêtres, qui consacraient aux chefs-d'oeuvre de la littérature moderne les petites économies qu'ils pouvaient réaliser. Les pauvres donnent souvent plus que les riches; les produits de l'esprit trouvent plus d'acheteurs parmi les petites bourses que parmi les grandes. Du reste, cela se conçoit. Le pauvre intelligent a besoin de remplacer par les splendeurs de la pensée les richesses matérielles qui lui font défaut, tandis que le riche a peut-être peur que l'étude ne lui apprenne à mépriser cette fortune qui suffit, non pas à son bonheur, mais à sa vanité. En présence de ce déplorable résultat de quatre années de travaux et de sacrifices de la part des directeurs du Foyer canadien, je suis bien obligé d'avouer que vous avez raison, cent fois raison, de traiter mon plan de rêve
irréalisable. Il ne nous reste donc plus qu'à attendre des jours meilleurs. Attendre et espérer, n'est-ce pas là le dernier mot de toutes les illusions perdues comme de toutes les affections brisées? Pourquoi Fréchette n'écrit-il plus? Est-ce que le res angusta domi aurait aussi éteint la verve de ce beau génie? N'aurait-on pas un peu le droit de l'appeler marâtre cette patrie canadienne qui laisse ainsi s'étioler cette plainte pleine de sève, qui a déjà produit ces fleurs merveilleuses qui se nomment Mes loisirs? Alfred de Musset a dit dans Rolla:
Je suis venu trop tard dans un pays trop vieux.
Fréchette pourra dire:
Je suis venu trop tôt dans un pays trop jeune.
Vous voulez bien me demander de nouveau la fin de mes Trois morts, et vous m'offrez même une rémunération pécuniaire. Je vous remercie de tout mon coeur de l'importance que vous voulez bien attacher à mes pauvres vers. Je ne sais pas trop quand je pourrai me rendre à votre désir. J'ai bien, il est vrai, 700 à 800 vers composés et mis en réserve dans ma mémoire, mais la seconde partie est à peine ébauchée, tandis que la troisième est beaucoup plus avancée. Il faudrait donc combler les lacunes et faire un ensemble. Puis il y a bientôt quatre ans que ces malheureux vers sont enfermés dans les tiroirs de mon cerveau. Ils doivent avoir une pauvre mine et ils auraient joliment besoin d'être époussetés; c'est un travail que je ne me sens pas le courage de faire pour le moment. Puisque le Foyer canadien ne compte plus que quelques centaines d'abonnés, ce n'est pas
dans la caisse de cette publication que vous pourriez trouver les honoraires que vous m'offrez. C'est donc dans votre propre bourse que vous iriez les chercher. Pourquoi vous imposer ce sacrifice? Le public canadien se passera parfaitement de mon poème, et moi je ne tiens pas du tout à le publier. Qu'est-ce que cela peut me faire? Quand j'aurai le temps et la force, car depuis que j'ai reçu votre lettre j'ai été très malade, je mettrai un peu en ordre tout ce que j'ai dans la tête, et je vous enverrai ces oeuvres dernières comme un témoignage de ma reconnaissance pour la sympathie que vous me témoignez dans le malheur. Je ne vous demanderai pas de livrer ces poèmes à la publicité, mais seulement de les garder comme un souvenir. Oui, vous m'avez parfaitement compris quand vous me dites que je n'avais nulle ambition, si ce n'est de causer poésie avec quelques amis et de leur lire de temps en temps quelque poème fraîchement éclos. Rêver en écoutant chanter dans mon âme l'oiseau bleu de la poésie, essayer quelquefois de traduire en vers les accords qui berçaient mes rêveries, tel eût été le bonheur pour moi. Les hasards de la vie ne m'ont malheureusement pas permis de réaliser ces désirs de mon coeur. Aujourd'hui j'ai trente-neuf ans, c'est l'âge où l'homme, revenu des errements de ses premières années, et n'ayant pas encore à redouter les défaillances de la vieillesse, entre véritablement dans la pleine possession de ses facultés. Il me semble que j'ai encore quelque chose dans la tête. Si j'avais le pain quotidien assuré, j'irais demeurer chez quelque bon curé de campagne, et là je me livrerais complètement au travail. Peut-être est-ce une illusion, mais je crois que je pourrais encore produire quelques bonnes pages. J'ai dans mon cerveau bien des ébauches de poèmes, qui,
travaillés avec soin, auraient peut-être une valeur. Je voudrais aussi essayer la prose, ce mâle outil, comme l'appelle Veuillot; y réussirais-je? je n'en sais rien. Mais tout cela est impossible. Il ne me reste plus qu'à bercer dans mon imagination ces poèmes au maillot, et à chercher dans leurs premiers vagissements ces beaux rêves d'or qu'une mère est toujours sûre de trouver près du berceau de son enfant. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Octave Crémazie (1827-1879) OCTAVE CREMAZIE III Lun 30 Juil - 11:21 | |
| Votre tout dévoué.
P. S. - Je vous écrirai bientôt une seconde lettre à propos de M. Thibault et du Foyer canadien, la présente étant déjà bien assez longue.
Cette seconde lettre annoncée par M. Crémazie avait été provoquée par une critique assez vive que M. Norbert Thibault, ancien professeur à l'École normale Laval, avait publiée dans le Courrier du Canada sur la Promenade de trois morts. Le poète s'y peint lui-même avec une ironie piquante. Il s'élève ensuite à des considérations esthétiques que n'auraient reniées ni Lessing, ni Cousin, et qui nous font voir un homme familier avec tous les maîtres en cette science: Schiller, Tieck, Winckelmann, Schlegel, etc., etc. Au commencement de cette lettre, il signale d'une main sûre les fautes trop réelles que l'inexpérience avait fait commettre aux directeurs du Foyer canadien, et qui furent les principales causes de sa chute. Dans cette lettre d'Octave Crémazie, encore plus que dans les précédentes, il y a des retours sur lui-même qui jettent du
jour sur sa vie d'exil et qui mettent à découvert les plaies toujours saignantes de cette âme brisée. On en trouvera des expressions non moins douloureuses dans la suite de sa correspondance. janvier 1867.
Cher monsieur, Nous voici à la fin de janvier, et je n'ai pas encore tenu la promesse que je vous faisais dans ma lettre du 10 août. Depuis, j'ai eu le bonheur de lire les paroles sympathiques et bienveillantes que vous m'avez adressées au mois d'octobre. Je suis soumis depuis assez longtemps à un traitement médical qui a pour but de me débarrasser de ces douleurs de tête qui ne m'ont presque jamais quitté depuis quatre ans. C'est ce qui vous explique pourquoi j'ai tant tardé à répondre à vos lettres si bonnes et si amicales. Aujourd'hui que ma tête est en assez bon état, je viens causer avec vous du Foyer canadien et de la critique des Trois morts.
Permettez-moi de vous dire que, dans mon opinion, le Foyer canadien ne réalise pas les promesses de son début. La rédaction manque de variété. Vous avez publié des oeuvres remarquables sans doute: les travaux de l'abbé Ferland, le Jean Rivard de Lajoie, votre étude sur le mouvement littéraire en Canada, votre biographie de Garneau peuvent figurer avec honneur dans les grandes revues européennes; mais on cherche vainement dans votre recueil les noms des jeunes écrivains qui faisaient partie du comité de collaboration formé à la naissance du Foyer. Pourquoi toutes
ces voix sont-elles muettes? Pourquoi Fréchette, Fiset, Lemay, Alfred Garneau n'écrivent-ils pas? De ces deux derniers, j'ai lu une pièce, peut-être deux, depuis bientôt quatre ans. Il ne m'a pas été donné d'admirer une seule fois dans le Foyer le génie poétique de Fréchette. Je reçois ici les journaux de Québec et je vois dans leurs colonnes le sommaire des articles publiés par la Revue canadienne de Montréal. Comment se fait-il donc que presque tous les jeunes littérateurs québecquois écrivent dans cette revue au lieu de donner leurs oeuvres à votre recueil? Est-ce que, par hasard, leurs travaux seraient payés par les éditeurs de Montréal? J'en doute fort. La métropole commerciale du Canada n'a pas, jusqu'à ce jour, plus que la ville de Champlain, prodigué de fortes sommes pour enrichir les écrivains. Il y a dans ce fait quelque chose d'anormal que je ne puis m'expliquer.
Dès la naissance du Foyer canadien, j'ai regretté de voir, comme dans les Soirées canadiennes, chacun de ses numéros rempli par une seule oeuvre. Avec ce système, le Foyer n'est plus une revue; c'est tout simplement une série d'ouvrages publiés par livraisons. Une oeuvre, quelque belle qu'elle soit, ne plaît pas à tout le monde; il est donc évident que si, pendant cinq ou six mois, un abonné ne trouve dans le Foyer qu'une lecture sans attrait pour lui, il prendra bientôt votre recueil en dégoût et ne tardera pas à se désabonner. Si, au contraire, chaque livraison apporte au lecteur des articles variés, il trouvera nécessairement quelque chose qui lui plaira et il demeurera un abonné fidèle. Je crois sincèrement que le plus vite le Foyer abandonnera la voie qu'il a suivie jusqu'à ce jour, le mieux ce sera pour ses intérêts.
Ne pouvant remplir toutes les pages du Foyer avec les produits indigènes, la direction de ce recueil fait très bien d'emprunter quelques gerbes à l'abondante récolte de la vieille patrie. Ce que je ne comprends pas, pardonnez-moi ma franchise, c'est le choix que les directeurs ont fait du Fratricide. D'abord ce n'est pas une nouveauté, car, dans les premiers temps que j'étais libraire, il y a déjà vingt ans, nous vendions ce livre. Puisque vous faites une part aux écrivains français, il me semble qu'il faudrait prendre le dessus du panier. Le vicomte Walsh peut avoir une place dans le milieu du panier, mais sur le dessus, jamais. J'ai un peu étudié les oeuvres littéraires du 19ème siècle, j'ai lu bien des critiques, et jamais, au grand jamais, je n'ai vu citer l'auteur du Fratricide comme un écrivain du premier ordre; et s'il me fallait prouver qu'il est le premier parmi les seconds, je crois que je serais fort empêché.
Écrivain catholique et légitimiste, le vicomte Walsh a été sous Louis-Philippe la coqueluche du faubourg Saint- Germain, mais n'a jamais fait un grand tapage dans le monde littéraire. Il a publié un Voyage à Locmaria qui l'a posé on ne peut mieux auprès des vieilles marquises qui ne juraient que par Henri V et la duchesse de Berry. Quelques années plus tard, son Tableau poétique des fêtes chrétiennes le faisait acclamer par la presse catholique comme le successeur de Chateaubriand. Cet engouement est passé depuis longtemps et de tout ce feu de paille, s'il reste une étincelle pour éclairer dans l'avenir le nom du noble vicomte, ce sera certainement le Tableau poétique des fêtes chrétiennes. Qu'il y a loin de Walsh, écrivain excellent au point de vue moral et religieux, mais médiocre littérateur, à ces beaux génies catholiques qui se nomment Gerbet, Montalembert,
Ozanam, Veuillot, Brizeux, etc. Ne croyez-vous pas que vos lecteurs apprécieraient quelques pages de la Rome chrétienne de Gerbet, des Moines d'Occident de Montalembert, Du Dante et de la philosophie du 18ème siècle d'Ozanam, des Libres penseurs de Louis Veuillot? Et ce charmant poète breton, Brizeux, ne trouverait-il pas aussi des admirateurs sur les bords du Saint-Laurent?
Je ne cite que les écrivains catholiques, mais ne pourrait- on pas également faire un choix parmi les auteurs ou indifférents ou hostiles? Puisque dans nos collèges on nous fait bien apprendre des passages de Voltaire, pourquoi ne donneriez-vous pas à vos abonnés ce qui peut se lire de maîtres tels que Hugo, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, Guizot, Mérimée, etc.? Ne vaut-il pas mieux faire sucer à vos lecteurs la moelle des lions que celle des lièvres? Je crois que le goût littéraire s'épurerait bientôt en Canada si les esprits pouvaient s'abreuver ainsi à une source d'où couleraient sans cesse les plus belles oeuvres du génie contemporain. Le roman, quelque religieux qu'il soit, est toujours un genre secondaire; on s'en sert comme du sucre pour couvrir les pilules lorsqu'on veut faire accepter certaines idées bonnes ou mauvaises. Si les idées, dans leur nudité, peuvent supporter les regards des honnêtes gens de goût, à quoi bon les charger d'oripeau et de clinquant? C'est le propre des grands génies de donner à leurs idées une telle clarté et un tel charme, qu'elles illuminent toute une époque sans avoir besoin d'endosser ces habits pailletés que savent confectionner les esprits médiocres de tous les temps. Ne croyez-vous pas qu'il vaudrait mieux ne pas donner de romans à vos lecteurs (je parle de la partie française, car le roman vous sera nécessairement imposé par la littérature
indigène), et les habituer à se nourrir d'idées sans mélange d'intrigues et de mise en scène? Je puis me tromper, mais je suis convaincu que le plus tôt on se débarrassera du roman, même religieux, le mieux ce sera pour tout le monde. Mais je m'aperçois que je bavarde et que vous allez me répondre: C'est très joli ce que vous me chantez là, mais pour faire ce choix dans les oeuvres contemporaines, il faudrait d'abord les acheter, ensuite il faudrait payer un rédacteur pour cueillir cette moisson; or vous savez que nous avons à peine de quoi payer l'imprimeur.
Mettons que je n'aie rien dit et parlons d'autre chose. Plus je réfléchis sur les destinées de la littérature canadienne, moins je lui trouve de chances de laisser une trace dans l'histoire. Ce qui manque au Canada, c'est d'avoir une langue à lui. Si nous parlions iroquois ou huron, notre littérature vivrait. Malheureusement, nous parlons et écrivons d'une assez piteuse façon, il est vrai, la langue de Bossuet et de Racine. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons toujours, au point de vue littéraire, qu'une simple colonie; et quand bien même le Canada deviendrait un pays indépendant et ferait briller son drapeau au soleil des nations, nous n'en demeurerions pas moins de simples colons littéraires. Voyez la Belgique, qui parle la même langue que nous. Est-ce qu'il y a une littérature belge? Ne pouvant lutter avec la France pour la beauté de la forme, le Canada aurait pu conquérir sa place au milieu des littératures du vieux monde, si parmi ses enfants il s'était trouvé un écrivain capable d'initier, avant Fenimore Cooper, l'Europe à la grandiose nature de nos forêts, aux exploits légendaires de nos trappeurs et de nos voyageurs. Aujourd'hui, quand bien même un talent aussi puissant que celui de l'auteur du Dernier des Mohicans se
révélerait parmi nous, ses oeuvres ne produiraient aucune sensation en Europe, car il aurait l'irréparable tort d'arriver le second, c'est-à-dire trop tard. Je le répète, si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l'attention du vieux monde. Cette langue, mâle et nerveuse, née dans les forêts de l'Amérique, aurait cette poésie du cru qui fait les délices de l'étranger. On se pâmerait devant un roman ou un poème traduit de l'iroquois, tandis que l'on ne prend pas la peine de lire un livre écrit en français par un colon de Québec ou de Montréal. Depuis vingt ans, on publie chaque année, en France, des traductions de romans russes, scandinaves, roumains. Supposez ces mêmes livres écrits en français, ils ne trouveraient pas cinquante lecteurs. La traduction a cela de bon, c'est que si un ouvrage ne nous semble pas à la hauteur de sa réputation, on a toujours la consolation de se dire que ça doit être magnifique dans l'original.
Mais qu'importe après tout que les oeuvres des auteurs canadiens soient destinées à ne pas franchir l'Atlantique. Ne sommes-nous pas un million de Français oubliés par la mère patrie sur les bords du Saint-Laurent? N'est-ce pas assez pour encourager tous ceux qui tiennent une plume que de savoir que ce petit peuple grandira et qu'il gardera toujours le nom et la mémoire de ceux qui l'auront aidé à conserver intact le plus précieux de tous les trésors: la langue de ses aïeux? Quand le père de famille, après les fatigues de la journée, raconte à ses nombreux enfants les aventures et les accidents de sa longue vie, pourvu que ceux qui l'entourent s'amusent et s'instruisent en écoutant ses récits, il ne s'inquiète pas si le riche propriétaire du manoir voisin connaîtra ou ne connaîtra pas les douces et naïves histoires qui font le charme de son
foyer. Ses enfants sont heureux de l'entendre, c'est tout ce qu'il demande.
Il en doit être ainsi de l'écrivain canadien. Renonçant sans regret aux beaux rêves d'une gloire retentissante, il doit se regarder comme amplement récompensé de ses travaux s'il peut instruire et charmer ses compatriotes, s'il peut contribuer à la conservation, sur la jeune terre d'Amérique, de la vieille nationalité française.
Maintenant, parlons un peu de M. Thibault et de sa critique de mes oeuvres. Le jeune écrivain a certainement du talent, et je le félicite d'avoir su blâmer franchement ce qui lui a semblé mauvais dans mon petit bagage poétique. Dans une de mes lettres je vous disais que ce qui manquait à notre littérature, c'était une critique sérieuse. Grâce à M. Thibault, qui a su faire autrement et mieux que ses prédécesseurs, la critique canadienne sortira bientôt de la voie ridicule dans laquelle elle a marché jusqu'à ce jour. M. le professeur de l'École normale n'a que des éloges pour toutes les pièces qui ont précédé la Promenade de trois morts. Ses appréciations ne sont pas toutes conformes aux miennes, mais comme un père ne voit pas les défauts de ses enfants, je confesse humblement que le critique qui est tout à fait désintéressé dans la question doit être un meilleur juge que moi. Pour M. Thibault, comme pour beaucoup de mes compatriotes, le Drapeau de Carillon est un magnifique poème historique. Je crois vous l'avoir déjà dit: à mon avis, c'est une pauvre affaire, comme valeur littéraire, que ce Drapeau qui a volé sur toutes les lèvres, d'après mon bienveillant critique. Ce qui a fait la fortune de ce petit poème, c'est l'idée seule, car, pour la forme, il ne vaut pas cher. Il faut bien le dire, dans notre pays on n'a pas le goût très délicat en fait de poésie.
Faites rimer un certain nombre de fois gloire avec victoire, aïeux avec glorieux, France avec espérance; entremêlez ces rimes de quelques mots sonores comme notre religion, notre patrie, notre langue, nos lois, le sang de nos pères; faites chauffer le tout à la flamme du patriotisme, et servez chaud. Tout le monde dira que c'est magnifique. Quant à moi, je crois que si je n'avais pas autre chose pour me recommander comme poète que ce malheureux Drapeau de Carillon, il y a longtemps que ma petite réputation serait morte et enterrée aux yeux des littérateurs sérieux. À la vogue du magnifique poème historique, comparez l'accueil si froid qui fut fait à la pièce intitulée les Morts. Elle parut, le le' novembre 1856, dans le Journal de Québec. Pas une seule autre feuille n'en souffla mot, et pourtant, c'est bien ce que j'ai fait de moins mal. L'année suivante, Chauveau reproduisit cette pièce dans le Journal de l'Instruction publique, et deux ou trois journaux en parlèrent dans ce style de réclame qui sert à faire l'éloge d'un pantalon nouveau tout aussi bien que d'un poème inédit.
M. Thibault me reproche de n'avoir pas donné, dans la Fiancée du marin, plus de vigueur d'âme à mes héroïnes et de ne pas leur faire supporter plus chrétiennement leur malheur. Si la mère et la jeune fille trouvaient dans la religion une consolation à leur désespoir, ce serait plus moral, sans doute, mais où serait le drame? Cette légende n'en serait plus une, ce ne serait plus que le récit d'un accident comme il en arrive dans toutes les familles. On ne fait pas de poèmes, encore bien moins de légendes, avec les faits journaliers de la vie. D'ailleurs, la mère tombe à l'eau par accident et la fiancée ne se précipite dans les flots que lorsque son âme a déjà sombré dans la folie. Où donc la morale est-elle méconnue dans tout ce petit poème? La morale est une grande chose, mais il ne faut pas essayer de la mettre là où elle n'a que faire. M. Thibault doit bien savoir que lorsque la folie s'empare d'un cerveau malade, cette pauvre morale n'a plus qu'à faire son paquet.
Si le critique du Courrier du Canada est tout miel pour mes premiers écrits, ce n'est que pour mieux tomber à bras raccourci sur mes pauvres Trois morts, qui n'en peuvent mais.
Les dieux littéraires de M. Thibault ne sont pas les miens; cramponné à la littérature classique, il rejette loin de lui cette malheureuse école romantique, et c'est à peine s'il daigne reconnaître qu'elle a produit quelques oeuvres remarquables. Pour moi, tout en admirant les immortels chefs-d'oeuvre du ème siècle, j'aime de toutes mes forces cette école romantique qui a fait éprouver à mon âme les jouissances les plus douces et les plus pures qu'elle ait jamais senties. Et encore aujourd'hui, lorsque la mélancolie enveloppe mon âme comme un manteau de plomb, la lecture d'une méditation de Lamartine ou d'une nuit d'Alfred de Musset me donne plus de calme et de sérénité que je ne saurais en trouver dans toutes les tragédies de Corneille et de Racine. Lamartine et Musset sont des hommes de mon temps. Leurs illusions, leurs rêves, leurs aspirations, leurs regrets trouvent un écho sonore dans mon âme, parce que moi, chétif, à une distance énorme de ces grands génies, j'ai caressé les mêmes illusions, je me suis bercé dans les mêmes rêves et j'ai ouvert mon coeur aux mêmes aspirations pour adoucir l'amertume des mêmes regrets. Quel lien peut-il y avoir entre moi et les héros des tragédies? En quoi la destinée de ces rois, de ces reines peut-elle m'intéresser? Le style du poète est splendide, il flatte mon oreille et enchante mon esprit; mais les idées de ces hommes d'un autre temps ne disent rien ni a mon âme, ni a mon coeur.
Le romantisme n'est après tout que le fils légitime des classiques; seulement les idées et les moeurs n'étant plus au ème siècle ce qu'elles étaient au 17ème' l'école romantique a dû nécessairement adopter une forme plus en harmonie avec les aspirations modernes, et les éléments de cette forme nouvelle, c'est au 17ème siècle qu'elle est allée les demander. Le classique, si je puis m'exprimer ainsi, c'est le grand-père que l'on vénère, parce qu'il est le père de votre père, mais qui ne peut prétendre à cette tendresse profonde que l'on réserve pour celui qui aida notre mère à guider nos premiers pas dans le chemin de la vie.
M. Thibault préfère son grand-père, j'aime mieux mon père.
Des dieux que nous servons telle est la différence.
Je n'ai nullement le désir de faire l'éloge du romantisme, et ce n'est pas à vous, l'auteur des Légendes canadiennes, de ces poétiques récits qui portent si profondément creusée l'empreinte de l'école contemporaine, qu'il est nécessaire de présenter une défense de cette formule de l'art au 19ème siècle.
Le romantisme n'aurait-il d'autre mérite que de nous avoir délivrés de la mythologie et de la tragédie que nous devrions encore lui élever des autels. À propos de mythologie, j'ai vu, il y a deux ans, dans les journaux canadiens une longue discussion au sujet des auteurs païens; j'ai toujours été de l'opinion de l'abbé Gaume; on nous fait
ingurgiter beaucoup trop d'auteurs païens quand nous sommes au collège. Pourquoi n'enseigne-t-on que la mythologie grecque? Les dieux scandinaves, la redoutable trinité sévienne, sont, il me semble, bien plus poétiques et surtout bien moins immoraux que cet Olympe tout peuplé de bandits et de gourgandines. Dans l'histoire des dieux scandinaves, on reconnaît les plus nobles instincts de l'humanité divinisés par la reconnaissance d'un peuple, tandis que, sous ce ciel tant vanté de la Grèce, on a élevé beaucoup plus d'autels aux vices qu'aux vertus. Cette mythologie grecque, ces auteurs païens qui déifient souvent des hommes qui méritent tout bonnement la corde, ne peuvent à mon sens inspirer aux élèves que des idées fausses et des curiosités malsaines. Est-ce que les chefs-d'oeuvre des Pères de l'Église ne peuvent pas partager avec les auteurs païens le temps que l'on consacre à l'étude du grec et du latin, et corriger l'influence pernicieuse que peuvent avoir les écrivains de l'Antiquité? Je sais bien que saint Basile et saint Jean Chrysostome, que saint Augustin et saint Bernard ne peuvent, sous le rapport littéraire, lutter avec les génies du siècle de Périclès, ni avec ceux du siècle d'Auguste; mais ne vaudrait-il pas mieux être moins fort en grec et en latin, deux langues qui ne sont en définitive que des objets de luxe pour les quatre cinquièmes des élèves, et recevoir dès l'enfance des idées saines et fortes, en rapport avec l'état social actuel, qui, malgré ses cris et ses blasphèmes, est fondé sur les grands principes chrétiens et ne vit que par eux? J'ai été heureux de voir cette discussion s'élever en Canada. Car j'ai toujours pensé, dans mon petit jugement, qu'il était bien ridicule de tant nous bourrer d'idées païennes, qui prennent les prémices de notre jeune imagination et nous laissent bien
froids devant les grandeurs splendides mais austères de la vérité chrétienne.
Mais revenons à nos moutons.
Le genre fantaisiste, dit M. Thibault, est un genre radicalement mauvais. Je crois que mon critique est dans l'erreur. La fantaisie n'est pas un genre dans le sens ordinaire du mot. Est-ce que la causerie dans un journal est un genre spécial de littérature? Quand on écrit en tête de sa prose: Causerie, cela veut dire tout simplement qu'on parlera de omnibus rebus et quibusdam aliis, comme feu Pic de la Mirandole, qu'on racontera des anecdotes, des âneries, sans prendre la peine de les lier les unes aux autres par des transitions. Il en est de même de la fantaisie, c'est un prétexte pour remuer des idées, sans avoir les bras liés par les règles ordinaires de la poétique. C'est justement parce que la fantaisie n'est pas et ne saurait être un genre qu'elle s'appelle la fantaisie, car du moment qu'elle serait soumise à des règles comme les autres parties du royaume littéraire, elle ne serait plus la fantaisie, c'est-à-dire la liberté pleine et entière dans le fond et dans la forme. Qu'est-ce que le Faust de Goethe, ce drame impossible, sinon une formidable, une titanesque fantaisie, où se heurtent, dans un monde énorme, les idées les plus étranges et les plus magnifiques?
Il y a une autre espèce de fantaisie qui consiste à donner une forme à des êtres dont l'existence est certaine, mais dont la manière d'être nous est inconnue. Les anges et les démons existent, quelle est leur forme? C'est à cette espèce de fantaisie qu'appartient la première partie de mon poème des Trois morts. Les morts dans leurs tombeaux souffrent-ils physiquement? Leur chair frémit-elle de douleur à la morsure du ver, ce roi des effarements funèbres? Je l'ignore, et je
serais bien en peine s'il me fallait prouver l'affirmative; mais je défie M. Thibault de me donner les preuves que le cadavre ne souffre plus. C'est là un de ces mystères redoutables dont Dieu a gardé le secret pour lui seul. Cette idée de la souffrance possible du cadavre m'est venue il y a plusieurs années: voici comment. J'entrai un jour dans le cimetière des Picotés, à l'époque où l'on transportait dans la nécropole du chemin Saint-Louis les ossements du Campo-Santo de la rue Couillard. En voyant ces ossements rongés, ces lambeaux de chair qui s'obstinaient à demeurer attachés à des os moins vieux que les autres, je me demandai si l'âme, partie pour l'enfer ou le purgatoire, ne souffrait pas encore dans cette prison charnelle dont la mort lui avait ouvert les portes; si, comme le soldat qui sent toujours des douleurs dans la jambe emportée par un boulet sur le champ de bataille, l'âme, dans le séjour mystérieux de l'expiation, n'était pas atteinte par les frémissements douloureux que doit causer à la chair cette décomposition du tombeau, juste punition des crimes commis par le corps avec le consentement de l'âme.
Cette pensée, qui me trottait souvent dans la tête, a donné naissance à la Promenade de trois morts. Je puis avoir mal rendu cette idée, mais c'est elle que l'on doit chercher dans cette fantaisie qui fait jeter les hauts cris à M. Thibault. La suite du poème, si jamais je la publie, lui montrera que, du moment que l'expiation est finie, la souffrance du cadavre cesse en même temps, et que les vers ne peuvent plus toucher à ces restes sanctifiés par l'âme qui vient d'être admise à jouir de la présence de Dieu. Le réalisme, pas plus que la fantaisie, ne trouve grâce aux yeux de mon critique. La nouvelle école, dit-il, a une prédilection pour tout ce qui est laid et difforme. M. Thibault se trompe. L'école romantique ne préfère pas le laid au beau, mais elle accepte la nature telle qu'elle est; elle croit qu'elle peut bien contempler, quelquefois même chanter ce que Dieu a bien pris la peine de créer. Si je puis m'exprimer ainsi, elle a démocratisé la poésie et lui a permis de ne plus célébrer seulement l'amour, les jeux, les ris, le ruisseau murmurant, mais encore d'accorder sa lyre pour chanter ce qu'on est convenu d'appeler le laid, qui n'est souvent qu'une autre forme du beau dans l'harmonie universelle de la création. Je ne dis pas, comme Victor Hugo, que le beau, c'est le laid, mais je crois qu'il n'y a que le mal qui soit laid d'une manière absolue. La prairie émaillée de fleurs est belle, mais le rocher frappé par la foudre, pour être beau d'une autre manière, l'est-il moins?
Toute cette guerre que l'on fait au réalisme est absurde. Qu'est-ce donc que ce monstre qui fait bondir tant de braves gens? C'est le 89 de la littérature qui devait nécessairement suivre le 89 de la politique; ce sont toutes les idées, toutes les choses foulées aux pieds, sans raison, par les privilégiés de l'école classique, qui viennent revendiquer leur place au soleil littéraire; et soyez sûr qu'elles sauront se la faire tout aussi bien que les serfs et les prolétaires ont su faire la leur dans la société politique.
Le réalisme, la fantaisie, est-ce qu'ils n'ont pas pour chefs Shakespeare, Dante, Byron, Goethe?
Ezéchiel, le plus poétique, à mon avis, de tous les prophètes, n'est-il pas tantôt un magnifique, un divin fantaisiste, et tantôt un sombre et farouche réaliste? La fantaisie, elle est partout. Le monde intellectuel et moral nous fournit à chaque instant matière à fantaisie, ou si vous l'aimez mieux, à hypothèse, car tout ce tapage n'est
qu'une querelle de mots. La foi et la raison nous apprennent l'existence d'un lieu de punition éternelle pour les méchants et d'un séjour de délices sans fin pour les élus. Mais sous quelle forme de souffrance le damné doit-il expier ses crimes? Comment se manifestent la bonté et la grandeur de Dieu dans la récompense de ses serviteurs? Nous en savons bien peu de chose, et la description qu'on nous en fait, qu'est-elle, sinon une sainte, une austère fantaisie? Pourquoi rechercher l'horrible? dit M. Thibault. Pourquoi s'écarter du vrai et du beau?
Je pourrais bien demander au professeur de l'École normale, qu'est-ce que le vrai, qu'est-ce que le beau en littérature? Je sais bien qu'il me répondrait tout de suite par le récit de Théramène ou par les imprécations de Camille. C'est magnifique, sans doute, mais il y a une foule de choses qui sont tout aussi belles, mais d'une autre manière; et ce qu'il appelle horrible n'est souvent qu'une des formes, non pas du beau isolé, mais du beau universel; tout cela dépend du point de vue. Et, après tout, quand ce serait aussi horrible que vous voulez bien le dire, pourquoi ne pas regarder en face ces fantômes qui vous semblent si monstrueux? Pour ma part, je crois qu'il est plus sain pour l'intelligence de se lancer ainsi à la recherche de l'inconnu, à travers ces fantaisies, horribles si vous le voulez, mais qui ont cependant un côté grandiose, que d'énerver son âme dans ces éternelles répétitions de sentiments et d'idées à l'eau de rose, qui ont traîné dans la chaire de tous les professeurs de rhétorique. S'il fallait supposer, ajoute mon jeune critique, que le corps souffrira encore des morsures du ver, que deviendrait l'existence, grand Dieu! |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Octave Crémazie (1827-1879) OCTAVE CREMAZIE III Lun 30 Juil - 11:23 | |
| - Pourquoi pas? croyez-vous donc que les tourments que Dieu infligera aux coupables ne seront pas plus terribles que les morsures de ce malheureux ver? Pour moi, je me suis toujours formé de l'enfer et du purgatoire une idée beaucoup plus formidable que M. Thibault, et je croirai en être quitte à bon marché si le bon Dieu, pour me faire expier mes péchés, ne me fait souffrir d'autres tourments que la morsure du ver. Pour le moment, je ne vois pas du tout en quoi la perspective de souffrir dans mon corps en même temps que je souffrirai dans mon âme, peut me rendre l'existence insupportable. Ce que je sais, c'est que je dois souffrir, parce que j'ai offensé le Seigneur; mais, quelle que soit la forme de cette souffrance, je suis certain que Dieu proportionnera mes forces à l'intensité de la douleur et à la longueur de l'expiation. Sommes-nous à ce point devenus sybarites que nos esprits ne puissent plus concevoir que des idées anacréontiques, que nos regards ne puissent plus s'arrêter que sur des tableaux riants comme ceux de l'antique Arcadie?... M. Thibault ne sait pas trop quel charme la douce fiancée pourrait trouver à contempler dans son bouquet nuptial le coeur de sa soeur trépassée. Ni moi non plus; mais ce que je sais, c'est que la matière ne s'anéantit pas, qu'elle se transforme au contraire et que nous sommes tous, êtres et choses, imprégnés de la poussière humaine tout aussi bien que de la poussière terrestre.
Mais il est inutile de prolonger cette discussion. M. Thibault est attaché d'une manière trop absolue à l'école classique pour que je songe à le convertir. L'éclectisme, absurde en religion et en philosophie, m'a toujours paru nécessaire en littérature. Vouloir ne regarder que par l'oeil classique, c'est rétrécir volontairement
l'horizon de la pensée. Au siècle où nous vivons, nous devons marcher en avant, en suivant, tant qu'elles ne sont pas contraires à la religion et à la morale, les aspirations de notre temps. Quand on ne marche pas, on recule, puisque ceux qui sont derrière nous vont en avant. A cette époque tourmentée d'une activité fiévreuse qui nous entraîne malgré nous, il me semble que nous devons dire comme chrétiens: Sursum corda! et, comme membres d'une société en travail d'un monde nouveau, nous devons ajouter, en politique comme en littérature: Go ahead!
Je ne connais pas M. Thibault. Je ne me rappelle même pas de l'avoir jamais vu. Si par hasard vous le rencontrez, veuillez le remercier pour moi de tout le bien qu'il a dit de mes oeuvres. Nous n'avons pas les mêmes opinions, mais si j'ai le droit d'admirer l'école actuelle, il est également dans son droit en la blâmant, voir même en la détestant. De gustibus non est disputandum.
Pour ce poème des Trois morts, voici le plan de la deuxième et de la troisième partie. Les trois amis vont frapper, le père à la porte de son fils, l'époux à celle de sa femme, le fils à celle de sa mère. Le malheureux père ne trouve chez son fils que l'orgie et le blasphème. Pour l'épouse, elle est occupée â flirter avec les soupirants à sa main, et le pauvre mari se retire tristement en se disant à lui- même:
Oui, les absents ont tort... et les morts sont absents.
Seul, le fils trouve sa mère agenouillée, pleurant toujours son enfant et priant Dieu pour lui. Un ange recueille à la fois ses prières pour les porter au ciel, et ses larmes, qui se
changent en fleurs et dont il ira parfumer la tombe d'un fils bien-aimé. Ces trois épisodes occupent toute la seconde partie. Dans la troisième, le lecteur se trouve dans l'église, le jour de la Toussaint, à l'heure où l'on récite l'office des morts. Le père et l'époux viennent demander à la mère universelle, l'Église, ce souvenir et ces prières qu'ils n'ont pu trouver à leurs foyers profanés par des affections nouvelles. Le fils les accompagne, mais son regard n'est pas morne comme celui de ses compagnons; on sent que les prières de sa mère ont déjà produit leur effet. La scène s'agrandit, le ciel et l'enfer se dévoilent aux regards des morts. Les choeurs des élus alternent avec les chants des damnés. Les habitants du ciel qui ont été sauvés par les conseils de ces morts qui souffrent encore dans le purgatoire, demandent à Dieu de les admettre dans le paradis, tandis que les damnés, pour qui ces mêmes morts ont été une cause de scandale, demandent comme une justice que ceux qui les ont perdus partagent leurs tourments. Ici je crois être dans le vrai, car il faut être bien pur pour n'avoir jamais contribué à la chute de son prochain, et il faut être bien abandonné du ciel pour n'avoir jamais, par ses conseils ou ses exemples, empêché son frère de commettre une faute, peut-être un crime. Le duo des élus et des damnés est assez difficile à faire. Le chant des maudits éternels va assez bien, mais celui des élus offre plus d'obstacles dans son exécution. L'homme, rempli de beaucoup de misères, comprend facilement les accents de la douleur et du désespoir; mais le bonheur lui est une chose tellement étrangère, qu'il ne sait plus que balbutier, quand il veut entonner un hymne d'allégresse; cependant j'espère réussir. Pendant que les morts sont dans le temple, une autre scène se passe au cimetière. Les vers, privés de leur pâture,
s'inquiètent. Ils montent sur la croix qui domine le champ du repos et regardent si leurs victimes ne reviennent pas. Un vieux ver, qui a déjà dévoré bien des cadavres, leur dit de ne pas se faire d'illusions, que tous les corps dont les âmes pardonnées monteront ce soir au ciel, deviendront pour eux des objets sacrés qu'il ne leur sera plus permis de toucher. Il y a là un chant des vers qui devra joliment bien horripiler M. Thibault. Revenons à l'église. La miséricorde divine, touchée par les prières des bienheureux et par celles des vivants qui sont purs devant le Seigneur, abrège les souffrances du purgatoire, et, s'élançant sur l'un des caps du ciel, un archange entonne le Te Deum du pardon. Voilà, en peu de mots, mon poème dans toute sa naïveté. Ce n'est pas merveilleux, mais, tel qu'il est, je crois qu'il est bien à moi et que je puis dire, comme Musset:
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.
Plusieurs le trouveront absurde, mais quand j'écris, c'est pour exprimer mes idées et non pas celles des autres. Quand finirai-je ce poème? Je n'en sais rien, je suis un peu maintenant comme Gérard de Nerval. Le rêve prend dans ma vie une part de plus en plus large; vous le savez, les poèmes les plus beaux sont ceux que l'on rêve mais qu'on n'écrit pas. Il me faudrait aussi corriger la première partie, qui renferme de trop nombreuses négligences. Dans votre dernière lettre, vous voulez bien me dire que tout un peuple est suspendu à mes lèvres. Permettez-moi de n'en rien croire. Mes compatriotes m'ont oublié depuis longtemps. Du reste, dans la position qui m'est faite, l'oubli est peut-être la chose qui me convient le mieux. Si je termine les Trois morts, ce ne
sera pas pour le public, dont je me soucie comme du grand Turc, mais pour vous qui m'avez gardé votre amitié, et pour les quelques personnes qui ont bien voulu conserver de moi un souvenir littéraire. La poésie coule par toutes vos blessures, me dites-vous encore. De tout ce que j'avais, il ne me reste que la douleur: je la garde pour moi. Je ne veux pas me servir de mes souffrances comme d'un moyen d'attirer sur moi l'attention et la pitié, car j'ai toujours pensé que c'était chose honteuse que de se tailler dans ses malheurs un manteau d'histrion. Dans mes oeuvres, je n'ai jamais parlé de moi, de mes tristesses ou de mes joies, et c'est peut-être à cette impersonnalité que je dois les quelques succès que j'ai obtenus. Aujourd'hui que je marche dans la vie entre l'isolement et le regret, au lieu d'étaler les blessures de mon âme, j'aime mieux essayer de me les cacher à moi-même en étendant sur elles le voile des souvenirs heureux. Quand le gladiateur gaulois tombait mortellement blessé au milieu du Colisée, il ne cherchait pas, comme l'athlète grec, à se draper dans son agonie et à mériter, par l'élégance de ses dernières convulsions, les applaudissements des jeunes patriciens et des affranchis. Sans s'inquiéter, sans même regarder la foule cruelle qui battait des mains, il tâchait de retenir la vie qui s'échappait avec son sang, et sa pensée mourante allait retrouver et dire un dernier adieu au ciel de sa patrie, aux affections de ses premières années, à sa vieille mère qui devait mourir sans revoir son enfant.
Tout à vous.
Le plan du poème des Trois morts que Crémazie a esquissé à grands traits à la fin de cette lettre est tout ce qui reste de cette fantaisie qu'il choyait comme l'oeuvre capitale de sa vie. Quoique l'idée et l'exécution de ce poème appartiennent bien à son auteur, il a cependant le tort d'être venu après la Comédie de la mort, de Théophile Gautier. C'est précisément le défaut que signale Crémazie à propos de nos romans historiques, qui auront toujours l'air de pastiches plus ou moins réussis de Fenimore Cooper. Pour me servir de l'expression de Crémazie lui-même, son poème d'outre- tombe a l'irréparable tort d'arriver le second, c'est-à-dire trop tard. Crémazie n'a été vraiment original que dans ses poésies patriotiques: c'est le secret de sa popularité, et son meilleur titre devant l'avenir. Nous n'étions que l'écho du sentiment populaire lorsque nous écrivions, il y a tantôt vingt ans:
Nous n'oublierons jamais l'impression profonde que produisirent sur nos jeunes imaginations d'étudiants l'Histoire du Canada de Garneau et les Poésies de Crémazie. Ce fut une révélation pour nous. Ces grandes clartés qui se levaient tout à coup sur un sol vierge, et nous en découvraient les richesses et la puissante végétation, les monuments et les souvenirs, nous ravissaient d'étonnement autant que d'admiration. Que de fois ne nous sommes-nous pas dit avec transport, à l'aspect des larges perspectives qui s'ouvraient devant nous: Cette terre si belle, si luxuriante, est celle que nous
foulons sous nos pieds, c'est le sol de la patrie! Avec quel noble orgueil nous écoutions les divers chants de cette brillante épopée! Nous suivions les premiers pionniers de la civilisation dans leurs découvertes; nous nous enfoncions hardiment avec eux dans l'épaisseur de la forêt, plantant la croix, avec le drapeau français, sur toute la ligne du Saint- Laurent et du Mississipi. Nous assistions aux faibles commencements de la colonie, aux luttes héroïques des premiers temps, aux touchantes infortunes de la race indienne, à l'agrandissement de la Nouvelle-France; puis, après les succès enivrants, les éclatantes victoires, venaient les revers; après Monongahéla, Oswégo, Carillon, venait la défaite d'Abraham; puis enfin le drapeau fleurdelisé, arrosé de notre sang et de nos larmes, retraversait les mers pour ne plus reparaître. Sur cette grandiose réalité, les brillantes strophes de M. Crémazie, alors dans tout l'éclat de son talent, jetaient par intervalle leurs rayons de gloire. Il nous rappelait, en vers splendides, les hauts faits d'armes de nos aïeux,
les jours de Carillon, Où, sur le drapeau blanc enchaînant la victoire, Nos pères se couvraient d'un immortel renom, Et traçaient de leur glaive une héroïque histoire?
Nous frémissions d'enthousiasme au récit
de ces temps glorieux, Où seuls, abandonnés par la France leur mère, Nos aïeux défendaient son nom victorieux Et voyaient devant eux fuir l'armée étrangère?
Nos yeux se remplissaient de larmes à la lecture de cette touchante personnification de la nation canadienne retracée dans le Vieux soldat canadien,
Descendant des héros qui donnèrent leur vie Pour graver sur nos bords le nom de leur patrie, La hache sur l'épaule et le glaive à la main.
Ayant survécu aux malheurs de la patrie, presque aveugle,
Mutilé, languissant, il coulait en silence Ses vieux jours désolés, réservant pour la France Ce qui restait encor de son généreux sang ; ...................................................................
Ses regards affaiblis interrogeaient la rive, Cherchant si les Français que, dans sa foi naïve, Depuis de si longs jours il espérait revoir, Venaient sous nos remparts déployer leur bannière Puis, retrouvant le feu de son ardeur première, Fier de ses souvenirs, il chantait son espoir. ...................................................................
« Pauvre soldat, aux jours de ma jeunesse, « Pour vous, Français, j'ai combattu longtemps; «Je viens encor, dans ma triste vieillesse, «Attendre ici vos guerriers triomphants. ...................................................................
«Mes yeux éteints verront-ils dans la nue << Le fier drapeau qui couronne leurs mâts ? << Oui, pour le voir, Dieu me rendra la vue ! Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?... ...................................................................
On comprend facilement l'enthousiasme que devaient exciter dans des coeurs de vingt ans ces chants si nouveaux, ces hymnes patriotiques qui ressuscitaient sous nos yeux, comme le poète le disait lui-même,
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux.
Ceux qui étaient alors en âge de goûter les beautés littéraires, peuvent redire encore tout ce qu'il y avait de charme dans la voix de ce barde canadien, debout sur le rocher de Québec, et chantant avec des accents tantôt sonores et vibrants comme le clairon des batailles, tantôt plaintifs et mouillés de larmes, comme la harpe d'Israël en exil, les bonheurs et les gémissements de la patrie. La gloire littéraire de Crémazie, si grande au Canada, n'a réveillé jusqu'à présent que de rares échos en France. L'ancienne mère patrie n'a encore acclamé qu'un seul de nos poètes. Elle a salué dans Fréchette la plus française de nos muses: le temps n'est pas éloigné où elle reconnaîtra en Crémazie le plus canadien de nos poètes. Son vers n'a pas la facture exquise qu'on admire en Fréchette, mais il respire un souffle patriotique qui fait trop souvent défaut chez l'auteur des Fleurs boréales. Malgré ses inégalités et ses imperfections, Crémazie vivra parmi nous comme le père de la poésie nationale.
Les amis de Crémazie, et il en avait dans toutes les classes, entretinrent pendant plusieurs années l'espoir de son retour. Il se forma même un comité qui se mit en rapport avec ses créanciers et qui se flatta un moment de pouvoir les désintéresser. Crémazie était tenu au courant de ces démarches, et il m'exprimait sa joie dans une lettre, en me priant d'être l'interprète de sa reconnaissance auprès de ceux qui s'employaient « à abréger les jours de son exil. »
décembre 1867. Cher monsieur, Je viens de recevoir votre amicale du 12 novembre. J'apprends avec peine que vous avez souffert d'un violent mal d'yeux. Pour ceux qui, comme vous, vivent exclusivement de la vie de la pensée, c'est bien la pire de toutes les maladies que celle qui empêche de lire et d'écrire. Vous êtes maintenant en voie de guérison. Tant mieux, non seulement pour vous, mais encore pour la littérature canadienne, qui vous doit les plus beaux fleurons de sa couronne et qui attend avec impatience les nouvelles oeuvres de votre plume. En Canada, les littérateurs ne produisent en général que des fleurs qui promettent des fruits; malheureusement ces fruits ne viennent jamais ou presque jamais. Mieux doué et plus heureux, vous avez, dès votre début, produit des fleurs et des fruits, et vous continuez, avec une persévérance digne de votre talent, à marcher d'un pied ferme dans la voie de notre littérature nationale, que vous avez si largement agrandie et si magnifiquement ornée.
Vous me demandez où j'en suis de mon pème des Trois morts. Je n'ai encore rien écrit, je vais me mettre, autant que ma tête me le permettra (car si vous êtes pris par les yeux, je suis pris par la tête), à remanier tous ces malheureux vers qui commencent à pourrir au fond de mon cerveau; je serai obligé de refaire la seconde partie, qui est pas mal satirique. Comme je me moque de beaucoup de gens dans ce second chant, je dois faire des changements considérables, car je ne puis, dans ma position actuelle et quand j'ai besoin des sympathies de tout le monde, me permettre de fronder aucune classe de la société, ni de faire des allusions à telle ou telle personne. Je croyais bien que la fin des Trois morts ne serait jamais publiée. Je voulais cependant l'écrire, et après ma mort, la laisser à ma famille avec prière de vous la remettre. Vous en auriez fait ce que vous auriez voulu. Aujourd'hui que l'on veut bien se souvenir de moi et s'occuper de me faire ouvrir les portes de la patrie, je vais me remettre au travail et faire de mon mieux. Comment pourrai-je vous exprimer toute ma reconnaissance pour la sympathie que vous m'avez toujours témoignée et dont vous me donnez encore aujourd'hui une preuve si touchante en essayant de me faciliter les moyens de revoir le ciel natal? Je ne puis que vous dire, du plus profond de mon coeur, merci, et soyez béni pour tout le bien que vous m'avez fait. Je vous prie de vous faire l'interprète de ma gratitude auprès des amis qui veulent bien se joindre à vous pour abréger les jours de mon exil. Réussirez-vous? Je n'ose l'espérer. Quel que soit le résultat de vos démarches, soit que je puisse, grâce à vous,
respirer encore l'air pur et fortifiant du Canada, soit que je doive,
Isolé dans ma vie, isolé dans ma mort,
boire jusqu'à mon dernier jour la coupe amère de l'exil, je garderai toujours dans le sanctuaire le plus intime de mon coeur le souvenir de ceux qui ne m'ont ni renié, ni oublié aux jours du malheur. Mes frères m'apprennent que l'Université Laval ne publiera pas les poèmes qu'elle a couronnés. Pourquoi? Est- ce que ces oeuvres ne sont pas dignes de voir le jour? Si c'est là la raison qui empêche la publication de ces travaux poétiques, l'Université a eu tort de les couronner. Ce n'est pas encourager la littérature que de décerner des prix à des poèmes qui ne peuvent supporter le grand jour de la publicité, c'est seulement donner une prime à la médiocrité. En Europe, quand les oeuvres soumises à un jury universitaire ne s'élèvent pas à un degré suffisant de perfection, on ne donne pas de prix: l'Académie française a été pendant trois ans sans décerner un seul prix, parce que les travaux sur lesquels elle avait à se prononcer, ne s'élevaient pas au-dessus de la médiocrité. Couronner une oeuvre parce qu'elle est moins mauvaise que dix ou vingt autres, c'est tout bonnement ridicule. Si elle n'est pas supérieure, il faut au moins qu'elle soit bonne, et si elle est bonne, elle peut sans crainte affronter les périls de l'impression. Si les poèmes couronnés à Québec ont une valeur réelle, pourquoi ne les publie-t-on pas? S'ils n'en ont point, pourquoi les a-t-on couronnés? Mes frères me conseillent de me mettre sur les rangs pour le prochain concours de l'Université Laval.
Je ne pense pas pouvoir suivre leur conseil. Il est toujours facile de faire quelques centaines de vers de pathos et de lieux communs sur n'importe quel sujet. Ces machines-là se font en une nuit, mais ce n'est pas là de la poésie sérieuse. Pour bien traiter un sujet comme celui des Martyrs de la foi en Canada, il faudrait étudier avec soin les premiers temps de notre histoire, se bien identifier avec les idées et le langage des héros qui doivent jouer un rôle dans le poème, en un mot devenir pendant un an un homme des premiers jours du 17ème siècle. Comment pourrais-je faire les études nécessaires, indispensables pour mener à bien ce poème, quand ici je n'ai pas un seul volume sur le Canada? Vous voyez donc que je suis dans des conditions qui me ferment l'entrée du concours. Puis, je vous le dirai franchement, je me sens médiocrement attiré vers ces concours qui vous imposent un sujet qu'il faut livrer à heure fixe comme un pantalon. Quand un sujet me plaît, j'aime à le traiter à mes heures et à ne le livrer à la publicité que lorsque j'en suis complètement satisfait. Un bon poème, pris de haut, sur les martyrs de la foi, demanderait 5000 ou 6000 vers et au moins un an de travail. Je parle pour moi. D'autres, mieux doués, pourraient le faire en moins de temps, mais à moi il faudrait au moins une année pour le composer tel que je le rêve. Que l'Université Laval couronne donc qui elle voudra; je ne puis me mettre sur les rangs et lutter avec mes confrères en poésie. Je regrette vivement que vos yeux ne vous permettent pas de me parler de votre voyage ne Europe. C'eût été pour moi une bonne fortune de lire les choses charmantes que votre plume si élégante et si poétique aurait écrites sur ce vieux
monde que vous venez de visiter pour la seconde fois. J'espère que plus tard je pourrai lire dans quelque revue canadienne vos souvenirs de voyage dans ces deux mères patries du Canada: Rome et la France. Encore une fois recevez l'expression de ma reconnaissance la plus profonde pour les démarches que vous voulez bien faire pour hâter la fin de mon exil et croyez moi
Votre tout et toujours dévoué.
P.S. - À propos de la Toussaint, j'ai lu des vers impossibles de M. Benoît. Pourquoi diable cet homme fait-il des vers? C'est si facile de n'en pas faire. octobre 1869. Cher monsieur, Je viens d'apprendre par les lettres de ma famille que votre vue, épuisée par les veilles, est enfin revenue à son état normal. La littérature canadienne a perdu ses représentants les plus illustres, Garneau et Ferland. Quel deuil pour le pays si la maladie vous avait condamné à ne pouvoir continuer ces belles et fortes études historiques qui doivent immortaliser les premiers temps de notre jeune histoire et votre nom! Dieu a eu pitié du Canada. Il n'a pas voulu que vous, le successeur et le rival des deux grands écrivains que la patrie pleure encore, vous fussiez, dans toute la force de l'âge et dans tout l'épanouissement de votre talent, obligé de vous arrêter pour toujours dans cette carrière littéraire où vous avez trouvé déjà de si nombreux et si magnifiques succès.
Puisque la Providence, en vous rendant la santé, conserve ainsi à la nationalité canadienne un des défenseurs les plus vaillants de sa foi et de sa langue, je me reprends à croire à l'avenir de la race française en Amérique. Oui, malgré les symptômes douloureux d'une annexion prochaine à la grande République, je crois encore à l'immortalité de cette nationalité canadienne que j'ai essayé de chanter à une époque déjà bien éloignée de nous. Je vous avais promis de vous envoyer la fin de mon poème des Trois morts. J'ai travaillé, dans ces mois derniers, à remplir ma promesse. Vous savez que j'ai toujours eu l'habitude de ne jamais écrire un seul vers. C'est seulement lorsque je devais livrer à l'impression que je couchais sur le papier ce que j'avais composé plusieurs semaines, souvent plusieurs mois auparavant. Il se trouve maintenant que j'ai oublié presque tous les vers faits il y a bientôt sept ans. Les maux de tête qui m'ont tourmenté presque constamment ont-ils affaibli ma mémoire? L'avalanche de tristesses et de douleurs qui a roulé jusqu'au fond de mon ame, a-t-elle écrasé dans sa chute ces pauvres vers que j'avais mis en réserve dans ce sanctuaire que l'on appelle le souvenir? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que je n'ai plus ma mémoire du temps jadis. Je suis donc obligé de refaire ce poème. J'y travaille lentement, d'abord parce que ma tête ne me permet plus les longues et fréquentes tensions d'esprit, ensuite parce que je n'ai plus pour la langue des dieux le goût et l'ardeur d'autrefois. En vieillissant, ma passion pour la poésie, loin de diminuer, semble plutôt augmenter. Seulement, au lieu de
composer moi-même des vers médiocres, j'aime bien mieux me nourrir de la lecture des grands poètes. Comme je n'ai jamais été assez sot pour me croire un grand talent poétique, je suis convaincu que mes oeuvres importent peu au Canada, qui compte dans sa couronne littéraire assez d'autres et plus brillants fleurons. Mais je vous ai promis la fin des Trois morts. Je tiendrai ma promesse, et avant longtemps vous verrez arriver la deuxième partie de cette oeuvre qui a si bien horripilé l'excellent M. Thibault. J'ai reçu un volume intitulé: Fleurs de la poésie canadienne. Concevez-vous un recueil qui a la prétention de publier le dessus du panier des poètes canadiens et qui ne donne pas un seul vers de Fréchette, le plus magnifique génie poétique, à mon avis, que le Canada ait encore produit? Le compilateur de ce volume me semble singulièrement manquer de goût. J'ai vu dans les journaux que l'on va fonder à Québec une revue littéraire avec un capital de £500,2 ce qui permettra de payer les écrivains. Je suis très heureux de voir mettre ainsi à exécution le plan dont je vous parlais dans une de mes lettres. Veuillez présenter mes hommages respectueux à M. le curé de Québec 3 et me croire
Votre tout et toujours reconnaissant.
2 Ce projet n'a pas eu de suite. 3 M. l'abbé Auclair. 1er mai 1870. Cher monsieur, Quel volume charmant que vos Poésies, et combien je vous suis reconnaissant de me l'avoir adressé. J'en veux un peu moins aujourd'hui à ce vilain mal d'yeux qui vous a fait si longtemps et si durement souffrir, puisque c'est à lui que nous devons le Canotier et le Coureur des bois. Ces deux pièces sont des bijoux. Dessane 4 devrait enchâsser ces deux perles dans des airs de sa composition. En réunissant deux strophes pour faire des couplets de huit vers et en composant un refrain de deux ou quatre vers, vous auriez deux ballades ravissantes. Dessane, qui, au temps jadis, a fait une fort jolie musique pour mon Chant des voyageurs, lequel chant ne vaut ni votre Canotier ni votre Coureur, trouverait certainement des accords dignes de vos deux créations, si originalement canadiennes. Historien, romancier et poète, vous êtes en bon chemin pour monopoliser toute la gloire littéraire du Canada. L'impression de votre livre est splendide. Votre muse n'avait pas besoin de ce vêtement magnifique. La grâce et l'élégance qu'elle a reçues de la nature lui suffisent pour attirer les regards. Cependant la muse est femme et trouve peut-être qu'un brin de toilette ne nuit jamais. Vous voulez bien me dire que vous publierez mon petit bagage poétique avec le même luxe. Je vous remercie de tout 4 Organiste de la cathédrale de Québec. C'était un ancien élève du Conservatoire de Paris, et un compositeur fort distingué.
mon coeur de cette offre trop au-dessus de la valeur de mes oeuvres, mais je ne saurais l'accepter. Comme marchand, j'ai fait perdre, hélas! de l'argent à bien du monde; comme poète, je ne veux en faire perdre à personne. Je connais assez le public canadien pour savoir qu'une édition, avec ou sans luxe, de mes vers serait une opération ruineuse pour l'éditeur. Pourquoi voulez-vous que je vous expose à perdre de l'argent, vous ou l'imprimeur qui serait assez fou pour risquer une pareille spéculation? Je n'ai point la sottise de me croire un grand génie et je ne vois pas trop ce que le Canada gagnerait à la publication de quelques milliers de vers médiocres. Quant à moi, il y a longtemps que je suis guéri de cette maladie de jeunesse qu'on appelle la vanité littéraire, et je dis maintenant avec Victor Hugo ce que j'aurais dû dire il y a vingt ans:
Que poursuivre la gloire et la fortune et l'art, C'est folie et néant; que l'urne aléatoire Nous jette bien souvent la honte pour la gloire Et que l'on perd son âme à ce jeu de hasard.
D'un côté, certitude de perte d'argent, de l'autre, résultat nul pour la littérature canadienne. Devant une pareille alternative, il serait absurde d'abuser de votre sympathie pour vous laisser engager dans une affaire désastreuse. Donc ne parlons plus d'imprimer un volume de moi. J'ai passé un triste hiver, plus souvent malade que bien portant. Je ne me suis guère occupé de poésie. Je ne désespère pas cependant de mener à bonne fin ces malheureux Trois morts. Quand je vous aurai expédié la fin
du poème en question, si vous rencontrez un directeur de revue littéraire, en quête de copie, qui veuille bien publier, pour rien, les deux dernières parties de ce travail, vous pourrez les lui donner, si cela vous fait plaisir, car alors je n'aurai pas à me reprocher d'avoir fait perdre de l'argent avec mes vers, puisque la revue qui aura bien voulu les accueillir n'aura fait pour moi aucuns frais autres que ceux des reproductions ordinaires. Nous reparlerons de cela en temps convenable.
Votre toujours. La veille de la Toussaint 1873, j'entrais dans la petite librairie que tenait le dernier frère survivant d'Octave Crémazie, rue Buade. En m'apercevant, il me fit signe de le suivre dans l'arrière-boutique. - Vous partez demain pour Paris, me dit-il, ne manquez pas d'aller voir Octave. Vous savez le pseudonyme sous lequel il est connu en France. Demandez Jules Fontaine, numéro 4, rue Vivienne. Je vais lui annoncer votre arrivée. Ma mère désirerait beaucoup vous voir avant votre départ. Quelques minutes après, j'étais rue Saint-Louis, au salon de madame Crémazie. Je l'avais connue en des temps meilleurs. C'était alors une femme vigoureuse et forte qui portait vaillamment ses quatre- vingt ans, mais le chagrin l'avait cassée, flétrie, émaciée. J'eus peine à la reconnaître. La bonne vieille s'avança d'un pas faible et chancelant, vint s'asseoir tout auprès de moi.
Elle me prit la main et me regarda avec des yeux fixes, rougis par les larmes qu'elle n'avait cessé de verser depuis dix ans. Cette figure de Mater dolorosa me donna un serrement de coeur. - Vous allez revoir mon cher Octave, me dit-elle d'une voix chevrotante; ce pauvre enfant! il a bien souffert,... et moi aussi!... Que vous dirai-je pour lui? que je l'attends toujours... Ah! vous êtes bien heureux vous; vous allez le revoir!... mais moi, à mon age, puis-je espérer de jamais l'embrasser encore? Elle n'en put dire davantage, et se couvrant la tête de son grand tablier, elle se prit à pleurer avec des sanglots à fendre l' ame. On devine tous les chérissements dont elle me chargea, pour son cher Benjamin que jamais plus, hélas! elle ne devait revoir. À mon arrivée à Londres, je télégraphiai à Crémazie que, le lendemain, je serais à Paris. J'allai frapper rue Vivienne un peu avant l'heure qu'il m'attendait. Il n'était pas encore entré au logis. Je laissai ma carte à sa porte avec ces mots: « À cinq heures, dans le jardin du Palais-Royal. » Quelques minutes avant l'heure convenue, j'étais en faction près de la Rotonde, les yeux tournés vers le vomitoire qui ouvre sur la rue Vivienne. Je ne le distinguai pas tout d'abord parmi le groupe de passants qui le précédait: il était dans mes bras avant que j'eusse eu le temps de le reconnaître. Ce n'était plus le Crémazie dont la figure m'était familière à Québec; vieilli, amaigri, avec un teint de cire, plus chauve que jamais, ne portant plus de lunettes, la barbe toute rasée, hormis la moustache et une impériale: c'était une complète métamorphose. Un rayon de joie inexprimable passait en ce
moment comme un éclair sur son visage. Sa tenue était devenu correcte, avec un air de distinction tout à fait inaccoutumé. L'atmosphère des boulevards avait-elle déteint sur ses habitudes? Sa photographie parisienne que j'ai sous les yeux et qui me rappelle cette première entrevue, n'a rien de commun avec celle qu'a publiée l'Opinion publique, de Montréal. - Depuis si longtemps que vous m'annoncez votre arrivée, vous voilà donc enfin! Savez-vous que, depuis dix ans que je suis parti du Canada, je n'ai vu que trois compatriotes: Mgr Baillargeon lors de son voyage à Rome, M. le grand vicaire Taschereau, aujourd'hui votre archevêque, et M. l'abbé Hamel, du séminaire de Québec! Ils n'ont fait que passer et je ne les ai vus qu'un instant; mais vous, vous n'êtes pas pressé, vous allez me rester. Que de choses nous aurons à dire ensemble! Il s'est passé tant d'événements depuis que j'ai quitté le Canada! Ce disant, il m'entraînait sous les arcades des grands bois du Palais-Royal, qui s'assombrissaient à la tombée de la nuit. - Ah! çà, me dit-il après une longue causerie, il ne faut pas que je sois égoïste. Je suis trop heureux aujourd'hui pour ne pas faire partager ma joie avec un ami plus infortuné que moi. Demain il faut que vous alliez voir ce pauvre baron Gauldrée-Boilleau, qui est enfermé à deux pas d'ici à la prison de la Conciergerie; moi, du moins, je suis libre, mais lui, il est sous les verroux. Vous trouverez un homme exaspéré, dans un état de surexcitation qui fait peine à voir: il ne peut supporter l'idée des affronts dont on l'abreuve, il bondit d'indignation devant les flétrissures qu'on cherche à infliger à son caractère. Le vrai coupable dans cette affaire de
Memphis-el-Paso, c'est le général Frémont, son beau-frère, mais il fallait des victimes aux hommes du quatre septembre. Chaque matin, au retour de ma messe, que je disais à l'église de Saint-Roch, j'étais sûr de rencontrer Crémazie sous le portique de mon hôtel, à moins qu'il ne m'eût donné rendez-vous chez lui. Pour rester dans son voisinage, j'étais descendu à l'hôtel de Normandie, situé sur la rue Saint- Honoré, entre les Tuileries et le Palais-Royal. Au sortir du restaurant, après le déjeuner que nous prenions assez souvent ensemble chez Duval, rue Montesquieu, nous nous rendions à pas lents, soit en bouquinant le long des quais, soit en longeant les boulevards, jusqu'au collège de France, où nous entendions quelques-uns des meilleurs professeurs, tantôt les cours de littérature de M. de Loménie, tantôt les savantes dissertations helléniques de M. Egger, ou bien les leçons de philosophie de M. Frank, ou encore les éblouissantes conférences de M. Arthur Boissier sur Sénèque. Les idées nouvelles que nous rapportions de ces conférences offraient au retour un thème intarissable à nos conversations, que Crémazie variait en me disant quelques-uns des incidents de sa vie d'exil. Qu'avait-il fait depuis qu'il avait dit adieu à son cher Québec? Où était-il allé? Comment avait-il vécu? Je lui faisais raconter tout cela par le menu, et il s'y prêtait avec une grâce parfaite. De New-York il s'était rendu droit à Paris, où il avait pris un petit logement, dans l'Ile, près l'église Notre-Dame. Les secousses par lesquelles il venait de passer arrivant surtout à la suite d'anxiétés toujours comprimées, avaient donné un choc trop violent à sa constitution pour qu'elle pût y résister: il en prit une fièvre cérébrale qui le tint pendant plusieurs semaines entre la vie et la mort. Relégué seul dans une
mansarde, d'où il n'apercevait que les toitures et les cheminées de Paris; abandonné de tout le monde, étendu sur un lit de camp, où il ne recevait d'autre secours que des services mercenaires, ce qu'il eut à souffrir pendant cette maladie peut se conjecturer, mais ne s'exprime pas. Les événements implacables qui l'avaient jeté sur les rivages de France apparaissaient dans son délire comme un rêve dont il ne pouvait se réveiller. Il dut probablement la vie à une connaissance d'autrefois, qui vint lui tendre la main au moment où il était loin de s'y attendre. M. Hector Bossange, dont le nom est si bien connu au Canada, ayant appris le délaissement et l'état désespéré où il se trouvait, vint le visiter et lui offrit l'hospitalité sous son toit. Dès qu'il put se traîner hors de sa chambre, M. Bossange l'emmena avec lui à son château de Citry, en Champagne, où il lui prodigua tous les soins d'une amitié qui ne s'est jamais démentie, et qui réussirent à le ramener à la vie. Cette vieille résidence des barons de Renty, avec ses constructions d'un autre âge, avec ses souvenances séculaires qui séaient si bien à l'imagination poétique de Crémazie, avec sa société si spirituelle et enjouée, avec son parc tout plein de parfums et de chants d'oiseaux, fut une oasie enchantée au milieu du désert de sa vie. Madame Bossange l'entoura de délicatesses et de prévenances maternelles, dont il ne parlait jamais qu'avec des larmes dans les yeux. Canadienne comme lui, elle était à ses yeux tout ce qui lui restait de la patrie perdue.5 Les délassements studieux dans la bibliothèque de M. Bossange, qui l'entretenait de ses goûts de bibliophile, les
5 Madame Bossange, née Fabre, est la tante de notre excellent écrivain M. Hector Fabre. promenades sous les arcades vertes du parc, précédé des petits enfants de son hôte, qui l'agaçaient en s'enfuyant sous l'ombre des sentiers soyeux, ou en égratignant de leurs petits pas le sable fin des avenues, l'exercice modéré dans les champs, parmi les vignes et les blés, où la brise rafraîchissait ses tempes brûlantes, finirent par avoir raison de ses bouleversements intérieurs. Les distractions, dont il avait besoin plus que de tout le reste et qui lui furent délicatement ménagées, firent renaître dans son âme sinon la sérénité, du moins une tranquillité relative; mais il lui resta une débilité générale et une tendance à des maux de tête qui ne lui permirent plus de se livrer à des travaux continus. De retour à Paris, dans le morne silence de sa mansarde, il lui fallut songer à vivre et à tuer l'inexorable ennui. Il se mit en quête d'occupations compatibles avec l'état délabré de sa santé. Les emplois passagers que M. Gustave Bossange lui procura, et quelques agences particulières, sans importance, qu'il parvint à obtenir, n'auraient pu suffire à lui donner du pain, s'il n'avait reçu de continuels secours de ses frères. A part quelques mois de séjour au Havre et à Bordeaux, de rares excursions dans les provinces du centre, il vécut toujours à Paris, toujours seul, occupant un petit garni sous les toits au quatrième ou cinquième étage, tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre, sans amis, sans distractions, sans cesse en face de lui-même, traînant au pied le boulet de l'exilé. Un petit carreau de papier marqué au timbre d'Amérique, que lui apportait de temps en temps le facteur, une lettre de sa mère, de ses frères ou de quelque ami de là-bas renfermait tout ce qui lui restait de bonheur et d'espérance sur la terre. Pendant qu'il les lisait et les relisait en les arrosant de ses
larmes, il se transportait dans son cher Canada et revoyait en esprit tout ce qu'il aimait, tout ce qu'il avait perdu. Mais le quart d'heure de lecture fini, la vision s'évanouissait, la nuit se refermait sur ce rayon; alors il retombait sur lui-même et se retrouvait plus seul que jamais dans son réduit désert. Bien des fois, m'a-t-il dit souvent, si je n'avais eu une foi canadienne, je serais allé me pendre comme Gérard de Nerval au réverbère du coin, ou je me serais abandonné comme Henri Murger; mais quand le noir m'enveloppait de trop près, quand je sentais le désespoir me saisir à la gorge et que le drap mortuaire semblait me tomber sur la tête, je courais à Notre-Dame-des-Victoires, j'y disais une bonne prière, et je me relevais plus fort contre moi-même. Je ne suis pas un dévot, mais je suis un croyant. - Quelles distractions vous donnez-vous? - J'expédie ma petite besogne, quand j'en ai, et puis j'arpente l'asphalte, je flâne sur les boulevards, je bouquine pour mon frère, à qui j'expédie de temps à autre des caisses de livres pour sa librairie. Parfois je pousse une pointe jusqu'aux barrières. Tiens, à propos, il faudra que nous allions faire une course à Belleville, afin que je vous montre ce que c'est que le peuple communard. Chemin faisant, je vous raconterai l'histoire de la prise de la caserne du prince Eugène, un épisode sanglant de la dernière guerre. En hiver, je suis habituellement un ou deux cours du collège de France. De ce temps-ci, je m'intéresse aux leçons de M. Michel Chevalier, sur l'économie politique, et à celles de M. Maury sur l'histoire du Domaine du Roi. Au retour, j'achète mon journal au kiosque prochain, le Figaro, l'Univers, la Gazette de France, etc., etc. Rentré chez moi, je lis mon journal, et puis je regarde au plafond. Ce
n'est pas gai, mais ça m'emporte au pays des songes. Après tout, j'aime mon Paris, c'est la capitale de l'univers; je m'y suis toujours plu, hormis pendant le siège. - Quoi! vous êtes resté pendant le siège de Paris? - Mais oui; quand j'ai voulu sortir, il était trop tard; ce n'était pas divertissant. Depuis ce temps-là, mon estomac n'a pu se remettre des repas impossibles que j'ai pris, depuis le steak de cheval jusqu'au fricot de rats. Au centre de Paris, où j'étais, il n'y avait aucun danger: les boulets prussiens n'arrivaient pas jusque-là. Un matin, je voulus m'aventurer du côté du Luxembourg pour voir le combat de plus près; pendant que je m'amusais à écouter le grondement du canon, un projectile vint tomber devant moi, tuant une femme qui traversait la rue et emportant la tête d'un cheval; j'en eus assez. La couardise des poètes ne s'est guère démentie depuis Horace, ajoutait Crémazie avec un sourire, en citant la spirituelle tirade du poète latin.
Un jour, comme je suivais la rampe du quai Voltaire en admirant l'immense suite du palais qui bordent la Seine, et au delà les Champs-Élysées couronnés à l'horizon par l'arc de triomphe de l'Étoile, j'avisai à quelques pas devant moi un individu penché sur la rampe, le nez dans un livre ouvert, et dont la tournure me faisait l'effet d'Octave Crémazie. J'approchai, c'était bien lui; je lui frappai sur l'épaule. - Tiens, c'est vous, me dit-il, en se relevant brusquement. Regardez donc quelle belle éditon de Racine: ce n'est qu'à Paris qu'on imprime comme cela. Mais, d'où venez-vous? - De Notre-Dame, où j'ai entendu le père Monsabré.
- J'en arrive moi aussi. C'est un merveilleux diseur; mais la renommée de Lacordaire et de Ravignan l'écrase. Il captive toutefois son auditoire; la nef était comble. Toute l'élite de Paris, le faubourg Saint-Germain était là; vous avez vu cette nuée d'équipages devant le portique? Ah! j'oubliais; notre ami Bossange m'écrivit hier, il nous invite tous deux à passer quelques jours à son château. En êtes-vous? Le lendemain, nous étions sur la route de Meaux, nous traversions Château-Thierry, la patrie du bon La Fontaine. À la gare de Nanteuil-Sancy, M. Bossange nous attendait et nous fit, avec une grâce qui ne s'oublie pas, les honneurs de son vieux castel. Je n'avais pas vu Citry depuis 1867. Monsieur et madame Bossange n'ont guère vieilli; les années ne font qu'effleurer de leurs ailes ce couple heureux. Ils ont célébré frais et dispos leurs noces de diamant, que Crémazie a chantées en strophes inspirées par la reconnaissance et l'amitié. Ils sont entourés aujourd'hui comme alors d'amis tels que M. de Courmaceul, gentilhomme de la vieille roche, madame Coolidge, américaine de naissance, mais toute française de coeur et d'esprit, petite fille de l'ex-président Jefferson. Nous trouvons ici tous les charmes de la vie: hospitalité cordiale, société choisie, délicieux racontars au coin du feu ou parmi les allées du parc. M. Bossange, causeur exquis, est le digne fils de Martin Bossange, dont Jules Janin a tracé un si délicat portrait dans un de ses feuilletons. Sa vie de libraire à Paris l'a mis en rapport avec une foule d'illustrateurs, d'artistes, d'écrivains, dont il raconte des anecdotes, des traits de caractère, avec un sel infini qui pique vivement notre curiosité. En nous
montrant le buste de Fenimore Cooper par David d'Angers, que l'artiste lui-même lui a offert en présent: - Savez-vous, nous dit M. Bossange, que mon nom a été immortalisé dans un des romans de Fenimore Cooper? Je n'y joue pas cependant un rôle bien glorieux. Il m'avait choisi pour son éditeur à Paris, et nous étions liés d'affaires et d'amitié, lorsqu'un malentendu, survenu à propos de droits d'auteur, mit du froid entre nous. Cooper était irrité de la prétendue injustice que je lui avais faite, et il s'en vengea dans son Pioneer en donnant le nom d'Hector au chien de son héros. Il s'amusa bien avec moi de cette malice, quand le malentendu fut expliqué. La bibliothèque de M. Bossange, fruit d'un demi-siècle de collection, est une des plus précieuses qu'on puisse voir en fait de livres et de documents sur l'Amérique. Revenu à Paris, j'eus peine à m'arracher de Crémazie pour faire le pélerinage de Lourdes, qui était le but de mon voyage. Après un séjour à Nîmes auprès de l'abbé Bouchy, mon ancien professeur au collège de Sainte-Anne, alors précepteur chez la comtesse de Régis, et une course à travers les montagnes de la Suisse, je revins consacrer tout le reste de mon voyage à Crémazie. Avec quelle joie il salua mon retour! Il lui semblait revoir le Canada. Jusqu'au printemps, nous fûmes inséparables; le jour, variant nos promenades d'une place ou d'un monument à l'autre, ce qui lui rappelait mille anecdotes de ce Paris qu'il connaissait sur le bout de son doigt, selon son expression ordinaire; le soir, dans sa mansarde, les pieds sur les chenets, devant sa grille où flambait un petit feu de coke ou de fagots. Dire l'entrain et le brillant de sa conversation durant ces longues veillées ou pendant que nous cheminions du parc
Monceaux au Jardin des Plantes, du Père-Lachaise au bois de Boulogne! Il faut l'avoir entendu. Ses dix ans de souvenirs, d'impressions, d'observations, débordaient de sa mémoire avec l'impétuosité d'un torrent longtemps comprimé qui a rompu ses digues. Il était superbe dans la discussion, surtout lorsqu'il se sentait serré de près. C'est alors qu'il déployait les ressources de son large esprit. D'une nature essentiellement française, il était parisien pour la finesse du trait jeté à propos: il en savait la force. Quand il avait lancé les gros bataillons de son raisonnement, il attaquait avec l'arme de l'ironie, cette réserve des maîtres, et il achevait de désarmer par un franc rire,
Ce rire d'autrefois, ce rire des aïeux, Qui jaillissait du coeur comme un flot de vin vieux.
Ceux qui ne connaissent Crémazie que par ses poésies, n'ont vu qu'une part de son génie, le côté solennel, parfois un peu poseur, grandiose, si vous le voulez, mais où le laisser- aller est naturellement absent. Sous ce rapport, sa correspondance est une révélation. Elle nous fait voir Crémazie tel qu'il était dans nos conversations, à la fois érudit et spirituel, moqueur mais avec bienveillance, aimant à mettre en saillie le ridicule et le grotesque, puis ayant de soudains retours de noire mélancolie, pendant lesquels, la main crispée sur le coeur, il semblait vouloir déchirer son vêtement comme pour montrer sa blessure toujours saignante; et puis, laissant retomber sur sa poitrine sa tête désespérée, dans un silence qui disait le grand deuil de sa vie. L'idée de mon départ lui faisait peur.
- Hélas! me répétait-il souvent, dans quel vide vous allez me laisser! Depuis des mois nous avons vécu côte à côte comme des frères. Songez qu'en dix ans vous êtes le seul ami du Canada avec qui j'aie pu causer à loisir; les autres n'ont été que des oiseaux de passage. La pensée de l'isolement dans lequel je vais être replongé me fait tourner la tête. La veille de mon départ, après une dernière soirée chez lui, je voulus prétexter l'heure matinale du train pour abréger des adieux que je redoutais; mais bien avant six heures du matin, il était là m'attendant devant le portique de l'hôtel. Nous montâmes en voiture; il ne me dit presque rien durant le trajet à la gare du chemin de fer du Nord. - Je vais aller prendre mon billet de passage, lui dis-je en arrivant, et je tâcherai de revenir vous dire adieu. Il me comprit, me serra la main à me la briser: de grosses larmes tombaient de ses yeux. Je ne l'ai plus revu. Il le pressentait aussi bien que moi en me quittant; cette vie de paria ne pouvait durer. Encore quelque temps, et il allait mourir, loin de son pays, loin même de Paris où l'exil lui pesait moins qu'ailleurs. À Québec, sa pauvre mère m'attendait et eut une journée de bonheur à écouter tout ce que lui mandait son cher Octave, à m'interroger sur ces mille riens qui font revivre les absents. À la mort de M. Edmond Farrenc, journaliste parisien, à qui M. Luc Letellier de Saint-Just, alors ministre de l'agriculture à Ottawa, avait fait une allocation mensuelle pour continuer une série d'articles sur le Canada, qu'il avait commencée dans différents journaux, il fut question d'Octave Crémazie pour le remplacer. C'est à quoi il fait allusion dans la lettre suivante:
Bordeaux, 29 avril 1876. Mon cher abbé, Le courrier de ce matin m'a mis en possession de votre amicale du 8 courant. Votre lettre du mois d'octobre a fait un long détour avant de me parvenir. Quand vous l'écriviez, vous lisiez mon adresse dans votre souvenir qui vous disait 4 bis, rue Vivienne, et non sur ma correspondance qui portait en tête 10 bis, Passage Laferrière. À cette époque, j'avais déjà quitté la rue Vivienne depuis plus d'un an. Dans l'intervalle, j'avais fait un voyage en province, de sorte que cette malheureuse lettre, après avoir été renvoyée de plusieurs Caïphes à plusieurs Pilates, ne m'a été remise qu'au moment où je quittais la capitale pour aller habiter Bordeaux. Ne sachant pas à quel pays vous étiez allé demander ce climat attiédi que réclament vos yeux et que l'hiver canadien ne saurait vous donner, je m'étais réservé de vous envoyer un bavardage quand le soleil du printemps vous aurait ramené au manoir paternel. C'est ce que je ferai bientôt, si Dieu et mes yeux le permettent, car je suis un peu logé à la même enseigne que vous sous le rapport de la vue. Dans le mois de février, M. Gustave Bossange, en me remettant la lettre dans laquelle vous lui exprimiez le désir de voir continuer dans les journaux français l'oeuvre commencée par M. Farrenc, m'écrivait les lignes suivantes: « J'inclus une lettre de notre ami l'abbé Casgrain. Voyez le passage souligné et dites-moi ce que vous penseriez de faire
faire des articles industriels, économiques, etc., par M. Hunter,6 qui a un goût très prononcé pour cette étude, et de vous les envoyer pour que vous leur donniez un peu de fion. Cela paierait pour vous deux, et j'userais de l'influence que je possède pour faire admettre ces articles à divers journaux. » Je m'empressai de répondre à M. Bossange que j'étais tout à sa disposition et que je m'estimerais très heureux d'être le collaborateur de M. Hunter. Depuis je n'ai plus entendu parler de projet. M. Cucheval-Clarigny, dont vous m'avez parlé pour ce genre de travail, est un écrivain fort connu et jouissant d'une plus grande notoriété que feu M. Farrenc. Je regrette de ne pas être à Paris, ce qui me prive du plaisir d'aller le voir suivant votre désir. M. Bossange, qui connaît parfaitement notre pays, pourra certainement donner au successeur de M. Farrenc tous les renseignements désirables. Je ne sais pas quand je retournerai à Paris, ni même si j'y retournerai. Je suis, en ce moment, comme l'oiseau sur la branche. Il se pourrait que, dans un mois, les affaires m'appelassent au Havre, peut-être même hors de France. J'avais un instant rêvé que la collaboration avec M. Hunter que m'offrait M. Bossange, m'aurait, avec quelques autres petits travaux, permis d'aller habiter de nouveau la capitale. Je vois que je ne peux plus compter sur cette éventualité. Sur ces bords enchanteurs de la Garonne, comme disent ces blagueurs de poètes méridionaux, j'ai plus souffert du froid que dans notre hiver à jamais mémorable du siège de Paris. Le printemps ne
6 M. Hunter, commis principal de M. Bossange, offrait de faire des articles sur le Canada dans les journaux de commerce. vaut pas mieux que l'hiver; aujourd'hui, 29 avril, nous avons un vent froid, un ciel gris, comme dans le mois de novembre.
Votre toujours dévoué. De tous ceux qui lui ont gardé souvenir, personne ne lui fut plus sympathique que M. Ouimet, ministre de l'instruction publique de la province de Québec. Apprenant la vie précaire que Crémazie menait en France, il me pria de lui écrire. - Le gouvernement de la province, me dit-il, a l'intention de fonder dans les paroisses des bibliothèques publiques à l'instar des bibliothèques communales établies en France, ce qui exigera une agence à Paris. Cette agence ne pourrait-elle pas être confiée à Crémazie? Voici sa réponse. Citry, ce 18 février 1877. Mon cher abbé, Combien je vous dois de reconnaissance pour l'intérêt que vous ne cessez de me porter. La proposition que vous avez faite à mon frère est une nouvelle preuve de la sympathie que vous m'avez toujours témoignée. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir danger pour moi à faire connaître à l'honorable M. Ouimet le lieu de ma retraite et le nom sous lequel je
m'abrite. Je vous laisse donc carte blanche pour traiter cette affaire et je ratifie d'avance tout ce que vous ferez. Je suis depuis quinze jours au château de notre ami commun. Je parle souvent de vous avec M. Bossange, qui vous tient en haute estime et me charge de le rappeler à votre souvenir. Vous devez vous rappeler la vieille madame Brown qui, au temps jadis, rompit avec vous une lance théologique qui vous amusa tant. Elle est morte jeudi, à Paris, chez M. Gustave, à l'âge de 86 ans. Nous l'avons enterrée hier à La Ferté-sous-Jouarre. Je retournerai à Paris dans les premiers jours de mars. Depuis deux mois, je souffre beaucoup de la vue. Quand je serai en meilleurs termes avec mes yeux, je vous écrirai une longue lettre, dans laquelle je bavarderai tout à mon aise. En attendant, je vous renouvelle l'expression de ma reconnaissance pour ce que vous avez déjà fait et ce que vous voulez bien encore faire pour moi. Croyez-moi, mon cher abbé,
Votre tout et toujours dévoué. Cette note fut bientôt suivie de la lettre suivante:
Paris, 6, rue Papillon, 30 avril 1877. Quand je vous écrivais, le 16 du précédent mois, je n'étais pas encore en possession de votre amicale du 29 mars, qui ne m' est parvenue que le 20 courant. Menacé d'une nouvelle attaque d'érysipèle, j'ai été fort malade ces jours derniers, ce qui m'a empêché de vous
répondre par le courrier canadien de la semaine précédente. Comme je ne connais pas la somme que les municipalités consacreront aux bibliothèques communales, il me serait assez difficile de faire une liste. J'écris aujourd'hui à l'honorable M. Ouimet pour lui demander: 1° De vouloir bien me fixer sur le chiffre approximatif de la somme destinée à l'achat d'une bibliothèque communale; 2° De me faire savoir si ces bibliothèques devront se confondre avec les bibliothèques paroissiales qui existent déjà dans un certain nombre de localités, ou si elles devront avoir leur existence propre à côté de ces dernières. J'ai besoin de ce dernier renseignement, car, dans le premier cas, je pourrais négliger les livres religieux, les bibliothèques paroissiales étant principalement composées d'ouvrages de cette catégorie; dans le second cas, j'aimerais à connaître la part que je devrais faire à l'élément religieux. Les calculs que j'ai faits me permettent de donner, dès aujourd'hui, à M. Ouimet le prix de revient des livres qui devront composer les bibliothèques communales. Je laisse à M. Ouimet le soin de fixer lui-même la rémunération qu'il jugera à propos de m'accorder. J'ai bien hâte d'être tout à fait bien, afin de pouvoir vous envoyer une longue jase. Je ne manquerai pas de vous rappeler au souvenir de la famille Bossange. Croyez-moi, mon cher ami,
Votre très reconnaissant et dévoué.
Malheureusement, les difficultés financières de la province de Québec mirent à néant ces beaux projets. La mauvaise étoile du poète devait le suivre jusqu'à la fin. Il est allé mourir au Havre, en face de cet océan qu'il ne pouvait plus franchir.
Isolé dans sa vie, isolé dans sa mort,
il a bu jusqu'à la lie la coupe amère de l'exil; et il a emporté avec lui la cruelle pensée que sa patrie ne lui donnerait pas même l'aumône d'un tombeau: cette patrie qu'il avait tant aimée et qu'il avait chantée en si beaux vers.
Il nous faut quelque chose, en cette triste vie, Qui nous parlant de Dieu, d'art et de poésie, Nous élève au-dessus de la réalité; Quelques sons plus touchants, dont la douce harmonie, Écho pur et lointain de la lyre infinie, Transporte notre esprit dans l'idéalité.
Or, ces sons plus touchants et cet écho sublime Qui sait de notre coeur le sanctuaire intime, C'est le ciel du pays, le village natal; Le fleuve au bord duquel notre heureuse jeunesse Coula dans les transports d'une pure allégresse; Le sentier verdoyant où, chasseur matinal,
Nous aimions à cueillir la rose et l'aubépine; Le clocher du vieux temple et sa voix argentine;
Le vent de la forêt glissant sur les talus, Qui passe en effleurant les tombeaux de nos pères Et nous jette, au milieu de nos tristes misères, Le parfum consolant de leurs nobles vertus.
Un quart de siècle auparavant, Crémazie avait prophétisé sa propre destinée lorsqu'il avait dit:
Loin de son lieu natal, l'insensé qui s'exile, Traîne son existence à lui-même inutile. Son coeur est sans amour, sa vie est sans plaisirs. Jamais, pour consoler sa morne rêverie, Il n'a devant les yeux le ciel de la patrie Et le sol sous ses pas n'a point de souvenirs.
À sa dernière heure, il n'a pas même eu la consolation de voir un seul de ses compatriotes à ses côtés; une main étrangère lui a fermé les yeux. Fidèle à son malheur jusqu'à la fin, la famille Bossange a été la dépositaire de ses dernières volontés et a suivi sa dépouille mortelle au cimetière. Dans vingt ans, personne peut-être ne pourra indiquer le lieu où il repose. Plus malheureux que Gilbert, il a pu dire comme lui:
Sur ma tombe où lentement j'arrive, Nul ne viendra verser des pleurs.
Seize années d'exil ont expié ses fautes: l'avenir pardonnera à l'homme en faveur du poète. Il a dit de Garneau, dont la destinée a été incomparablement moins
amère que la sienne: « Qui peut dire de combien de déceptions, de combien de douleurs se compose une gloire! »
L'ABBÉ H. H. CASGRAIN.
Rivière-Ouelle, 15 juillet 1881. |
| | | | Octave Crémazie (1827-1879) OCTAVE CREMAZIE III | |
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