OCTAVE CREMAZIE
I
« Peu de personnes ont connu aussi bien que vous Octave
Crémazie, me disait un écrivain dont le nom fait autorité.
Vous avez vécu pendant plusieurs années dans son intimité à
Québec. C'est à vous qu'il a confié le soin de publier ses
poésies après son départ. Vous avez correspondu avec lui
pendant son exil; vous l'avez revu ensuite à Paris, où vous
avez demeuré plusieurs mois dans sa compagnie. Vous savez
sur sa vie, son caractère, ses poésies, son exil, bien des
choses qui ne sont connues que d'un très petit nombre et que
le public lirait avec curiosité. Pourquoi ne publiez-vous pas
cela? Octave Crémazie est une de nos grandes figures
littéraires. Ses poésies ont fait époque; et elles resteront tant
qu'il y aura une nationalité canadienne-française. La jeunesse
actuelle n'a point connu Crémazie, et elle saura gré à
quiconque lèvera un coin du voile qui enveloppe sa vie.
L'histoire s'est faite pour lui; et l'on peut en parler avec
d'autant plus de liberté que le dernier des Crémazie est mort.
C'est une famille éteinte, et bientôt rien ne rappellera plus
son souvenir que les poésies auxquelles Octave Crémazie a
attaché son nom. Et puis le malheur a donné à la
physionomie du poète ce je ne sais quoi d'achevé qui
commande la sympathie et arrête l'attention.
- Vous êtes en cela meilleur juge que moi, répondis-je à
mon ami. Toutefois vous n'avez lu qu'une partie des lettres
qu'Octave Crémazie m'a adressées. Nous les relirons
ensemble, si vous le voulez; et si vous persistez à croire
qu'elles offrent un intérêt réel, je les livrerai à la publicité.
- Parfait, reprit-il; mais n'y eût-il que les lettres dont j'ai
pris lecture, elles suffiraient pour me déterminer, car elles
renferment des aperçus littéraires, des jugements sur nos
hommes de lettres, des coups d'oeil sur la situation
intellectuelle du pays qui sont d'autant plus intéressants
qu'ils datent déjà d'une quinzaine d'années. Ils serviront à
mesurer la marche des esprits et le mouvement des lettres
pendant cette période.
- Mais, objectai-je encore, il y a dans ces lettres des
témoignages de reconnaissance pour de petits services que
j'ai eu occasion de lui rendre, des éloges qu'il se croyait
obligé de m'adresser pour me remercier des justes
appréciations que j'avais faites de ses poésies. La plupart de
ces passages sont enclavés dans des considérations d'une
haute portée qu'il faudrait retrancher, ce qui ferait perdre le
sens d'une partie des lettres. Il me répugne de livrer aux
profanes ces secrets de l'amitié.
- Donnez-vous garde de rien retrancher, repartit mon ami;
le public d'aujourd'hui a en horreur ces mutilations: il lui
faut tout ou rien. D'ailleurs on conçoit qu'écrivant à vous-
même pour reconnaître les compliments que vous lui aviez
faits, il devait vous payer de retour. Mais le lecteur qui sait
lire entre les lignes n'aura pas de peine à découvrir le
correctif caché sous les fleurs de rhétorique. »