Aux mêmes.
Orléans, 9 avril 1871. Jour de Pâques.
Mes chers frères,
Comme les postes ne marchent plus régulièrement, je
vous écris un peu plus tôt afin que ma lettre vous arrive par le
steamer canadien qui laissera Liverpool le 13. Je vous envoie
en même temps les journaux d'Orléans.
Tous les matins, nous recevons les dépêches
télégraphiques de Versailles qui nous mettent au courant des
événements de Paris. La fameuse sortie en masse sur
Versailles a été un véritable fiasco. Les insurgés sont battus
dans toutes les rencontres. La ligne tient bon et ne lève plus,
comme à Montmartre, la crosse en l'air. Hier, le pont de
Neuilly, que le citoyen général Bergeret (lequel Bergeret n'a
jamais vu le feu ailleurs que dans une compagnie d'assurance
où il était employé) déclarait inexpugnable, a été enlevé haut
la main par les troupes de Versailles. Les fédérés ont perdu
au moins huit mille hommes dans ces différentes rencontres.
La terreur règne dans la capitale.
Mgr Darboy, archevêque de Paris, Mgr Sura, le général
des dominicains, sont en prison. Toutes les communautés
sont pillées ainsi que l'archevêché de Paris.
On vient de décréter une loi des suspects qui pourrait
rendre des points à celle de 93. Tout cela ne peut durer
longtemps. Les chefs de la Commune s'emprisonnent les uns
les autres; bientôt ils se battront entre eux dans les murs de
Paris. Je n'ai pas besoin de vous dire que le commerce
n'existe plus. Les familles les plus à l'aise se trouvent dans
l'embarras. Un de ceux qui m'ont prêté de l'argent pendant
l'investissement, n'a pu trouver cinq mille francs à emprunter
sur cent mille actions. Il lui fallait douze cents francs pour
envoyer sa femme et ses enfants en Normandie. Il a dû
emprunter cette somme à ses amis, qui étaient aussi
embarrassés que lui. J'ai été très heureux de lui prouver ma
reconnaissance pour les services qu'il m'avait rendus pendant
le siège, en lui prêtant quatre cents francs. Il me rendra cette
somme à la fin du mois, car la comédie sanglante qui se joue
à Paris ne peut pas durer plus de huit jours maintenant. La
Commune n'a plus le sou. Elle fabrique bien des espèces
d'assignats qu'elle impose le pistolet sous la gorge, mais,
comme la terreur qu'elle inspire ne dépasse pas les murs de
Paris, elle ne peut plus se ravitailler. Les fournisseurs de
farine, de viande, etc., qui ne veulent pas de cette monnaie de
singe, n'expédient plus à la capitale, et comme il n'y a pas
pour quinze jours de provisions dans Paris, il est certain que
la Commune devra capituler avant la fin du mois. Il peut
même se faire que l'armée de Versailles entre de force dans
Paris avant cette époque. Les chefs de l'insurrection savent
bien que la partie est perdue, mais avant de s'avouer vaincus,
ils veulent emplir leurs poches et celles des frères amis, par le
pillage des établissements religieux ou civils qui sont
supposés renfermer des richesses.
Flourens a été tué. Ce n'était pas un coquin, c'était un fou.
Fils du défunt secrétaire de l'Académie française, il avait
trente mille francs de rente. Don Quichotte de la démocratie
radicale, il courait le monde pour soulager les douleurs du
peuple souverain. Il avait armé à ses frais une compagnie de
palicares pour aller combattre en Crête l'autorité du sultan.
Mêlé à tous les complots contre Napoléon III, il a été
condamné à mort trois ou quatre fois par contumace. Cette
vie agitée et fiévreuse a été tranchée à Rueil par le sabre d'un
officier de gendarmerie qui, d'un seul coup, lui a défoncé le
crâne. C'était le seul honnête homme de la bande, aussi il
s'est fait tuer après s'être battu bravement. Pour les autres
chefs, les quatre cinquièmes ont eu des malheurs en police
correctionnelle, quelques-uns même en cour d'assises.
Le bruit court ici que l'on se bat dans l'avenue de la
Grande-Armée et que les troupes de Versailles sont en ce
moment dans Paris. Il paraît que l'on pille maintenant les
maisons particulières. J'ai laissé à Paris quelques vieilles
nippes et pour une centaine de francs de livres, achetés pour
Joseph dans le cours de l'été dernier et que l'investissement
m'a empêché d'expédier. Je ne crois pas que les communeux
jettent un regard de concupiscence sur ces bouquins. Ce qu'il
leur faut, ce sont les victuailles, les billets de banque et les
belles robes de soie pour mesdames leurs épouses, toutes
choses qui sont aussi rares dans ma chambre que le merle
blanc.
M. Thiers est obligé d'agir rapidement et vigoureusement,
car les Prussiens le poussent l'épée dans les reins. Bismarck
veut être payé de ses cinq milliards et il sait bien que si la
France ne travaille pas, il attendra longtemps sous l'orme le
courrier qui lui apportera ses milliards.
Si Versailles ne réussissait pas à dompter Paris, l'armée
allemande se chargerait de la besogne et occuperait la
capitale pendant au moins trois ans. Espérons que cette
dernière et suprême humiliation sera épargnée à notre pauvre
France.
Orléans est tout à fait remise des émotions de l'invasion.
Sur quelques portes on lit encore des inscriptions allemandes
à la craie indiquant le nombre de soldats que chaque habitant
devait loger. A cela près, on ne dirait pas que l'intérieur de la
ville a été occupé pendant quatre mois par les Prussiens.
Les commerçants orléanais ne se plaignent pas trop de
l'occupation prussienne. Ils n'ont jamais tant vendu que
pendant les quatre mois qui ont vu le drapeau blanc et noir
flotter sur leur Préfecture. Les officiers et les soldats
prussiens pillent les châteaux et les villages et dépensent
l'argent dans les villes. Cependant un certain nombre
d'Allemands avaient apporté de l'argent de leur pays, car ils
ont laissé dans l'Orléanais une quantité considérable de
thalers, or, argent et billets de banque.
Je suis allé visiter le faubourg Récamier. C'est là qu'ont
été livrés les combats qui ont précédé les deux occupations
d'Orléans. La rue de ce faubourg est très longue. Elle a plus
de deux kilomètres et compte près de cinq cents numéros.
Toutes les maisons sont criblées de balles. Le clocher de
l'église, défoncé en deux endroits par les obus prussiens,
menace ruine. C'est à l'extrémité de ce faubourg qu'a eu lieu
l'un des plus brillants faits d'armes de l'armée de la Loire.
Quatre mille hommes ont soutenu, pendant sept heures, le
choc de l'armée allemande, forte de quarante mille hommes.
Les Français ont perdu deux mille combattants, mais ce
sacrifice héroïque a permis aux vingt-cinq mille soldats qui
se trouvaient dans l'intérieur de la ville, de traverser la Loire
et de se replier sur Blois, afin de protéger Tours, où se
trouvait alors la délégation du gouvernement de la défense
nationale.
Comme toutes les villes de province, Orléans semble bien
déserte et bien silencieuse quand on sort de la fournaise
parisienne. Cependant, je ne regrette nullement le brouhaha
de la capitale. Au moins ici je dors bien. Depuis le 18 mars,
on ne dormait pas quatre heures par nuit, dans la rue de
l'Entrepôt. Le tambour et le clairon battant la générale nous
horripilaient le tympan depuis le soir jusqu'au matin. Dans
les dernières semaines de l'investissement, j'avais également
perdu le sommeil. Les viandes mangeables coûtaient trop
cher, le cheval et le chien me donnaient des nausées. Je vivais
de riz et de café, dont je prenais douze à quinze tasses par
jour pour me soutenir. Le système nerveux, ébranlé par ce
régime, ne me laissait guère fermer l'oeil. Arriva l'amnistie
et, avec le ravitaillement, le sommeil.
Le 18 mars, messieurs les émeutiers vinrent, avec leurs
tambours et leurs clairons, remplacer l'effet des quinze tasses
de café sur mon système nerveux. Cette recrudescence
d'insomnie m'avait singulièrement abattu. Aussi, quand j'ai
vu que les affaires de la capitale, au lieu de s'améliorer,
prenaient une tournure de plus en plus mauvaise et ne
semblaient pas me promettre un dodo prochain, je me suis
empressé de venir à Orléans et j'en suis très content. Je dors
bien et j'ai un excellent appétit. Dans l'après-midi, je fais de
longues marches sur les bords de la Loire, qui sont très beaux
et très pittoresques. Je rencontre en route beaucoup de
moulins à vent qui, avec leurs grands diables de bras
tournants, ont une apparence tout à fait fantastique.
On ne voit pas ici ces forts et vigoureux chevaux du
Perche qui sont si communs à Paris. Dans l'Orléanais, la plus
belle conquête de l'homme ressemble beaucoup à nos petits
chevaux canadiens. Les ânes sont aussi bien plus petits que
dans le département de Seine-et-Marne. Pas beaucoup plus
gros qu'un chien de Terre-neuve, un aliboron orléanais traîne
toute une famille de paysans. Il ne va pas au galop, mais il
fait son petit bonhomme de chemin en trottinant.
À la semaine prochaine.
À sa mère.
Orléans, 22 avril 1871.