PLUME DE POÉSIES
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 Octave Crémazie (1827-1879) Aux mêmes.

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Octave Crémazie (1827-1879) Aux mêmes. Empty
MessageSujet: Octave Crémazie (1827-1879) Aux mêmes.   Octave Crémazie (1827-1879) Aux mêmes. Icon_minitimeLun 30 Juil - 20:20

Aux mêmes.
Orléans, 29 avril 1871.
Mes chers frères,
Ayant appris qu'en écrivant à Versailles on pouvait
recevoir ses lettres, je me suis empressé de m'adresser à M.
Rampont, le directeur général des postes, dont
l'administration centrale est en ce moment établie dans la
ville de Louis XIV. J'ai eu le bonheur de recevoir, mercredi,
vos lettres des 24, 31 mars et 3 avril. Les journaux ne m'ont
pas été expédiés. Je ne pense pas les recevoir avant mon
retour à Paris.
Dans la lettre de Joseph, j'ai trouvé une traite de £64.17.8
sur Londres, accompagnée d'une commande que je
m'empresserai d'exécuter aussitôt que Paris sera débloqué.
Quand? je l'ignore, car, d'après les nouvelles qui nous
arrivent ces jours-ci, il semblerait que l'on va faire un siège
en règle qui pourrait bien durer encore un mois et peut-être
plus. Aussitôt qu'il sera possible de rentrer dans la capitale,
je quitterai Orléans.
Les chemins de fer étant coupés à quelques lieues de la
grande ville et la terreur continuant à régner dans ce
malheureux Paris, les ordres que Joseph a envoyés à M.
Bossange et à la maison Turgis ne pourront être remplis que
lorsque la Commune aura mis bas les armes. D'ailleurs, M.
Bossange avait quitté Paris avant moi avec sa famille et ses
employés. Pour ne pas servir malgré eux dans les rangs de la
Commune, ils se sont empressés de filer en province.

Ce qui prolonge la lutte, c'est la concentration dans la
capitale de tous les bandits et repris de justice, non seulement
de la France, mais de toute l'Europe. On compte en ce
moment à Paris plus de trente mille étrangers, gens de sac et
de corde qui, n'ayant rien à perdre, lutteront tant qu'ils
trouveront à piller. On assure que les beaux quartiers sont
minés et qu'à l'entrée des troupes de Versailles, on fera
sauter les Champs-Élysées, la Madeleine, en un mot, tous les
quartiers habités par les riches. On fera peut-être sauter
quelques édifices publics, mais je ne pense pas que l'on
puisse détruire en bloc les plus riches arrondissements de la
capitale. Comme tous les honnêtes gens âgés de quarante ans
ont quitté Paris et que les jeunes gens sont obligés de se
battre dans les rangs de la garde nationale, sous peine de
mort, il n'y a pas lieu d'espérer que la Commune sera
renversée par les malheureux habitants de Paris. La lutte peut
donc se prolonger longtemps et je pourrais bien être encore
ici le le, juin, ce que je ne désire pas.
Il faut donc que Joseph prenne patience, car, avec la
meilleure volonté du monde, je ne pourrai expédier les
articles qu'il me demande que lorsque messieurs les
communeux auront été vaincus.
Je remercie de tout mon coeur Jacques, pour la bonté qu'il
a eue de rebâtir de sa poche mes petites économies. Comment
pourrai-je jamais reconnaître l'inépuisable générosité dont il
me donne depuis longtemps des preuves si nombreuses?
Il m'apprend que les hommes à bons principes ont lancé
une accusation de gallicanisme contre la faculté de droit de
l'Université Laval. Ce bon frère a trouvé le mot juste de la
situation: c'est un nouveau cheval politique lancé par
quelques ambitieux, tous les autres étant fourbus. Cette

vieille rengaine des bons principes sera donc toujours
exploitée par les saltimbanques politiques? Ici, c'est la
liberté; chez nous, ce sont les bons principes qui servent aux
ambitieux pour arriver au pouvoir.
Pour ce qui est de la théorie de la liberté, je commence à
croire que Louis Veuillot a raison. Les immortels principes
de 89 ont fait plus de mal à l'humanité que tous les tyrans
dont les noms sont voués par l'histoire à la malédiction des
peuples.
Quant à moi, je suis tellement écoeuré de ce qui se passe
en France depuis le 4 septembre, qui si feu Louis XIV, de
despotique mémoire, revenait sur la terre, je crierais de toutes
mes forces: Vive le grand roi! À bas la liberté!
Joseph me dit que les Français sont descendus bien bas
dans son estime, je n'en suis pas étonné, car depuis la
proclamation de la république, ils ont donné au monde le
honteux spectacle de leur manque absolu de patriotisme.
« Quel drôle de peuple! » m'écrit Jacques. Hélas! il n'est
même plus drôle, il est pourri. Sans croyances religieuses,
sans principes politiques arrêtés, n'ayant plus le respect ni de
la famille ni de la femme, ayant abusé de toutes les
jouissances matérielles pendant les vingt années de l'Empire,
qui fut une époque de bien-être et de richesses inconnus
jusque-là dans le pays, les Français ont perdu tout ce qui fait
la force et l'honneur d'un peuple, tout, jusqu'à l'amour de la
patrie.
Le mot d'un viveur de Paris est tout à fait caractéristique.
On déplorait devant lui la perte de l'Alsace et d'une partie de
la Lorraine. « Ah! bah! répondit-il, qu'est-ce que cela peut
me faire? Je ne vais jamais dans ces pays-là! » En effet, est-
ce que le démembrement de la France empêchera ce

monsieur d'aller souper au Café Anglais avec les actrices en
vogue? Ne continuera-t-il pas à occuper une loge d'avant-
scène, les soirs de première représentation? Ne le verra-t-on
pas, comme autrefois, passer aux courses de Longchamps et
de Vincennes?
Ce qui me fait croire que la France est perdue, c'est que la
masse du peuple, ouvriers et paysans, est profondément
corrompue et ne croit plus à rien. Avant 1789, la haute
société seule était gangrenée, et encore n'y avait-il que cette
portion de la noblesse faisant partie de la cour qui fût atteinte
de la corruption. Aujourd'hui, la haute société est excellente,
mais la petite bourgeoisie et la classe ouvrière ne valent rien.
La première se vante d'être voltairienne, enterre ses enfants
sans passer par l'église et se fait une gloire de ne pas croire
en Dieu. Pour la classe ouvrière, elle s'abrutit dans les cafés
des faubourgs, où les fruits secs de toutes les professions
libérales vont lui prêcher, sous le nom de socialisme, le droit
au capital, en langue vulgaire, le droit de chiper le porte-
monnaie de son voisin.
Vous ne sauriez croire combien les doctrines matérialistes
prêchées par l'école de Comte, de Littré, etc., ont fait de
ravage en France. Dans cette lutte impie contre toute religion,
les paysans sont plus acharnés que les habitants des villes.
Ainsi, dans le département du Loiret, Mgr Dupanloup a reçu
le plus petit nombre de voix, parmi les candidats élus. Savez-
vous quels sont les électeurs qui lui ont donné leurs voix? Les
habitants des villes. Le parti républicain a soutenu sa
candidature, d'abord parce que l'évêque d'Orléans est l'une
des gloires littéraires de la France, ensuite pour prouver que
la république ne voulait proscrire ni la religion, ni ses
ministres.

Dans les campagnes, que Mgr Dupanloup a comblées de
ses bienfaits pendant les inondations périodiques de la Loire,
les paysans n'ont pas voulu donner leurs votes à leur évêque
et se sont rendus au scrutin en criant: A bas les calotins!
Si, dans les campagnes, on avait voté pour l'évêque
d'Orléans dans la même proportion que dans les villes, son
nom serait sorti le premier de l'urne électorale.
Chose remarquable, dans les combats livrés dans
l'Orléanais, les ennemis de la calotte se sont prudemment
tenus enfermés dans leurs maisons. Bien loin de se battre
pour leur pays, ils se sont empressés de se mettre à la
disposition des Prussiens pour tous les renseignements dont
ces derniers pouvaient avoir besoin. Bien souvent, pour une
pièce de vingt francs, ces misérables paysans ont instruit
l'ennemi de la marche ou de la position de l'armée de la
Loire. La bouteille de vin qu'ils vendaient dix sous aux
Allemands, ils la faisaient payer 1 fr. 50 et 2 francs aux
malheureux soldats français épuisés et mourant de soif.
Quand une bataille se livrait près des villages, ces misérables
fermaient leurs portes afin de ne pas être obligés de recevoir
leurs compatriotes blessés.
Comme tous les Parisiens enfermés pendant le siège, j'ai
cru au patriotisme de la province, à la levée en masse de la
nation. Je me représentais les paysans cachés derrière les
haies, faisant la chasse aux Prussiens, comme sous
Napoléon 1er les Espagnols la faisaient aux Français. Je
croyais à la France chevaleresque de nos pères. Hélas! quelle
était mon erreur! Au lieu de cette grande nation qui tient une
si large place dans les annales de l'histoire, il n'y a plus
aujourd'hui qu'une agglomération d'hommes sans principes,
sans moeurs, sans foi et sans dignité.

Dans l'Orléanais, il n'y a que les zouaves pontificaux qui
se soient battus comme des lions. A la journée du 4
décembre, sur un corps de trois cents défenseurs de Pie IX,
deux cent quarante sont tombés dans le faubourg Récamier.
Aussi le général von der Thann disait-il que si d'Aurelle de
Paladines avait eu cinq mille zouaves pontificaux, les
Prussiens ne seraient jamais entrés à Orléans. Dans cette
malheureuse guerre, il n'y a que les zouaves du pape et les
Bretons qui aient fait leur devoir. Ce sont précisément les
hommes qui avaient une foi religieuse qui ont su combattre et
mourir pour leur patrie, tant il est vrai que les actions
généreuses, les grandes inspirations ne sauraient germer dans
un coeur desséché par l'impiété.
Il ne faut pas oublier la légion étrangère et les amis de la
France. Ces deux corps, composés de Belges, de Russes,
d'Anglais et d'Américains, ont plus souffert et plus combattu
pour sauver l'honneur de la France que les Français eux-
mêmes, en exceptant les zouaves pontificaux et les Bretons.
Ces amis de la France, qu'il ne faut pas confondre avec la
canaille cosmopolite réunie sous le drapeau de Garibaldi,
étaient recrutés dans les meilleures familles de l'étranger.
Une chose honteuse, c'est l'infamie des fournisseurs de
l'armée. Un officier du corps de Faidherbe me racontait le
fait suivant, qui n'a pas besoin de commentaires. Le 18
janvier, on donnait des souliers neufs à son régiment. Le
lendemain, 19, on livrait la bataille de Saint-Quentin, où
vingt et un mille Français ont soutenu, pendant douze heures,
la lutte contre cent dix mille Prussiens. Ne recevant pas de
renfort, Faidherbe fut obligé de battre en retraite. Le
lendemain, les Allemands faisaient quatorze mille
prisonniers. Les souliers fournis le 18 avaient des semelles de

carton qui n'étaient que collées. Dans le mouvement de
retraite, plus de la moitié de l'armée se trouva pieds nus, et,
comme il y avait un pied de neige sur le sol, les malheureux
soldats, incapables de marcher, tombaient épuisés dans les
champs, où les Prussiens les faisaient prisonniers. N'est-ce
pas abominable?
J'ai tellement bavardé qu'il ne me reste que la place
nécessaire pour vous dire que ma santé est bonne.
A la semaine prochaine.
Aux mêmes.
Orléans, 13 mai 1871.
Mes chers frères,
J'ai reçu, vendredi matin, votre lettre du 28 avril, et celle
du 17 mars, qui s'était arrêtée en route. Comme elle porte le
timbre de Londres du 30 mars, il est probable qu'elle sera
restée dans les bureaux de Versailles, où il doit y avoir un
fouillis de lettres effrayant.
Je vois, par votre lettre du 28 avril, que vous avez reçu à
la fois mes lettres du 3 et du 9 avril. Comme j'avais mis la
première le lundi soir, 3, à la poste, elle ne sera pas arrivée à
Liverpool à temps pour être expédiée par le bateau qui part le
jeudi. C'est ce qui m'explique pourquoi vous ne m'avez pas
écrit le 21 avril, car vous ne saviez pas encore si j'étais pincé
une seconde fois dans Paris ou si j'avais quitté la capitale
pour une ville de province.
Jacques me dit que vous avez eu un mois d'avril froid et
pluvieux, et qu'il a été indisposé, par suite des variations

subites de la température. J'espère que le joli mois de mai,
dont les charmes existent plutôt dans l'imagination de ces
farceurs de poètes que sur les bords du Saint-Laurent, aura
apporté à Jacques, avec les brises printanières et les parfums
des fleurs fraîchement closes, un remède à l'indisposition que
le mois d'avril lui avait causée.
Dans sa lettre du 17 mars, Jacques me prouve que vous
étiez mieux informés que nous sur ce qui se passait à Paris.
Le télégraphe vous avait appris que les garibaldiens
arrivaient en nombre à Paris. Pour nous, habitants de la
capitale du monde civilisé, nous n'avons su que le lendemain
du 18 mars que nous devions à la bande du héros de Caprera
l'assassinat du général Thomas et du général Comte, et cette
belle révolution qui a porté à l'Hôtel de Ville un
gouvernement composé aux trois quarts de fripons et de
souteneurs de filles publiques. Il faut que la Babylone
moderne soit bien coupable pour que Dieu lui inflige cette
humiliation suprême d'être gouvernée depuis deux mois par
de pareilles canailles. Ce qui étonne, ce ne sont pas les
cinquante mille pendards qui sont arrivés à terroriser la
capitale. Dans une ville de plus de deux millions d'âmes, le
centre de toutes les conspirations européennes, il n'est pas
étonnant que l'on trouve 2%2% de la population qui soient des
gens de sac et de corde. Ce qui est inconcevable, c'est que les
%2% qui restent, armés et aguerris comme les 2%2%,
puisque tout le monde était soldat pendant le siège, se laissent
ainsi faire la loi par cette infecte crapule. Il est vrai que rien
n'égale la pusillanimité, la lâcheté des bourgeois et du
boutiquier de Paris. Quand Paris était assiégé par les
Prussiens, ils allaient aux tranchées et aux avant-postes,
d'abord parce qu'ils voulaient empêcher l'étranger d'entrer à

Paris, mais surtout parce qu'il y avait cent mille soldats
sérieux qui leur auraient tiré dessus, s'ils n'avaient pas voulu
obéir aux ordres du général Trochu.
Le 18 mars, il n'y a plus de dictature militaire. C'est un
pékin, M. Thiers, qui est le chef du pouvoir exécutif. On s'en
moque comme de l'an quarante. En vain le ministre de
l'intérieur fait battre le rappel pendant l'après-midi du 18
mars, pour que les gardes nationaux du parti de l'ordre aillent
combattre la canaille de Belleville et de la Villette, personne
ne répond à cet appel. Dans la rue de l'Entrepôt et ses
environs, j'ai entendu plus de dix boutiquiers dire: Que le
gouvernement s'arrange, ce n'est pas moi qui risquerai ma
peau pour le défendre!
Abandonné par cette masse inerte qui compose le parti
des honnêtes gens, le gouvernement a bien été obligé de se
réfugier à Versailles. Le bourgeois de Paris, plutôt que de se
battre, acceptera tous les gouvernements, quelque honteux
qu'ils soient, sanctionnera toutes les usurpations, quelque
scandaleuses qu'elles paraissent aux yeux de l'univers
écoeuré devant le spectacle d'une grande cité où la majorité
est si lâche et la minorité si audacieuse et si corrompue.
Lundi dernier, 8 mai, le 442e anniversaire de la délivrance
d'Orléans par Jeanne d'Arc a été célébré, mais avec moins de
pompe que d'habitude. Pas de cavalcade, pas de feu
d'artifice, ni d'illumination. Vu les circonstances
douloureuses que la France traverse depuis bientôt un an, le
conseil municipal a décrété de distribuer aux veuves et aux
orphelins faits par les combats livrés autour d'Orléans, les
sommes que l'on dépensait, les années précédentes, pour
célébrer l'anniversaire de la défaite des Anglais sous les murs
de la cité orléanaise. C'est l'Église seule qui a fêté cette

glorieuse date du 8 mai. La cathédrale de Sainte-Croix était
pavoisée à l'intérieur, le choeur avec des oriflammes rouges
brodés en or, la nef avec des drapeaux bleus et blancs sur
lesquels se détachaient de nombreuses fleurs de lis. A dix
heures et demie, on a fait le panégyrique de Jeanne d'Arc
dont je n'ai pu entendre un traître mot. Immense est la
basilique, et comme la nef était occupée par les autorités
constituées, j'ai dû chercher un refuge dans les petites nefs
des côtés de l'église. Là, inondation de femmes sur toute la
ligne. Derrière un confessionnal, j'ai trouvé une vieille chaise
dont trois pieds tenaient à peine et le quatrième pas du tout.
Du reste, je n'ai pas le droit de me plaindre, car on ne m'a
pas fait payer les deux sous réglementaires. J'ai entendu
vaguement le chant des hymnes dans le choeur, mais le
prédicateur, point. Il paraît que je n'ai pas perdu grand'chose,
car ce n'est pas le père Perrault qui est monté en chaire.
Empêché au dernier moment, le célèbre oratorien n'a pu faire
entendre sa parole éloquente et Jeanne d'Arc n'a eu qu'un
panégyriste d'occasion. La procession a parcouru les rues
Jeanne-d'Arc et Royale, a traversé le pont et a fait une station
au pied de la statue de la Pucelle, sur la place des Tourelles,
dans le faubourg Saint-Marceau.
Chaque paroisse d'Orléans était représentée par son
clergé, qui, précédé de la croix et de la bannière, portait, dans
des châsses magnifiques, les reliques des saints de son église.
Les bannières, surtout celle de Saint-Paterne, avec l'image du
saint, en fil d'or qui a au moins six pouces de relief, sont
magnifiques.
Après chaque clergé venait un détachement de
gendarmerie ou de troupes de ligne. Enfin s'avançait, précédé
du préfet du Loiret et du maire, tous deux ceints de l'écharpe

tricolore, le clergé de la cathédrale. Sous le dais se tenait un
évêque dont j'ignore le nom, qui portait la relique de la sainte
croix. Mgr Dupanloup assistait à la procession. Il paraissait
très fatigué. Derrière le dais, marchaient le général de Potier
et son état-major, la magistrature debout, en robes noires, et
la magistrature assise, en robes rouges.
Les rues n'étaient ni pavoisées, ni bordées d'arbres,
comme chez nous à la procession de la Fête-Dieu ou à celle
de la Saint-Jean-Baptiste. Beaucoup de femmes de la
campagne, en bonnets de formes diverses et singulières. Aux
fenêtres, quelques dames, en grande toilette.
La Commune, qui prétend combattre pour établir en
France le règne de la liberté, vient de supprimer d'un seul
coup le Petit Journal et six autres feuilles. Le journal de
Millaud n'en continue pas moins à paraître. Seulement il
laisse en blanc le mot Petit dans son titre.
On parle beaucoup d'une restauration bonapartiste. Si on
posait carrément à la France la question: Empire ou
république, l'empire aurait encore une immense majorité. Le
peuple français votera pour n'importe quel homme à poigne
solide qui le débarrassera, d'abord de la Commune de Paris,
ensuite du gouvernement de Versailles, de ce gouvernement
qui n'est ni la république, ni la monarchie.
Si l'état d'anarchie dans lequel nous vivons depuis le 4
doit se prolonger, le commerce sera complètement ruiné.
L'article de Paris surtout risque fort de voir se fermer les
marchés étrangers. L'Allemagne fournit maintenant tous ces
petits bibelots dont le monde civilisé est si friand, à meilleur
marché que la France, parce que la main d'oeuvre est moins
payée de l'autre côté du Rhin. Depuis six mois, les commis
voyageurs autrichiens parcourent l'Europe et les États-Unis

et font une concurrence désastreuse aux articles fabriquée à
Paris.
Privée, pendant six mois, des marchandises parisiennes,
les négociants étrangers se sont empressés, dès les premiers
jours de février, d'envoyer des commandes considérables aux
fabriques de la capitale. On commençait à peine à travailler à
l'exécution de ces ordres, qu'arriva la révolution du 18 mars.
Les ateliers sont fermés et les ouvriers les quittent pour le
corps de garde. L'expédition des commandes reçues de
l'étranger est donc renvoyée aux calendes grecques. Dans
cette situation, il est tout naturel que les marchands du
continent, de l'Angleterre et de l'Amérique, songent à
s'affranchir du monopole que Paris a toujours exercé, jusqu'à
ce jour, pour tout ce qui concerne la fabrication des articles
de goût, et qu'ils se décident à acheter les articles allemands,
moins élégants peut-être, mais aussi bien moins dispendieux.
En voyant s'agrandir leur clientèle, les Allemands
offriront aux ouvriers français des salaires assez élevés pour
les engager à aller s'établir dans le pays où fleurit la
choucroute, et ils pourront ainsi livrer des produits aussi
élégants que ceux que Paris fournissait au commerce du
monde entier. La guerre civile de 1871 pourrait bien produire
sur le commerce français le même effet que la révocation de
l'édit de Nantes, qui fit émigrer en Allemagne plusieurs des
principales branches de l'industrie française.
Joseph me dit dans sa lettre que la maison X vend à prix
coûtant et que la maison * * est à la veille de la banqueroute.
Pour une ville de soixante mille âmes, Québec offre très peu
d'acheteurs de livres. Sous ce rapport, nous sommes bien en
arrière de l'Europe. Je me rappelle que lorsque j'étais chez
M. Bossange, nous recevions, de petites villes de la Russie,

des ordres pour des livres de science, d'histoire et de
littérature, d'une importance supérieure à celle des
commandes réunies de tous les libraires de Québec, pendant
un an. Il ne faut pas oublier que les Russes sont considérés
comme des demi-barbares et que la langue française n'est
parlée que dans la haute société. Dans notre ville, il n'y a que
le commerce des livres de prières et d'écoles qui puisse
prendre de l'extension. Pour la haute librairie, il passera
encore bien de l'eau dans le Saint-Laurent avant que l'on
puisse en faire chez nous un commerce sérieux.
Aux mêmes.
Orléans, 12 septembre 1871.
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Octave Crémazie (1827-1879) Aux mêmes.
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