ACTE 1 SCENE 3
Manlius, Valerius.
Valerius.
Je viens sçavoir de vous, seigneur, ce qu' il faut croire
d' un bruit, qui se répand, et blesse vôtre gloire.
Servilius, dit-on, dans ces lieux retiré,
croit y jouir, par vous, d' un azile assuré.
Il ose se flatter que, contre ma vangeance,
vous voudrez bien vous-même embrasser la défence.
Manlius.
Ouy, seigneur, il est vray qu' il ose s' en flatter.
Je prendrois pour affront que l' on en pût douter.
Je sçais me garantir de cette erreur commune
de trahir mes amis trahis par la fortune,
regler sur son caprice et ma haine et mes voeux.
Ce qu' il a fait, seigneur, vous semble un crime affreux.
C' est ce qu' on ne voit pas, avec tant d' évidence,
lorqu' on met un moment ses raisons en balance ;
mais quoy qu' il en puisse estre enfin, par quelle loy,
criminel envers vous, doit-il l' être envers moy ?
Valerius.
Par cette loy, seigneur, des plus grands coeurs chérie,
de n' avoir point d' amis plus chers que la patrie.
De sacrifier tout au maintien de ses droits.
Vôtre amy par son crime en a blessé les loix.
à vos yeux comme aux miens il est par là coupable.
Jusqu' à quand voulez-vous, si prompt, si secourable,
sans vous inquiéter de nos soupçons secrets,
de tous les mécontens prendre les interêts ?
Les combler de faveurs ? Ordinaire industrie
de qui veut à ses loix asservir sa patrie.
Manlius.
Et quel moyen, seigneur, de guérir vos soupçons ?
Où sont de vos frayeurs les secrettes raisons ?
Dois-je pour ennemis prendre tous ceux, qu' offence
d' un sénat inhumain l' injustice violence ?
Et suis-je criminel quand, par un doux accueil,
j' appaise leur courroux qu' irrite son orgueil ?
C' est moy, c' est mon appuy qui les conserve à Rome.
Vous demandez d' où vient qu' un romain, un seul homme,
des miseres d' autruy soigneux de se charger,
offre à tous une main prompte à les soulager.
D' une pitié si juste est-ce à vous de vous plaindre ?
Si c' est une vertu qu' en moy l' on doive craindre,
si du peuple, par elle, on se fait un appuy,
pourquoy suis-je le seul qui l' exerce aujourd' huy ?
Que ne m' enviez-vous un si noble avantage ?
Pourquoy chacun de vous, pour être exempt d' ombrage,
ne s' efforce-t-il pas, par les mêmes bienfaits,
de gagner, d' attirer les amis qu' ils m' ont faits ?
Ne peut-on du sénat appaiser les allarmes,
qu' en affligeant le peuple, en méprisant ses larmes ?
L' avarice, l' orgueil, les plus durs traitemens,
du salut d' un etat sont-ils les fondemens ?
Mes bienfaits vous font peur ? Et, d' un esprit tranquile,
vous regardez l' excés du pouvoir de Camille.
à l' armée, à la ville, au senat, en tous lieux,
de charges, et d' honneurs on l' accable, à mes yeux.
De la paix, de la guerre il est luy seul l' arbitre.
Ses collégues soûmis, et contents d' un vain titre,
entre ses seules mains laissant tout le pouvoir,
semblent à l' y fixer exciter son espoir.
D' où vient tant de respect, d' amour pour sa conduite ?
Des gaulois à son bras vous imputez la fuite.
Vos éloges flateurs ne parlent que de luy.
Mais que deveniez-vous, avec ce grand appuy,
si dans le tems que Rome aux barbares livrée,
ruisselante de sang, par le feu devorée,
attendoit ses secours loin d' elle préparez,
du capitole encore ils s' étoient emparez ?
C' est moy qui, prévenant vôtre attente frivole,
renversay les gaulois du haut du capitole.
Ce Camille si fier ne vainquit, qu' aprés moy,
des ennemis déja battus, saisis d' effroy.
C' est moy qui, par ce coup préparay sa victoire,
et de nombreux secours eurent part à sa gloire.
La mienne est à moy seul, qui seul ay combatu,
et quand Rome empressée honore sa vertu,
ce sénat, ces consuls sauvez par mon courage,
ou d' une mort cruelle, ou d' un vil esclavage,
m' immolent sans rougir, à leurs premiers soupçons,
me font de mes bienfaits gémir dans les prisons,
de mille affronts enfin flétrissent, pour salaire,
la splendeur de ma race et du nom consulaire.
Valerius.
Seigneur, de nos motifs, injustes à vos yeux,
avec moins de chaleur, vous pourriez juger mieux.
Si Camille aujourd' huy ne nous fait point d' ombrage,
nous voyons tous quel zele anime son courage,
que suivre ses conseils du succés assurez,
c' est obéir aux dieux, qui les ont inspirez.
Avons-nous à rougir de cette obeïssance,
par qui croît nôtre gloire, et nôtre indépendance ?
N' est-ce pas là le but d' un coeur vraiment romain ?
Lorsqu' on nous y conduit, qu' importe quelle main ?
Vous avez même ardeur pour l' etat, pour sa gloire.
Vos desseins sont pareils, et je veux bien le croire.
Mais à parler sans fard, est-ce sans fondement
que Rome inquiétée en jugeoit autrement ?
Et quels soupçons sur tout ne dût pas faire naître
ce jour, où devant nous forcé de comparoître,
vôtre party nombreux, et celuy du sénat
sembloient deux camps armez resolus au combat :
quels flots de sang romain s' alloient alors répandre,
si jusqu' au bout le peuple eut osé vous défendre ?
On croyoit que vos soins, reglez sur ce succés,
à tout party suspect fermeroient tout accés.
Mais de Servilius appuyant l' insolence...
Manlius.
Pour vous parler, seigneur, je le voy qui s' avance.
Peut-être, en l' écoutant, un sentiment plus doux
prendra dans vôtre coeur la place du courroux.
Je vous laisse tous deux.