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 Gérard De Nerval (1808-1855) V. Le marché

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Inaya
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Inaya


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Gérard De Nerval (1808-1855) V. Le marché Empty
MessageSujet: Gérard De Nerval (1808-1855) V. Le marché   Gérard De Nerval (1808-1855) V. Le marché Icon_minitimeJeu 30 Aoû 2012 - 19:43

V. Le marché

En jetant les yeux vers le milieu de la place, Spifame éprouva un sentiment de
surprise et de colère dont Vignet lui demanda la cause. "Ne voyez-vous pas, dit
le prince irrité, ne voyez-vous pas cette lanterne de pilori qu'on a laissée au
mépris de mes ordonnances. Le pilori est supprimé, monsieur, et voilà de quoi
faire casser le prévôt et tous les échevins, si nous n'avions nous-même borné
sur eux notre autorité royale. Mais c'est à notre peuple de Paris qu'il
appartient d'en faire justice.
- Sire, observa le poète, le populaire ne sera-t-il pas bien plus courroucé
d'apprendre que les vers gravés sur cette fontaine, et qui sont du poète du
Bellay, renferment dans un seul distique deux fautes de quantité! humida
sceptra, pour l'hexamètre ,ce que défend la prosodie à l'encontre d'Horatius, et
une fausse césure au pentamètre.
- Holà! cria Spifame sans se trop préoccuper de cette dernière observation,
holà! bonnes gens de Paris, rassemblez-vous, et nous écoutez paisiblement.
- Ecoutez bien le roi qui veut vous parler en personne", ajouta Claude Vignet,
criant de toute la force de ses poumons.
Tous deux étaient montés déjà sur une pierre haute, qui supportait une croix de
fer: Spifame debout, Clade Vignet assis à ses pieds. A l'entour la presse était
grande, et les plus rapprochés s'imaginèrent d'abord qu'il s'agissait de vendre
des onguents ou de crier des complaintes et des noëls. Mais tout à coup Raoul
Spifame ôta son feutre, dérangea sa cape, qui laissa voir un étincelant collier
d'ordres tout de verroteries et de cliquant qu'on lui laissait porter dans sa
prison pour flatter sa manie incurable, et sous un rayon de soleil qui baignait
son front à la hauteur où il s'était placé, il devenait impossible de
méconnaître la vraie image du roi Henri deuxième, qu'on voyait de temps en temps
parcourir la ville à cheval.
"Oui! criait Claude Vignet à la foule étonnée: c'est bien le roi Henri que vous
avez au milieu de vous, ainsi que l'illustre poète Claudius Vignetus, son
ministre et son favori, dont vous savez par coeur les oeuvres poétiques...
- Bonnes gens de Paris! interrompait Spifame, écoutez la plus noire des
perfidies. Nos ministres sont des traîtres, nos magistrats sont des félons!...
Votre roi bien-aimé a été tenu dans une dure captivité, comme les premiers rois
de sa race, comme le roi Charles sixième, son illustre aïeul..."
A ces paroles, il y eut dans la foule un long murmure de surprise, qui se
communiqua fort loin: on répétait partout: "Le roi! le roi!..." On commentait
l'étrange révélation qu'il venait de faire; mais l'incertitude était grande
encore, lorsque Claude Vignet tira de sa poche le rouleau des édits, arrêts et
ordonnances, et les distribua dans la foule, en y mêlant ses propres poésies.
"Voyez, disait le roi, ce sont les édits que nous avons rendus pour le bien de
notre peuple, et qui n'ont été publiés ni exécutés...
- Ce sont, disait Vignet, les divines poésies traîtreusement pillées,
soustraites et gâtées par Pierre de Ronsard et Mellin de Saint-Gelais.
- On tyrannise, sous notre nom, le bourgeois et le populaire...
- On imprime la Sophonisbe et la Franciade avec un privilège du roi, qu'il n'a
pas signé!
- Ecoutez cette ordonnance qui supprime la gabelle, et cette autre qui anéantit
la taille...
- Oyez ce sonnet en syllabes scandées à l'imitation des latins..."
Mais déjà l'on n'entendait plus les paroles de Spifame et de Vignet; les papiers
répandus dans la foule et lus de groupe en groupe, excitaient une merveilleuse
sympathie: c'étaient des acclamations sans fin. On finit par élever le prince et
son poète sur une sorte de pavois composé à la hâte, et l'on parla de les
transporter à l'Hôtel de Ville, en attendant que l'on se trouvât en force
suffisante pour attaquer le Louvre, que les traîtres tenaient en leur
possession.
Cette émotion populaire aurait pu être poussée fort loin, si la même journée
n'eût pas été justement celle où la nouvelle épouse du dauphin François, Marie
d'Ecosse, faisait son entrée solennelle par la porte Saint-Denis. C'est
pourquoi, pendant qu'on promenait Raoul Spifame dans le marché, le vrai roi
Henri deuxième passait à cheval le long des fossés de l'hôtel de Bourgogne. Au
grand bruit qui se faisait non loin de là, plusieurs officiers se détachèrent et
revinrent aussitôt rapporter qu'on proclamait un roi sur le carreau des halles.
"Allons à sa rencontre, dit Henri II, et, foi de gentilhomme (il jurait comme
son père), si celui-ci nous vaut, nous lui offrirons le combat."
Mais, à voir les hallebardiers du cortège déboucher par les petites rues qui
donnaient sur la place, la foule s'arrêta, et beaucoup fuirent tout d'abord par
quelques rues détournées. C'était, en effet, un spectacle fort imposant. La
maison du roi se rangea en belle ordonnance sur la place; les lansquenets, les
arquebusiers et les Suisses garnissaient les rues voisines. M. de Bassompierre
était près du roi, et sur la poitrine de Henri II brillaient les diamants de
tous les ordres souverains de l'Europe. Le peuple consterné n'était plus retenu
que par sa propre masse qui encombrait toutes les issues: plusieurs criaient au
miracle, car il y avait bien là devant eux deux rois de France; pâles l'un comme
l'autre, fiers tous les deux, vêtus à peu près de même; seulement, le bon roi
brillait moins.
Au premier mouvement des cavaliers vers la foule, la fuite fut générale, tandis
que Spifame et Vignet faisaient seuls bonne contenance sur le bizarre
échafaudage où ils se trouvaient placés; les soldats et les sergents se
saisirent d'eux facilement.
L'impression que produisit sur le pauvre fou l'aspect de Henri lui-même,
lorsqu'il fut amené devant lui, fut si forte qu'il retomba aussitôt dans une de
ses fièvres les plus furieuses, pendant laquelle il confondait comme autrefois
ses deux existences de Henri et de Spifame, et ne pouvait s'y reconnaître, quoi
qu'il fît. Le roi, qui fut informé bientôt de toute l'aventure, prit pitié de ce
malheureux seigneur, et le fit transporter d'abord au Louvre, ou les premiers
soins lui furent donnés, et où il excita longtemps la curiosité des deux cours,
et, il faut le dire, leur servit parfois d'amusement.
Le roi, ayant remarqué d'ailleurs combien la folie de Spifame était douce et
toujours respectueuse envers lui, ne voulut pas qu'il fût renvoyé dans cette
maison de fous où l'image parfaite du roi se trouvait parfois exposée à de
mauvais traitements ou aux railleries des visiteurs et des valets. Il commanda
que Spifame fût gardé dans un de ses châteaux de plaisance, par des serviteurs
commis à cet effet, qui avaient ordre de le traiter comme un véritable prince et
de l'appeler Sire et Majesté. Claude Vignet lui fut donné pour compagnie, comme
par le passé, et ses poésies, ainsi que les ordonnances nouvelles que Spifame
composait encore dans sa retraite, étaient imprimées et conservées par les
ordres du roi.
Le recueil des arrêts et ordonnances rendus par ce fou célèbre fut entièrement
imprimé sous le règne suivant avec ce titre: Dicoearchioe Henrici regis
progymnasmata. Il en existe un exemplaire à la bibliothèque royale sous les
numéros VII, 6,412. On peut voir aussi les Mémoires de la Société des
inscriptions et belles-lettres, tome XXIII. Il est remarquable que les réformes
indiquées par Raoul Spifame ont été la plupart exécutées depuis.
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Gérard De Nerval (1808-1855) V. Le marché
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