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 Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LE BIJOU MUET.

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Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE XXXIII.  QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.  LE BIJOU MUET. Empty
MessageSujet: Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LE BIJOU MUET.   Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE XXXIII.  QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.  LE BIJOU MUET. Icon_minitimeLun 3 Sep - 11:16

CHAPITRE XXXIII.

QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

LE BIJOU MUET.


De toutes les femmes qui brillaient à la cour du sultan, aucune n'avait
plus de grâces et d'esprit que la jeune Églé, femme du grand échanson de
Sa Hautesse. Elle était de toutes les parties de Mangogul, qui aimait la
légèreté de sa conversation; et comme s'il ne dût point y avoir de
plaisirs et d'amusements partout où Églé ne se trouvait point, Églé
était encore de toutes les parties des grands de sa cour. Bals,
spectacles, cercles, festins, petits soupers, chasse, jeux; partout on
voulait Églé; on la rencontrait partout; il semblait que le goût des
amusements la multipliât au gré de ceux qui la désiraient. Il n'est donc
pas besoin que je dise que, s'il n'y avait aucune femme autant souhaitée
qu'Églé, il n'y en avait point d'aussi répandue.

Elle avait toujours été poursuivie d'une foule de soupirants, et l'on
s'était persuadé qu'elle ne les avait pas tous maltraités. Soit
inadvertance, soit facilité de caractère, ses simples politesses
ressemblaient souvent à des attentions marquées, et ceux qui cherchaient
à lui plaire supposaient quelquefois de la tendresse dans des regards où
elle n'avait jamais prétendu mettre plus que de l'affabilité. Ni
caustique, ni médisante, elle n'ouvrait la bouche que pour dire des
choses flatteuses, et c'était avec tant d'âme et de vivacité, qu'en
plusieurs occasions ses éloges avaient fait naître le soupçon qu'elle
avait un choix à justifier; c'est-à-dire que ce monde dont Églé faisait
l'ornement et les délices n'était pas digne d'elle.

On croirait aisément qu'une femme en qui l'on n'avait peut-être à
reprendre qu'un excès de bonté, ne devait point avoir d'ennemis.
Cependant elle en eut, et de cruels. Les dévotes de Banza lui trouvèrent
un air trop libre, je ne sais quoi de dissipé dans le maintien; ne
virent dans sa conduite que la fureur des plaisirs du siècle; en
conclurent que ses moeurs étaient au moins équivoques et le
suggérèrent charitablement à qui voulut les entendre.

Les femmes de la cour ne la traitèrent pas plus favorablement. Elles
suspectèrent les liaisons d'Églé, lui donnèrent des amants, l'honorèrent
même de quelques grandes aventures, la mirent pour quelque chose dans
d'autres; on savait des détails, on citait des témoins. «Eh! bon, se
disait-on à l'oreille, on l'a surprise tête à tête avec Melraïm dans un
des bosquets du grand parc. Églé ne manque pas d'esprit, ajouta-t-on;
mais Melraïm en a trop pour s'amuser de ses discours, à dix heures du
soir, dans un bosquet...

-Vous vous trompez, répondait un petit-maître; je me suis promené cent
fois sur la brune avec elle, et je m'en suis assez bien trouvé. Mais à
propos, savez-vous que Zulémar est assidu à sa toilette?...

-Sans doute, nous le savons, et qu'elle ne fait de toilette que quand
son mari est de service chez le sultan...

-Le pauvre Célébi, continuait une autre, sa femme l'affiche, en vérité,
avec cette aigrette et ces boucles qu'elle a reçues du pacha Ismael...

-Est-il bien vrai, madame?...

-C'est la vérité pure: je le tiens d'elle-même; mais, au nom de Brama,
que ceci ne nous passe point; Églé est mon amie, et je serais bien
fâchée...

-Hélas! s'écriait douloureusement une troisième: la pauvre petite
créature se perd de gaieté de coeur. C'est dommage pourtant. Mais
aussi vingt intrigues à la fois; cela me paraît fort.»

Les petits-maîtres ne la ménageaient pas davantage. L'un racontait une
partie de chasse où ils s'étaient égarés ensemble. Un autre dissimulait,
par respect pour le sexe, les suites d'une conversation fort vive qu'il
avait eue sous le masque avec elle, dans un bal où il l'avait accrochée.
Celui-ci faisait l'éloge de son esprit et de ses charmes, et le
terminait en montrant son portrait, qu'à l'en croire il tenait de la
meilleure main. «Ce portrait, disait celui-là, est plus ressemblant que
celui dont elle a fait présent à Jénaki.»

Ces discours passèrent jusqu'à son époux. Célébi aimait sa femme, mais
décemment toutefois, et sans que personne en eût le moindre soupçon; il
se refusa d'abord aux premiers rapports; mais on revint à la charge, et
de tant de côtés, qu'il crut ses amis plus clairvoyants que lui: plus il
avait accordé de liberté à Églé, plus il eut de soupçon qu'elle en avait
abusé. La jalousie s'empara de son âme. Il commença par gêner sa femme.
Églé souffrit d'autant plus impatiemment ce changement de procédé
qu'elle se sentait innocente. Sa vivacité et les conseils de ses bonnes
amies la précipitèrent dans des démarches inconsidérées qui mirent
toutes les apparences contre elle et qui pensèrent lui coûter la vie. Le
violent Célébi roula quelque temps dans sa tête mille projets de
vengeance, et le fer, et le poison, et le lacet fatal, et se détermina
pour un supplice plus lent et plus cruel, une retraite dans ses terres.
C'est une mort véritable pour une femme de cour. En un mot, les ordres
sont donnés; un soir Églé apprend son sort: on est insensible à ses
larmes; on n'écoute plus ses raisons; et la voilà reléguée à
quatre-vingts lieues de Banza, dans un vieux château, où on ne lui
laisse pour toute compagnie que deux femmes et quatre eunuques noirs qui
la gardent à vue.

A peine fut-elle partie, qu'elle fut innocente. Les petits-maîtres
oublièrent ses aventures, les femmes lui pardonnèrent son esprit et ses
charmes, et tout le monde la plaignit. Mangogul apprit, de la bouche
même de Célébi, les motifs de la terrible résolution qu'il avait prise
contre sa femme, et parut seul l'approuver.

Il y avait près de six mois que la malheureuse Églé gémissait dans son
exil, lorsque l'aventure de Kersael arriva. Mirzoza souhaitait qu'elle
fût innocente, mais elle n'osait s'en flatter. Cependant elle dit un
jour au sultan: «Votre anneau, qui vient de conserver la vie à Kersael,
ne pourrait-il pas finir l'exil d'Églé? Mais je n'y pense pas; il
faudrait pour cela consulter son bijou; et la pauvre recluse périt
d'ennui à quatre-vingts lieues d'ici...

-Vous intéressez-vous beaucoup, lui répondit Mangogul, au sort d'Églé?

-Oui, prince; surtout si elle est innocente, dit Mirzoza...

-Vous en aurez des nouvelles avant une heure d'ici, répliqua Mangogul.
Ne vous souvient-il plus des propriétés de ma bague?...»

A ces mots, il passa dans ses jardins, tourna son anneau et se trouva en
moins de quinze minutes dans le parc du château qu'habitait Églé.

Il y découvrit Églé seule et accablée de douleur; elle avait la tête
appuyée sur sa main; elle proférait tendrement le nom de son époux, et
elle arrosait de ses larmes un gazon sur lequel elle était assise.
Mangogul s'approcha d'elle en tournant son anneau, et le bijou d'Églé
dit tristement: «J'aime Célébi.» Le sultan attendit la suite; mais la
suite ne venant point, il s'en prit à son anneau, qu'il frotta deux ou
trois fois contre son chapeau, avant que de le diriger sur Églé; mais sa
peine fut inutile. Le bijou reprit: «J'aime Célébi;» et s'arrêta tout
court.

«Voilà, dit le sultan, un bijou bien discret. Voyons encore et
serrons-lui de plus près le bouton.» En même temps il donna à sa bague
toute l'énergie qu'elle pouvait recevoir, et la tourna subitement sur
Églé; mais son bijou resta muet. Il garda constamment le silence, ou ne
l'interrompit que pour répéter ces paroles plaintives: «J'aime Célébi,
et n'en ai jamais aimé d'autres.»

Mangogul prit son parti et revint en quinze minutes chez Mirzoza.

«Quoi! prince, dit-elle, déjà de retour? Eh bien! qu'avez-vous appris?
Rapportez-vous matière à nos conversations?...

-Je ne rapporte rien, lui répondit le sultan.

-Quoi! rien?

-Précisément rien. Je n'ai jamais entendu de bijou plus taciturne, et
n'en ai pu tirer que ces mots: «J'aime Célébi; j'aime Célébi, et n'en ai
jamais aimé d'autres.»

-Ah! prince, reprit vivement Mirzoza, que me dites-vous là? Quelle
heureuse nouvelle! Voilà donc enfin une femme sage. Souffrirez-vous
qu'elle soit plus longtemps malheureuse?

-Non, répondit Mangogul: son exil va finir, mais ne craignez-vous point
que ce soit aux dépens de sa vertu? Églé est sage; mais voyez, délices
de mon coeur, ce que vous exigez de moi; que je la rappelle à ma cour,
afin qu'elle continue de l'être; cependant vous serez satisfaite.»

Le sultan manda sur-le-champ Célébi, et lui dit qu'ayant approfondi les
bruits répandus sur le compte d'Églé, il les avait reconnus faux,
calomnieux, et qu'il lui ordonnait de la ramener à la cour. Célébi obéit
et présenta sa femme à Mangogul: elle voulut se jeter aux pieds de Sa
Hautesse; mais le sultan l'arrêtant:

«Madame, lui dit-il, remerciez Mirzoza. Son amitié pour vous m'a
déterminé à éclaircir la vérité des faits qu'on vous imputait. Continuez
d'embellir ma cour; mais souvenez-vous qu'une jolie femme se fait
quelquefois autant de tort par des imprudences que par des aventures.»

Dès le lendemain Églé reparut chez la Manimonbanda, qui l'accueillit
d'un sourire. Les petits-maîtres redoublèrent auprès d'elle de fadeurs,
et les femmes coururent toutes l'embrasser, la féliciter, et
recommencèrent de la déchirer.




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Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LE BIJOU MUET.
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